• Aucun résultat trouvé

Presse alternative et presse commerciale : la diffusion du féminisme

1. Informer et former l’opinion : une question de genre

1.1. Les héritières d’un journalisme au féminin

1.1.4. Presse alternative et presse commerciale : la diffusion du féminisme

Dans les années 1970, les féministes de la « nouvelle vague » ont éloigné de leurs préoccupations la citoyenneté politique et le suffrage féminin. Nourries des idéaux de la Révolution cubaine, de la contre-culture, de la libération sexuelle, du mouvement étudiant de 68, et surtout du féminisme international, les nouvelles féministes s’appliquent à dénoncer les discriminations envers les femmes, qui persistent malgré l’égalité juridique entre les sexes. Par ailleurs, elles remettent en cause les rôles sociaux et les codes identitaires rigides attachés au féminin et au masculin dont la majorité des suffragistes s’était accommodé. Elles combattent en particulier le stéréotype de la mère soumise et nationaliste, au centre des manifestations qui se déroulent dans la ville de Mexico autour de la dépénalisation de l’avortement, en particulier le 10 mai, jour de la fête des mères (Cano, 2006 : 548). C’est le moment où surgissent à Mexico les premières publications féministes, entre autres la revue trimestrielle et thématique, Fem (1976), une référence dans toute l’Amérique latine, et des journaux éphémères, comme La Revuelta (1976-1978) et Cihuat (1977- 1978). Cette presse alternative, dont nous ne reportons ici qu’un petit échantillon, a du mal à survivre, à cause des coûts de production et les difficultés de distribution, le travail épuisant de l’engagement militant, bénévole. Les féministes trouveront d’autres canaux de diffusion que sont les grands quotidiens nationaux. La grande presse accueille dans ses rédactions des féministes ou des intellectuelles, des femmes concernées et intéressées par les débats autour de la situation des femmes mais en leur réservant des espaces plus ou moins prestigieux. Rares étaient celles qui couvraient l’information politique et économique. Cependant, dans les années 60, Adelina Zendejas (1909- 1993), au quotidien El Día, fut une exception.

Adelina Zendejas, professeure, journaliste et militante politique communiste, symbolise par son engagement, l’écriture militante dans la presse quotidienne. Sa trajectoire est étroitement liée au Parti Communiste Mexicain (PCM), où elle entre en 1937, et aux luttes ouvrières. Son activisme politique, en particulier pour réclamer le droit de vote, lui a valu quelques déboires, comme elle le raconte : « […] parfois on rassemblait 300 femmes et on avançait en file trois par trois, on nous recevait, sur le Zocalo avec des morceaux de pastèque, des œufs pourris et des tomates […]49. » (Hernández Telles, 2001: 70). Elle fonde sa conception du féminisme contre le modèle de la famille patriarcale, idéalisée depuis la période postrévolutionnaire :

…il y a une grande inquiétude dans certains secteurs, non pas pour un féminisme « sans soutien-gorge » qui recherche seulement la liberté d’aimer, mais associée aux droits, non pas un féminisme qui considère l’homme comme un truand, mais qui vise à mettre en échec le machisme qui reflète un esprit fasciste et féodal. […] si nous n’arrivons pas à transformer la société nous ne réussirons jamais la libération de la femme. 50 (García Flores, 1976: 69-76)

C’est dans cette perspective qu’elle écrit dans le quotidien El Día, où elle analyse la situation des femmes au Mexique et sous d’autres latitudes, tout en servant d’exemple aux jeunes journalistes. Ce journal, créé en 1962, par Enrique Ramírez y Ramírez, se définit lui-même comme le « porte-parole du peuple mexicain » (El Día, vocero del pueblo mexicano). Adelina Zendejas y écrit, dans la rubrique « Elles et la Vie » (« Ellas y la vida »), sous le pseudonyme de Yolia, tout d’abord en page 2 du journal, dans la rubrique nationale (Sección

Nacional), la plus importante, sans toutefois se maintenir de façon régulière. Elle y restera

jusqu’en 1980, avec une fréquence variable, une fois par semaine, par quinzaine, voire une fois par mois, sans raison objective (García Flores, 1976). Le quotidien El Día a offert une information diversifiée sur les femmes, en quittant les sentiers battus, et a aussi contribué à former des journalistes, des reporters comme Sara Lovera, Carmen de La Vega, Ernestina Hernández, Yoloxóchitl Casa, Rosa Rojas, ou encore Socorro Díaz, qui en devint la directrice à la mort du directeur en 1980 (Hernández Telles, 2001 : 91). A. Zendejas collabore

49 « […] a veces juntábamos 300 mujeres y las formábamos de tres en tres y nos recibían en el Zócalo con pedazos de cáscara de sandía, con huevos podridos y jitomates […].»

50 «... hay una gran inquietud en determinados sectores no por el feminismo de “tira el brassiere”, que busca sólo la libertad de amar, ésa viene condicionada a los derechos, no al feminismo que considera que el hombre es un truhán, sino para derrotar al machismo que es el representante del fascismo, es el feudalismo […] si no lográbamos la transformación de la sociedad no íbamos a lograr nunca la liberación de la mujer ».

également aux quotidiens El Nacional, organe du PRI, El Universal Gráfico (1925-1929), El

Universal, Excélsior (1983), El Popular51. Cependant, elle n’occupe plus la place de choix

que lui réservait El Día ; dans Excélsior, elle écrit dans la Section B et une fois par semaine. Dans les années 1960, la tendance, au sein des grands journaux, comme El Universal o El

Nacional est de confier les pages sociales et culturelles aux femmes journalistes (Valles Ruiz,

2006 : 140). Ainsi, Esperanza Brito commence à écrire dans Novedades para el Hogar en 1963, Elena Poniatowska dans Excélsior, en 1954, et dans les années 1970, dans le quotidien

Novedades. Pionnières dans les années 1960 quand elles ont débuté dans la presse de la

capitale, elles ont ouvert la voie à celles qui arriveront dans les années 1970 et qui écriront sur les femmes sans toujours se définir comme féministes :

Ángeles Mastretta, [était] à Últimas Noticias, également Rosario Castellanos52 et María Antonieta Rascón, à Excélsior, [...]. Elena Urrutia écrivait pour unomásuno [...]. Ensuite à El Universal, quand est arrivée Marta Lamas, [en 1977], les portes étaient déjà ouvertes53. (Entr. E. Brito: 2005).

La carrière journalistique accueille de plus en plus de femmes entre 1960 et 1970, comme en témoigne Socorro Díaz, directrice de El Día : « Dans les années 1960, le pourcentage de femmes dans le journalisme était de 30%, ce qui était très élevé. Dans les années 1970, près de 70% des étudiants inscrits dans mes cours de journalisme à la UNAM étaient des femmes54. » (Egan, 1993 : 283). Ces collaborations changent le contenu et le langage des journaux.

Elles sont récompensées de leur talent par des prix prestigieux : Elena Poniatowska reçoit, du président J. López Portillo, le Prix national du journalisme le 7 juin 1978, jour de la liberté de la presse. Un article de Marta Lamas (n°29, El Universal, 13/06/1978) rend compte, non sans admiration, du travail monumental qu’Elena Poniatowska, « une des femmes les

51 El Popular (1938-1961) : Fondé et dirigé par Vicente Lombardo Toledano. (Ruiz Castañeda, 1990 : 229) 52 Les écrits journalistiques de Rosario Castellanos sont publiés en trois volumes, sous le titre Mujer de palabras. Artículos rescatados de Rosario Castellanos, par Andrea Reyes, Ed. Conaculta, Lecturas mexicanas, cuarta serie, Vol 1, 609 p. et vol.2 429 p. 2004, vol.3 717 p., 2006. R. Castellanos a collaboré pendant 10 ans au journal Excélsior, entre 1963 et 1973.

53 « Ángeles Mastretta, estaba en Últimas Noticias, de Excélsior, también Rosario Castellanos, y María Antonieta Rascón, en Excélsior […] Elena Urrutia escribía para unomásuno […]. Después en El Universal, cuando llegó Marta Lamas, ya las puertas estaban abiertas. »

54 « En mi momento, en los años sesenta, el porcentaje de mujeres en el periodismo era 30 por ciento, lo cual era muy alto. En los años setenta, alrededor de 70 por ciento de los estudiantes en las clases de periodismo que yo daba en la Universidad Nacional Autónoma de México eran mujeres. »

plus intelligentes et courageuses de ce pays » 55, a réalisé dans les quotidiens nationaux. En effet, celle-ci a publié à Excélsior, en 1954, 365 interviews, dans la rubrique Sociales. A

Novedades, en 1955, elle a signé « six interviews, deux chroniques et un reportage par

semaine ». En 1978 « elle y publie une interview hebdomadaire »56. Marta Lamas, qui apprend le métier, souligne les techniques d’interview d’E.Poniatowka qui “avec candeur pose des questions scabreuses. […] Elena enregistre tous les signes de la communication non verbale de ses invités, à partir de choses insignifiantes, elle nous offre un profil psychologique.57 » (n°29, M.Lamas, El Universal, 13/06/1978). Elle souligne par ailleurs son engagement politique en faveur des démunis, son intérêt pour les gens de la rue (« seres ‘comunes y corrientes’ ») et son intégrité intellectuelle. Elle refusa le prix qui lui était décerné pour son livre La Noche de Tlatelolco, publié en 1971, aux éditions ERA. Ce livre recueille les témoignages, accompagnés de photos, de ceux qui ont participé au mouvement étudiant de 1968 qui s’est terminé dans un bain de sang. De son côté, Elena Urrutia interviewe également Elena Poniatowska, lors de la remise du prix (n°11, E.Urrutia, unomásuno, 12/06/1978). Compte tenu du style familier, il s’agit plutôt d’une discussion entre deux amies, elles sont de la même génération, toutes deux « fans de Monsi », diminutif de l’écrivain Carlos Monsiváis et elles partagent le même réseau de connaissances. Aux côtés d’Elena Urrutia, dans le supplément culturel La Onda, de Novedades, intervenaient également Margarita García Flores, en 1975, et Alaíde Foppa, en 1976, toutes les trois à l’origine du projet de la revue féministe Fem. Esperanza Brito fait état de la présence remarquée des féministes dans la presse, en déclarant :

Nous couvrions pratiquement tous les journaux et revues et ainsi les femmes nous lisaient plus ; on ne pouvait pas abandonner la presse commerciale et traditionnelle ; nous devions y conserver une place pour que les femmes sachent ce que nous faisions, nous les féministes58. (Inclán Perea, 1989 : 101)

55 « una de las mujeres más inteligentes y valientes de este país. »

56 « En 1955 se cambia al periódico Novedades, donde empieza publicando 6 entrevistas, 2 crónicas y un reportaje a la semana. […] Actualmente en Novedades publica, a la semana, una entrevista larga en tres partes. » 57 « pregunta con candor cuestiones escabrosas. […] Elena registra todos los signos de la comunicación no verbal de sus entrevistados, a partir de cosas “insignificantes”, nos ofrece un perfil psicológico. »

58 « Teníamos prácticamente cubiertos todos los periódicos y revistas y así nos leían más mujeres ; lo que no podíamos hacer era abandonar la prensa comercial y tradicional; teníamos que seguir incidiendo ahí, para que más mujeres supieran los que estábamos haciendo las feministas. »

Des journalistes sont devenues féministes en écrivant sur les femmes, comme Adelina Zendejas, et des féministes ont fait du journalisme leur métier, comme Esperanza Brito et Marta Lamas, et dans une moindre mesure Elena Urrutia, plus ancrée dans le monde académique. Les expériences des unes et des autres apportent une réponse à la question de savoir s’il existe un journalisme féminin et un journalisme masculin en révélant finalement qu’il existe plutôt un journalisme que l’on pourrait définir comme patriarcal59 qu’il faut féminiser en gagnant des espaces, en changeant les structures et le point de vue et en abordant des sujets souvent absents des colonnes des grands journaux. Rosario Castellanos exigeait de l’audace : “Rosario Castellanos, qui n’était pas féministe, écrivait sur la situation de la femme, sa soumission et elle nous houspillait, elle disait que nous ressemblions à des mules soumises qui tournaient autour d’un moulin60. » (Entr. E. Brito : 2005). Elena Poniatowska ne croit pas plus à un journalisme féminin mais elle reconnaît toutefois, avec humour:

Bien sûr je m’intéresse à des choses qui n’intéressent pas les hommes et je décris des situations que d’autres n’écriraient pas. Quand on veut me flatter, on me dit que j’écris comme un homme, que je porte vraiment la culotte61. (n°11, E.Urrutia, unomásuno, 12/06/1978)

De la même façon, elle ne croit pas vraiment à une écriture féminine mais cependant elle avoue que « les livres qu’écrit Julieta Campos, jamais un homme ne pourrait les écrire62. » (n°11, E.Urrutia, unomásuno, 12/06/1978).

Cette rapide rétrospective donne quelques clefs pour mesurer l’action des femmes, depuis le XIXe siècle, dans la construction de la citoyenneté qui passe par l’égalité juridique, fondée elle-même sur l’accès à l’éducation. Ces demandes, formulées dans divers organes de presse, s’inscrivent dans un contexte national, voire nationaliste, mais prennent aussi une dimension internationale, les Mexicaines se nourrissant de la pensée féministe européenne et américaine. Elles s’enracinent dans la réalité locale selon un idéal de la femme issu de la Révolution, qui

59 L’adjectif partriarcal renvoie au patriarcat qui, avec la « deuxième vague du féminisme » des années 1970 « désigne une formation sociale où les hommes détiennent le pouvoir, ou encore, plus simplement : le pouvoir des hommes. » (Hirata, 2000 : 141)

60 « Rosario Castellanos, que no era feminista, sí escribía sobre la sujeción de la mujer, nos regañába, decía que parecíamos mulas dando vuelta al molino, amarradas, pero ella no se reclamaba feminista. De todos modos, le impactaba la situación de la mujer y entonces escribía sobre eso ».

61 « Claro que yo me fijo en cosas en las que los hombres no se fijan y describo situaciones que otros no describirían. Cuando me quieren halagar me dicen que escribo como un hombre, que tengo muchos pantalones». 62 « los libros que escribe Julieta Campos no los podría escribir un hombre. »

se niche dans un courant maternaliste (appelé aussi féminisme domestique, social, relationnel, de la différence), au détriment d’un courant égalitaire au sein du féminisme. Cette perspective maternaliste se manifeste sous la plume d’Esperanza Brito, dans les années 1960, dans le quotidien Novedades. Elle s’atténue au fil des ans au profit d’une défense récurrente de l’égalité, dans les années 1970, dans un discours incitatif présent dans les interviews de femmes exemplaires qu’elle écrit pour la revue Siempre! et qui font écho à une série des 18 portraits publiés dans Violetas del Anáhuac (1887-1889), par Laureana Wright de Kleinhans. Même si elle regarde encore vers le XIXe siècle, Esperanza Brito n’a de cesse de rappeler aux femmes, et aussi aux lecteurs, qu’elles sont armées pour occuper légitimement l’espace public, et que leurs études ne doivent plus être un vernis social, une plus-value dans le contrat de mariage mais bien une possibilité de vivre autrement.

1. 2. Les collaboratrices : un microcosme intellectuel

Esperanza Brito, Elena Urrutia et Marta Lamas ont investi l’espace journalistique, les rédactions, pour défendre des convictions personnelles, en accord avec le féminisme naissant dans les années 1960 et qui s’affirme dans les années 1970, selon différents courants, poursuivant ainsi la tâche commencée par les femmes qui les ont précédées. Issues des classes aisées, elles s’engagent, plus par conviction que par nécessité, dans la lutte féministe selon des modalités propres à chacune. Esperanza Brito (1932-2007), après avoir eu six enfants, à 40 ans, commence à s’interroger sur son avenir et assez naturellement adhère au féminisme libéral, représenté par le Mouvement National des Femmes (Movimiento Nacional de

Mujeres, MNM ), dont elle est la fondatrice. Elena Urrutia (n.1932), elle, partage les

préoccupations et les mêmes espaces que les féministes plus radicales du Mouvement de Libération des Femmes (Movimiento de Liberación de las Mujeres, MLM) sans toutefois se lancer dans le militantisme actif, pris en charge par la plume de Marta Lamas (n.1955).