• Aucun résultat trouvé

réciprocité dans les politiques d’assistance américaines

Morel (1996) affirme que le concept fondamental permettant de comprendre les politiques d’assistance mises en place aux Etats-Unis est celui de la contrepartie, qu’elle définit comme un « devoir de l’allocataire en échange de l’aide qui lui est fournie par la

collectivité »60. Si la contrepartie est une logique fortement intégrée dans les mentalités aux

Etats-Unis et donc si bien acceptée – voire même très sollicitée – par la population américaine, cela est dû notamment au fait que c’est une idée ancienne de l’aide sociale américaine, donc relativement bien ancrée dans le système de protection sociale national.

D’autant plus qu’elle a connu, depuis les années 1990, une résurgence ; dès lors, la notion de

60 S. Morel, « La logique de la contrepartie dans la protection sociale américaine », in Revue française des

contrepartie a été, en quelque sorte, une idée remise au goût du jour, légitimée par des impératifs de restriction budgétaire.

1. Une idée ancienne de l’aide sociale américaine

Si la contrepartie est une idée fortement présente dans les politiques d’assistance américaines actuelles, il est à noter que celle-ci a toujours été au fondement même de la logique de l’aide sociale et au cœur de nombreux débats à son sujet. Morel indique en effet que « l’imposition d’une contrepartie est une constante de l’institution assistancielle

américaine »61 et donc que celle-ci n’est pas un phénomène contemporain.

Les programmes de welfare (c’est-à-dire d’aide sociale) sont généralement mal perçus par l’opinion publique américaine, car ces programmes s’opposent – jusqu’à la réforme de 1996 en tous cas – aux principes et valeurs fondamentales de la société américaine, à savoir surtout la responsabilité individuelle. Ellwood (1988) précise d’ailleurs à ce sujet que « l’opinion publique n’a jamais vu l’aide sociale comme un droit »62. S’il importe à l’Etat de

contribuer au bien-être commun, le bien-être individuel reste, quant à lui, du ressort de la personne. Ainsi, la notion de contrepartie est essentielle dans la mesure où elle aboutit à considérer que l’allocataire est redevable envers la société des prestations sociales que lui verse la collectivité. L’idée de dépendance est centrale et amène alors à observer la protection sociale américaine sous l’angle de la réciprocité. En effet, le bénéficiaire de l’allocation est tout autant, voire davantage, responsable de sa situation que la collectivité et, dans ce contexte, il apparaît logique qu’à partir du moment où celle-ci accepte de faire un effort de soutien envers lui, ce dernier fournisse lui aussi de son côté un effort nécessaire pour travailler.

Ainsi, l’obligation de réciprocité induit un comportement de responsabilisation des individus qui se doivent de rechercher activement du travail sous peine de voir leurs allocations réduites, ou même supprimées. La logique de réciprocité prévaut donc dans l’assistance américaine : elle est une condition nécessaire pour obtenir droit à une aide de l’Etat. A ce titre, on peut mentionner l’ADC (Aid to Dependent Children) qui, créée en 1935,

61 S. Morel, « La logique de la contrepartie dans la protection sociale américaine », in Revue française des

affaires sociales, n° 4, octobre-décembre 1996, La Documentation française, Paris, 1997, p. 83.

62 S. Morel, « Les logiques de la réciprocité : les transformations de la relation d’assistance aux Etats-Unis et en

lie l’octroi de la prestation d’assistance non pas au devoir de travailler, mais à celui d’élever les enfants. Le devoir d’éducation remplace ainsi le devoir de travailler pour obtenir l’aide et les allocataires ne sont alors pas tenus de rechercher activement un emploi, mais de subvenir aux besoins de leurs enfants63. L’assistance américaine s’inscrit de fait dans une stratégie d’obligations réciproques, c’est-à-dire d’obligations mutuelles entre l’allocataire et l’Etat (gouvernement fédéral et/ou état fédéré) et « la contrepartie est ainsi enserrée dans un vaste

réseau de droits et de devoirs »64.

2. Une idée remise au goût du jour, renforcée par les impératifs

budgétaires

Si l’idée de contrepartie existait déjà dès les années 1930 et a surtout été mise en œuvre depuis la fin des années 1960, son caractère obligatoire et coercitif a été véritablement renforcé à partir des années 1990, qui ont vu la montée en masse de la pauvreté et de la misère sociale. A l’origine du nouvel élan de cette notion, il y a deux raisons majeures : tout d’abord, des raisons d’ordre budgétaire, car l’accroissement du nombre d’allocataires est venu grever le coût de l’assistance65 ; ensuite, des raisons d’ordre moral, puisque est véhiculée l’idée que l’assistance, en ayant pour conséquence de rendre les allocataires dépendants de l’aide sociale, est génératrice d’effets pervers.

63 Il s’agit ici, dans une période forte crise économique et de sous-emploi généralisé (crise de 1929, suivie de la

grande dépression des années 1930 aux Etats-Unis), d’une stratégie d’éloignement du marché du travail des mères pauvres au profit des hommes. Il y a donc une logique discriminatoire ayant pour objet d’opérer une sélection au sein de la population en vue d’en favoriser un segment, considéré comme prioritaire en emploi.

64 S. Morel, « La logique de la contrepartie dans la protection sociale américaine », in Revue française des

affaires sociales, n° 4, octobre-décembre 1996, La Documentation française, Paris, 1997, p. 84.

65 Si l’on dénombre 800 000 familles dépendantes de l’aide sociale en 1960, puis 3,7 millions en 1987 (soit 7,3

millions d’enfants concernés) et 14,2 millions en 1993 (un enfant sur cinq de moins de dix-huit ans), on constate que, dans le même temps, les dépenses de l’aide sociale n’ont, depuis 1992, pas sensiblement augmenté. Il y a donc eu une volonté politique manifeste de restreindre le budget accordé à l’aide sociale en limitant les dépenses pour réduire le coût financier de l’institution assistancielle. De fait, les sommes allouées aux bénéficiaires ont diminué dans des proportions souvent importantes (Lacronique et Le Rigoleur, 1997). En fait, ce sont surtout les hausses du coût de l’assurance maladie qui ont forcé le choix d’une réduction du budget de l’aide sociale. En effet, si les coûts totaux de l’aide sociale représentent uniquement 1,1 % des dépenses publiques fédérales en 1993, celle-ci induit 5,4 % de dépenses publiques d’assurance maladie dans le budget fédéral. De fait, si le coût de l’aide sociale semble faible (à peine 3,5 % des dépenses publiques directes des Etats), ce sont surtout les coûts induits par l’assurance maladie pour les bénéficiaires de l’aide sociale (à travers notamment le programme Medicaid) qui semblent poser souci aux politiques – car ces coûts ont fortement progressé durant les dix dernières années. Si l’on ajoute les coûts de Medicaid des allocataires de l’aide sociale, celle-ci, par la couverture des soins médicaux qu’elle assure de manière automatique, représente alors un coût égal à 18,4 % de la dépense publique.

L’idée centrale devient alors celle de la dépendance ; Mead affirmant à ce propos que « l’efficacité des politiques d’assistance exige de reconnaître que la pauvreté n’est plus de

nature économique mais découle des comportements de « dépendance » des allocataires de l’aide sociale »66 et donc que, selon lui, « la pauvreté ne vient pas des structures sociales

mais de la « passivité » des pauvres »67. Le welfare américain serait ainsi soumis à un certain nombre d’effets pervers, au titre desquels la dépendance est certainement l’argument le plus souvent avancé pour légitimer la pensée que vis-à-vis de l’aide sociale, « l’assisté ne serait

pas « aidé », mais au contraire « aliéné » entretenu dans sa dépendance et perdrait en fait sa dignité d’homme en renonçant à « se battre » pour trouver un emploi et faire vivre sa famille »68. L’allocataire de l’aide sociale est ainsi « un individu « piégé » dans le cercle

vicieux de l’assistance, incapable seul de sortir de la dépendance et de retrouver une position sociale normale d’autonomie individuelle »69.

Comme le fait remarquer Morel, Mead (1996) avance l’idée que « l’Etat doit utiliser son

pouvoir de contrainte pour forcer les pauvres à sortir de l’état de dépendance. L’aide sociale ne doit plus être vue comme un « droit », car c’est l’absence de contrepartie qui est la source des problèmes »70. Cette résurgence et cette réaffirmation cinglante de la contrepartie, comme fondatrice d’un devoir de l’allocataire pour obtenir l’aide sociale, est due aux exigences nouvelles qu’impose la vision ultra-libérale prédominante aux Etats-Unis depuis le début des années 1980 (depuis l’arrivée au pouvoir de Reagan en fait). En effet, contraints de se soumettre aux impératifs de la concurrence mondiale, les Etats-Unis ont fait le choix délibéré de mener une politique de restriction budgétaire et de limitation des dépenses publiques. Dès lors, le gouvernement fédéral a cherché à réduire le coût de l’aide sociale et à stopper sa croissance et, de ce fait, la contrepartie a été vue comme une des conditions nécessaires afin de décider l’attribution d’une aide à l’allocataire.

66 S. Morel, , « Les logiques de la réciprocité : les transformations de la relation d’assistance aux Etats-Unis et en

France », Le Lien social, PUF, Paris, 2000, p. 174.

67 S. Morel, « La logique de la contrepartie dans la protection sociale américaine », in Revue française des

affaires sociales, n° 4, octobre-décembre 1996, La Documentation française, Paris, 1997 ibid., p. 175.

68 J.-F. Lacronique et A. Le Rigoleur, « La réforme de l’aide sociale aux Etats-Unis : l’obsession du sevrage », in

Revue française des affaires sociales, n° 4, octobre-décembre 1996, La Documentation française, Paris, 1997,

p. 90.

69 S. Morel, op. cit., p. 69. 70 S. Morel, op. cit., p. 182.

B) La prééminence du marché du travail dans la réinsertion des