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L’assistance américaine est fortement orientée et consubstantiellement liée au marché du travail. Or, si le marché du travail a toujours joué un rôle très important vis-à-vis des allocataires de l’aide sociale dans l’histoire de la protection sociale américaine, la spécificité des années 1990 est d’avoir intensifié cette primauté, notamment par la restriction des droits des bénéficiaires de l’assistance, obligeant de fait ces derniers à entrer sur le marché du travail pour se procurer des revenus suffisants.

Déjà fortement présent dans la société américaine, le rôle prédominant joué par le marché du travail dans le domaine de la réinsertion des allocataires a été renforcé du fait de

critiques adressées à l’encontre de l’assistance sociale, laquelle est perçue comme ne respectant pas le principe de réciprocité. Dès lors, la notion de contrepartie constitue

l’élément central permettant de comprendre pour quelles raisons les politiques d’assistance américaines opèrent un traitement différencié des allocataires selon leur « aptitude » au travail.

1. Une critique du caractère non réciproque de l’assistance sociale

L’assistance américaine est, depuis la fin des années 1980, constamment remise en cause par de nombreux auteurs, au motif que cette dernière – contrairement à l’assurance sociale ou aux transferts universels – ne respecte pas le critère de réciprocité. « D’un côté, les

pauvres sont les seuls à recevoir une aide, de l’autre, au niveau de la contribution socialement reconnue, ils sont les seuls à en être exemptés. L’assistance viole la norme de la réciprocité parce qu’elle dissocie « ceux qui paient » de « ceux qui reçoivent » »71, souligne

en effet Morel. Ainsi, les assurés sociaux, qui financent pourtant le système, n’y ont pas droit, alors que les bénéficiaires de l’assistance la perçoivent sans y contribuer.

Pour parer à cette « injustice », les allocataires de l’aide sociale doivent eux aussi désormais s’inscrire dans une démarche contributive. Puisqu’ils ne peuvent pas participer au

71 S. Morel, « Les logiques de la réciprocité : les transformations de la relation d’assistance aux Etats-Unis et en

financement du système d’assistance du fait de leur trop faibles ressources, à eux de démontrer qu’ils font des efforts pour retrouver un emploi. Dès lors, l’idée défendue est que « les personnes recevant l’aide de la société doivent être soumises au respect d’un nouveau

devoir : le travail »72, car « si la société fait un effort pour soutenir les allocataires, ceux-ci,

en contrepartie, doivent faire l’effort de travailler »73. Il apparaît alors indispensable de « lier

les prestations d’aide sociale à des obligations comme le travail »74.

De ce fait, le travail des allocataires de l’aide sociale « doit être vu, non pas comme

l’expression de leur propre intérêt mais comme une obligation due à la société »75. La réciprocité des droits et des devoirs, dont il a été fait mention ci-dessus, se révèle être ainsi particulièrement manifeste dans le cadre de la réinsertion sur le marché du travail. Aux Etats- Unis, la contrepartie joue donc un rôle essentiel en matière de réinsertion dans l’emploi.

2. Un traitement différencié des allocataires selon leur « aptitude » au

travail

Aux Etats-Unis, du fait notamment d’un faible taux de chômage et de fortes progressions des créations d’emplois, le marché du travail joue un rôle clef : vu le faible niveau de protection sociale et d’indemnisation du chômage, c’est donc inévitablement ce dernier qui donne la possibilité aux personnes de se procurer des revenus suffisants que les transferts sociaux ne permettent pas d’obtenir76. Ce rôle central du marché du travail conduit à limiter l’insertion à une intégration sur le marché du travail et donc à privilégier une approche purement économique de l’insertion professionnelle.

Or, l’insertion en emploi ne vise pas tous les allocataires de l’aide sociale de la même manière et, dès lors, une distinction entre « aptes » et « inaptes » au travail est établie77. En

72 S. Morel, « La logique de la contrepartie dans la protection sociale américaine », in Revue française des

affaires sociales, n° 4, octobre-décembre 1996, La Documentation française, Paris, 1997, p. 69.

73 S. Morel, ibid., p. 62.

74 S. Morel, « Les logiques de la réciprocité : les transformations de la relation d’assistance aux Etats-Unis et en

France », Le Lien social, PUF, Paris, 2000, p. 182.

75 S. Morel, ibid.

76 J.-C. Barbier, « Comparer insertion et workfare ? », in Revue française des affaires sociales, n° 4, octobre-

décembre 1996, La Documentation française, Paris, 1997, p. 17.

77 Sont considérés comme « inaptes » au travail, les allocataires qui, pour des raisons bien particulières (maladie

mentale, vieillesse, incapacité physique, mauvais état de santé,…), ne sont pas en mesure d’exercer une activité. Dès lors, sont considérés comme « aptes » au travail, toutes les personnes bénéficiaires de l’aide sociale qui sont employables, c’est-à-dire celles qui se situent dans la possibilité manifeste de pouvoir occuper un emploi.

fait, il existe une contradiction dans la logique assistancielle : la plupart des allocataires de l’aide sociale qui bénéficient de prestations sont à la charge de l’assistance alors qu’ils sont « aptes » au travail ; ils sont donc employables et ne devraient donc pas être allocataires de l’assistance sociale. La distinction entre « aptes » et « inaptes » au travail cherche alors à mettre un terme à cette contradiction, en affirmant que les personnes employables, donc « aptes » au travail, ont un devoir de travailler, d’occuper un emploi.

En effet, alors que les « inaptes » au travail sont les seuls à pouvoir bénéficier d’une aide sans contrepartie, les personnes « aptes » au travail ne peuvent quant à elles prétendre à une allocation d’assistance que si elles justifient l’exercice d’une activité. Elles doivent ainsi accepter d’intégrer le marché du travail, soit pour sortir du système d’assistance (et donc bénéficier d’un salaire), soit pour continuer à percevoir les prestations d’aide sociale.

Si le modèle américain s’est durci, cela semble être également le cas en France. D’ailleurs, les pouvoirs publics, en se basant notamment sur des études et des rapports récents, prônent depuis une dizaine d’années environ la convergence du modèle français vers celui américain. Ce rapprochement vers le modèle américain est lourd de conséquences puisqu’il induit un certain alignement vers le bas de notre modèle de protection sociale.

Section 2 : Un certain alignement vers le bas

du modèle français de protection sociale

Depuis le début des années 1990, la France s’est peu à peu engagée dans la voie d’une redéfinition des fonctions de son système de protection sociale. Dès lors, la restructuration du système d’indemnisation du chômage, ainsi que de l’aide sociale a été jugée indispensable et légitimée, là encore, par des impératifs financiers et budgétaires. Si la protection sociale française s’est réorientée vers une dimension davantage intégrative, c’est en réalité surtout parce que l’idéologie libérale et la philosophie américaine ont marqué fortement de leur empreinte l’ensemble des modèles de protection sociale en Europe.

Même si cette influence de la pensée et du modèle américains est surtout visible au Royaume-Uni, il n’en reste pas moins que la France n’y a pas échappé et qu’aujourd’hui son

modèle, mis à mal par les crises de 1973 et de 1979, a été remis en cause avec véhémence par de nombreux auteurs et hommes politiques. Il y a donc, à la base de cet alignement vers le bas du modèle français deux raisons : d’une part, le fait indéniable que la crise de l’emploi a remis en cause le modèle français de protection sociale (§ 1) ; d’autre part, l’influence

grandissante de la morale sociale américaine dont les idées sont à l’origine de l’instrumentalisation de la protection sociale française (§ 2).

§ 1 : La crise de l’emploi a remis en cause

le modèle français de protection sociale

Fondé sur une logique de plein-emploi et de croissance soutenue de l’activité économique, le modèle français de protection sociale a été, à partir des années 1970, fortement remis en cause par la crise économique. En effet, à partir de cette date, le modèle d’emploi fordiste à l’œuvre dans notre pays a volé en éclats et n’était dès lors plus capable d’assurer simultanément progrès économique et progrès social. Or, la crise de l’emploi a pesé lourdement sur les finances publiques. La réduction des dépenses de protection sociale est dès lors vue, principalement depuis le début des années 1990, comme une nécessité afin de garantir l’équilibre financier de la protection sociale française, cette réduction ayant entraîné de fait une mutation du système d’indemnisation du chômage et de l’aide sociale.

Si les années 1980 ont été celles du temps d’adaptation des régimes de protection, les années 1990 ont été celles de la transformation de notre modèle de protection sociale qui a dû s’adapter pour répondre aux contraintes imposées par la concurrence mondiale et l’adhésion à l’Union Economique et Monétaire. Ainsi, l’instrumentalisation du modèle français de protection sociale a pour origine l’internationalisation des économies et l’intégration européenne qui ont réduit les marges de manœuvre budgétaires (A) et s’est manifestée

par le passage d’une visée intégratrice à une logique gestionnaire78 de l’indemnisation du

chômage et de l’aide sociale (B).

78 Il ne faut pas entendre « intégratrice » ici dans le sens d’intégration dans l’emploi, mais dans celui

d’intégration dans le système de protection sociale. Le terme « intégratrice » n’est donc pas à confondre avec le terme « intégrative ». Si, pendant les Trente Glorieuses, la protection sociale française était, selon une logique redistributive, à visée intégratrice, elle est s’est tournée, à partir des années 1990, dans l’optique d’un système à vocation intégrative, vers une logique gestionnaire.

A) L’internationalisation des économies et l’intégration