• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE I : LANGAGE ECRIT : APPROCHE COGNITIVE ET PSYCHOLINGUISTIQUE

II. L’ETUDE DE LA PRODUCTION ECRITE DE MOTS EN PSYCHOLINGUISTIQUE : QUESTIONS LATENTES

II.3. La question de la transmission de l’information entre les différents niveaux dans les modèles

II.3.1. Conception sérielle ou en cascade en production verbale orale

On l’a vu, les modèles de production verbale de mots, essentiellement issus de la recherche utilisant le langage oral, s’accordent pour définir différents niveaux de traitement, se traduisant par une activation successive de différentes représentations (Ferrand, 2002). Dans le modèle de production de la parole de Levelt, Roelofs, et Meyer (1999), on distinguera par exemple les niveaux de « préparation conceptuelle », de sélection lexicale, ou encore d’encodage phonologique, avant d’aboutir à la phase d’articulation. Le décours temporel de cette transmission de l’activation d’un niveau de traitement à l’autre, et l’architecture fonctionnelle qu’elle sous-tend (i.e. quels sont les différents niveaux et comment les informations circulent d’un niveau à l’autre), a fait l’objet d’importants débats en psycholinguistique (pour une synthèse, voir Roux & Bonin, 2011). Ainsi, selon une conception strictement sérielle ou sérielle-discrète (e.g. Levelt et al., 1999; Levelt et al., 1991), le traitement effectué à un niveau donné ne démarre pas avant que celui du niveau précédent ne soit achevé. Cela implique par exemple en présence d’une image à dénommer, qu’une seule représentation phonologique est activée suite à la sélection de la représentation sémantique correcte ; les représentations sémantiques concurrentes n’atteignent pas le niveau suivant. Selon une conception en cascade au contraire (e.g. Caramazza, 1997; Humphreys, Riddoch, & Quinlan, 1988), la transmission de l’activation au niveau suivant peut se produire malgré le fait que niveau de traitement actuel ne soit pas achevé. Humphreys et al. (1988) ont en effet montré que des effets de fréquence lexicale, relevant donc du niveau lexical, pouvaient être influencés par la similarité perceptive entre les différents membres d’une catégorie (e.g. les animaux sont visuellement dissimilaires quand les fruits sont perceptivement similaires), similarité perceptive relevant du niveau « structural », en amont. Des travaux ultérieurs ont permis de renforcer les arguments en faveurs de cette conception en cascade en montrant l’activation simultanée des représentations lexicale et phonologique en dénomination d’image (Morsella & Miozzo, 2002). D’autres modèles, interactifs, vont plus loin en proposant des connexions bidirectionnelles, où un niveau de représentation inférieur peut rétroagir sur le niveau supérieur (e.g. Cutting & Ferreira, 1999).

Ce débat sur la nature sérielle ou en cascade (voire interactive) de la transmission de l’activation entre deux modules principaux (i.e. récupération sémantique et récupération phonologique) a été étendu, toujours à l’oral, sur la relation entre de tels processus centraux (i.e. de préparation du message) et les processus périphériques (i.e. programmes moteurs

Chapitre I – Langage écrit : approche cognitive et psycholinguistique

articulatoires). Ainsi, Damian (2003) a examiné les durées de production orale de mots dans une tâche d’interférence mot-image. Dans ce type de tâche, une image présentée à l’écran doit être dénommée pendant qu’un mot distracteur, présenté visuellement ou auditivement, doit être ignoré. La relation sémantique et/ou phonologique du distracteur et de la cible étant manipulée afin d’induire un conflit, qui se manifeste classiquement par une augmentation des temps de réaction. Les résultats de Damian (2003) ont montré que les durées d’articulation n’étaient pas influencées par la présence ou l’absence d’un tel conflit au niveau central, contrairement à l’hypothèse d’une répercussion en cascade sur les processus périphériques articulatoires. Les résultats obtenus par ces chercheurs (voir aussi Meyer, Roelofs, & Levelt, 2003) suggèrent donc que la réponse motrice (articulation vocale) n’est déclenchée qu’une fois toutes les étapes ayant mené à sa sélection ont été complétées.

II.3.2. Conception sérielle ou en cascade en production verbale écrite

Quelques travaux ont plus récemment visé à élargir ces questions, sur l’architecture fonctionnelle et la nature de la transmission de l’activation entre les différents niveaux, à la modalité écrite. Roux et Bonin (2012) ont utilisé un paradigme de dénomination écrite d’images superposées, dans lequel les participants devaient dénommer à l’écrit une image cible (e.g. dessin au trait de couleur verte) en ignorant une image distractrice (e.g. dessin au trait de couleur rouge, superposé par-dessus). Tout comme Morsella et Miozzo (2002) à l’oral, ils ont ainsi pu mettre en évidence un effet de facilitation sur les latences d’écriture lorsque les deux images étaient reliées (bien que l’effet de facilitation semble cette fois de nature orthographique, mais pas phonologique), argumentant en faveur d’une activation en cascade des différentes représentations « centrales », même en modalité écrite.

Comme précédemment en modalité orale, Damian et Stadthagen-Gonzalez (2009), ont cherché à savoir si de tels effets de facilitation au niveau des processus centraux se répercutaient, en cascade, sur les processus périphériques d’exécution de la réponse motrice. Leurs résultats ont montré au contraire que les effets de facilitation obtenus en dénomination écrite d’un mot-cible en présence d’un distracteur relié, étaient visibles sur les latences, mais pas sur les durées d’écriture. Les durées de production étant utilisées comme indicateurs du bon déroulement des processus périphériques. L’étape de « planification » de la réponse, qui s’étendrait jusqu’à au moins deux mots, serait entièrement achevée avant le déclenchement de la réponse, ce qui suggère une étape d’exécution motrice « encapsulée ».

Toutefois, tous les auteurs ne partagent pas cette conception. Delattre et al. (2006) ont mesuré les latences et les durées d'écriture dans une tâche de dictée de mots. Ils soutenaient que

si les étapes centrale et périphérique de la production écrite se succèdent de manière sérielle, la présence d'une ambiguïté dans le mot à produire (i.e. d’une irrégularité : association phonème-graphème de faible probabilité) affecterait uniquement les latences. Leurs résultats ont pourtant montré que l’écriture des mots irréguliers était non seulement initiée plus tardivement, mais aussi que les durées d’écriture de ces mots étaient plus longues (malgré un nombre de lettres et une fréquence de bigrammes équivalente). De plus, cet effet était plus important dans les premiers moments de chaque production : sur le premier mot écrit, chaque mot devant être écrit trois fois successivement. Les auteurs en ont par conséquent conclu que le traitement du conflit au niveau central continue d'affecter la production après le déclenchement de l'écriture, ce qui reflète un certain chevauchement des processus centraux et périphériques. Ceci est en accord avec le constat de Bonin et al. (2001b) qu’uneséquence inconsistante n’affecte pas les latences dans une tâche de dénomination écrite lorsque celle-ci est située sur la partie finale du mot. La résolution de cette inconsistance finale se produit vraisemblablement après le début de la réponse et donc durant son exécution. Plus récemment Roux, McKeeff, Grosjacques, Afonso, et Kandel (2013) sont eux aussi parvenus, en mesurant la durée moyenne de traçage des traits composant chaque lettre (strokes), à montrer de tels effets « périphériques » d’un tel conflit « central » (lexical – sous-lexical) dans une tâche écrite de copie, puisque ces durées étaient affectées par la présence d’une irrégularité dans le mot. En manipulant la position de la séquence irrégulière dans le mot, début ou fin, ils ont de plus montré que les durées d’écriture du début du mot (première lettre) avaient tendance à être affectées lorsque l’irrégularité était au début, alors les durées d’écriture de toutes les lettres (ou des cinq premières lettres) étaient rallongées en cas d’irrégularité en fin de mot. Si l’essentiel des travaux utilisant des paradigmes d’interférence avec des conditions reliées ou non reliées, à l’oral et désormais à l’écrit, concluent généralement à une organisation fonctionnelle en cascade des différents niveaux de traitement centraux, le statut de la transition entre processus centraux et périphériques (i.e. de l’influence des premiers sur les seconds), en particulier dans l’écriture, reste discuté. Les approches de Delattre et al. (2006) ou de Roux et al. (2013) ont montré que l’utilisation de la notion de régularité orthographique ou de consistance pouvait être un bon moyen d’étudier cette question en utilisant un paradigme d’écriture sous dictée, plus écologique, plus proche des conditions d’écriture usuelles que le paradigme d’interférence.

Nous avons ainsi vu dans ce chapitre que les modèles cognitifs classiques de la production écrite du langage, souvent développés à partir de l’étude des déficits de patients agraphiques, distinguaient deux classes de processus cognitifs ; une succession d’étapes d’abord dédiés à la récupération de l’orthographe du mot, puis dédiés à la production graphomotrice.

Chapitre I – Langage écrit : approche cognitive et psycholinguistique

Nous avons évoqué comment ces étapes pouvaient être impliquées dans des tâches d’écriture sous dictée ou de dénomination écrite et comment les recherches en psycholinguistique permettaient de répondre à plusieurs questions cruciales relatives à l’influence de la phonologie (par le biais de l’effet de régularité phono-orthographique par exemple), ou à la nature de la transmission de l’information entre les différents niveaux. Dans le chapitre suivant, notre intérêt se portera sur la question de l’anatomie fonctionnelle de la production écrite et nous chercherons à décrire comment, selon l’état actuel de nos connaissances, ces différents processus cognitifs sont implémentés au sein du cerveau.