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CHAPITRE II : LES BASES CEREBRALES DU LANGAGE ECRIT

II. LES AGRAPHIES

II.1. Historique

Contrairement aux autres modalités langagières, ayant bénéficié très tôt du développement des méthodes de neuroimagerie, nos connaissances sur la neuroanatomie de l’écriture sont longtemps restées principalement issues de l’étude des « agraphies ». Le terme agraphie, apparu pour la première fois en 1865 (Benedikt, 1865) a été utilisé deux ans plus tard par William Ogle pour décrire des patients aphasiques présentant des difficultés à s’exprimer par l’écriture (Ogle, 1867). Il propose ainsi que le langage oral et le langage écrit puissent être chacun atteints à des degrés divers, et donc que les centres de l’écriture puissent être distincts des centres de la parole. Mais ce n’est qu’en 1881 que Sigmund Exner, en étudiant là encore les signes cliniques de patients cérébro-lésés, propose une première localisation anatomique d’un tel centre de l’écriture en rapportant que des lésions de la partie postérieure du gyrus frontal moyen (ou « pied de la seconde circonvolution frontale ») peuvent produire des symptômes agraphiques isolés (Exner, 1881). La réalité de l’existence d’une telle aire, depuis appelée « l’aire d’Exner », a suscité de nombreux débats, car, ce que montre une relecture du travail princeps d’Exner (Roux, Draper, Kopke, & Demonet, 2010), est que son hypothèse ne se basait que sur l’étude de quelques patients, dont aucun ne présentait réellement d’agraphie « pure » (i.e. trouble de l’écriture isolé avec préservation des autres fonctions langagières et/ou motrices).

De premières distinctions, entre différents types d’agraphies sont par la suite apparues ; entre une agraphie « primaire » résultant de la perturbation de l’acte moteur d’écriture et une agraphie « secondaire » résultant d’un trouble de la parole (Goldstein, 1948), ou encore entre agraphie « apractique » (apraxique), aphasique ou isolée (Nielsen, 1948). Dans les dernières décennies, les approches neurologiques identifiant les différents symptômes agraphiques

découlant d’atteintes neurologiques (lésions cérébrales, démences, etc.) et

neuropsychologiques visant plutôt à identifier les différents processus cognitifs atteints dans les agraphies, ont permis d’aboutir à une classification des différents types d’agraphies qui peuvent nous servir de base pour l’étude de l’anatomie fonctionnelle de l’écriture en général (voir par exemple Roeltgen, 2003).

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II.2. Les agraphies centrales

Les agraphies centrales ou agraphies linguistiques vont comme leur nom l’indique concerner les troubles affectant les processus centraux de l’écriture. On l’a vu, deux systèmes permettent d’accéder à la représentation orthographique des mots : un système lexical et un système phonologique (e.g. Ellis, 1982). Une agraphie lexicale (Beauvois & Dérouesné, 1981; Roeltgen & Heilman, 1984) va se manifester par une perturbation de la capacité à orthographier des mots irréguliers ou ambigus, avec une relative préservation de la capacité à orthographier des mots réguliers ou des pseudo-mots. La voie lexicale étant atteinte, les patients auront tendance à s’appuyer sur la voie phonologique et ainsi produire des erreurs phonologiquement plausibles. Les lésions provoquant ce type d’agraphie seraient généralement situées dans le gyrus angulaire gauche (Roeltgen & Heilman, 1984) mais ont aussi été rapportées lors de lésions dans le gyrus précentral (Rapcsak, Arthur, & Rubens, 1988) ou dans le cortex temporal postérieur (Croisile, Trillet, Laurent, Latombe, & Schott, 1989; Rapcsak & Beeson, 2004).

A l’opposé, l’agraphie phonologique traduit une perturbation de la capacité à orthographier des mots en utilisant les règles de conversion phonème-graphème (Shallice, 1981). Ce trouble se manifeste donc par une incapacité à orthographier des mots nouveaux ou des pseudo-mots, avec une préservation de la capacité à orthographier des mots familiers, même irréguliers. Les erreurs produites par ce type de patients ne sont généralement pas phonologiquement correctes mais peuvent présenter un certain degré de ressemblance visuelle avec le mot initial. Le site lésionnel principalde l’agraphie phonologique serait selon Roeltgen et al. (1983) le gyrus supramarginal. Une aire qui a en effet, de manière intéressante, été associée à la boucle phonologique de la mémoire de travail, dédiée au stockage temporaire de l’information verbale (Baddeley, 2003). Des travaux ultérieurs rapportent cependant que des lésions dans une région périsylvienne plus vaste, incluant par exemple le gyrus temporal supérieur, peuvent provoquer de tels symptômes (Alexander, Friedman, Loverso, & Fischer, 1992b). Henry, Beeson, Stark, et Rapcsak (2007), utilisant notamment des données antérieures (Rapcsak & Beeson, 2004), ont en effet mis par la suite en valeur une double dissociation (résumée dans la Figure II-2) entre des lésions dites extra-sylviennes (i.e. cortex temporo-occipital inférieur gauche), provoquant un profil d’agraphie lexicale (perturbation de la capacité à écrire des mots irréguliers mais préservation de la capacité à écrire des pseudo-mots ) et des lésions périsylviennes gauche (i.e. du gyrus frontal inférieur et précentral au gyrus temporal supérieur), générant plutôt un profil d’agraphie phonologique (i.e. incapacité à orthographier des pseudo-mots mais préservation de la capacité à écrire des pseudo-mots irréguliers).

Figure II-2 : Dissociation entre effet de lexicalité (performance pseudo-mots > mots) chez les patients avec lésion périsylvienne (carte de superposition des lésions, en haut, n = 13) et effet de régularité

(performance mots réguliers > mots irréguliers) chez les patients avec lésion temporale

extra-sylvienne (carte de superposition des lésions, en bas, n = 8). D’après (Henry et al., 2007).

Enfin, une déconnexion entre l’orthographe et le sens des mots est parfois désignée sous le nom d’agraphie sémantique (Roeltgen, Gonzalez Rothi, & Heilman, 1986). Dans ce trouble, les patients perdent la capacité de donner du sens à ce qu’ils écrivent. Ils sont capables d’écrire correctement des mots irréguliers ou des pseudo-mots, démontrant que leurs systèmes lexical et phonologique sont préservés, mais sont par exemple incapables de choisir parmi plusieurs homophones celui qui est cohérent dans le contexte d’une phrase (e.g. écrivent knight au lieu de night dans la phase « The moon comes out at night »). La localisation anatomique des lésions pouvant conduire à cette l’agraphie sémantique reste vaste et incertaine ; aires frontales et temporo-pariétales gauches, préservant généralement les régions périsylviennes (Rapcsak & Rubens, 1990; Roeltgen et al., 1986). Ces symptômes ont aussi été documentés dans différentes pathologies affectant mémoire sémantique, incluant la maladie d’Alzheimer (Neils, Roeltgen, & Constantinidou, 1995). Dans certains cas, le système sémantique est tout de même préservé, comme en atteste la performance à l’oral, mais c’est l’accès aux représentations orthographiques à partir du système sémantique qui est affecté (When a rose is a rose in speech but a tulip in writing ; Hillis, Rapp, & Caramazza, 1999). On parlera ainsi plutôt d’agraphie lexicale avec paragraphies sémantiques.

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II.3. Les agraphies périphériques

La capacité à écrire nécessite des capacités motrices préservées mais aussi des praxies : la capacité à tenir correctement le stylo et d’effectuer correctement les mouvements nécessaires à la formation des graphèmes. Ces capacités peuvent être spécifiquement atteintes, sans trouble du langage associé (bien qu’apraxie et aphasie soient souvent associées du fait de la latéralisation à l’hémisphère gauche du langage et du contrôle des mouvements de la main droite). C’est pourquoi on qualifie souvent cette forme d’agraphie dite « apraxique » d’agraphie « pure ». L’agraphie apraxique a été décrite comme une « perte des programmes moteurs pour former les graphèmes » (Roeltgen & Heilman, 1983). Les patients présentant ce trouble sont généralement capable d’épeler mais, lors de l’écriture, produisent des lettres très déformées voire illisibles (Heilman, Coyle, Gonyea, & Geschwind, 1973; Heilman, Gonyea, & Geschwind, 1974). La trajectoire du tracé est lente et imprécise, les mouvements exigent beaucoup d’effort. Des déformations surviennent en écriture spontanée ou sous dictée mais sont améliorées en copie. Dans certains cas, les praxies, dont la capacité à manipuler le stylo, peuvent être préservées (agraphie apraxique sans apraxie, parfois « agraphie idéationnelle »), d’où l’hypothèse de l’existence d’une aire « graphémique » où les engrammes moteurs et visuo-kinesthésiques des lettres seraient stockées (Baxter & Warrington, 1986). Ces différents types d’agraphies périphériques, affectant la programmation motrice, résultent le plus souvent de lésions pariétales (souvent le lobule pariétal supérieur) de l’hémisphère contrôlant la main dominante (Alexander, Fischer, & Friedman, 1992a; Auerbach & Alexander, 1981; Otsuki, Soma, Arai, Otsuka, & Tsuji, 1999). Mais elles peuvent aussi provenir de lésions dans le cortex préfrontal (et concerneraient ainsi l’ « aire d’Exner ») (Anderson et al., 1990), l’aire motrice supplémentaire (Watson, Fleet, Gonzalez-Rothi, & Heilman, 1986), ou encore le cervelet droit (Marien et al., 2007). Il a ainsi été proposé que les lésions pariétales endommagent les programmes graphomoteurs alors que les lésions préfrontales interféreraient dans le processus de transformations de ces programmes en une séquence d’activation musculaire appropriée. La Figure II-3 ci-après illustre deux cas d’agraphies apraxiques consécutives à une lésion frontale supérieure gauche et à une lésion pariétale supérieure gauche.

Figure II-3 : Exemple de deux cas d’agraphie apraxique « pure » consécutives à une lésion frontale prémotrice gauche (à gauche ; Anderson et al., 1990) et pariétale supérieure gauche (à droite ;

Avant la sélection et l’exécution de ces schèmes moteurs, nous avons vu que les modèles cognitifs de la production écrite prévoyaient une étape allographique, permettant la sélection de la forme correcte des lettres dans un contexte donné (« code physique des lettres »). Il a en effet été postulé l’existence d’un stock allographique suite à la description de rares patients présentant des praxies normales, des capacités visuospatiales normales, produisant des lettres formées correctement mais produisant des erreurs de casse fréquentes. Ces patients peuvent par exemple présenter des difficultés à passer d’une écriture en majuscule à une écriture en minuscule, voire présenter une écriture perturbée dans un seul des deux formats (Black, Behrmann, Bass, & Hacker, 1989). Certains patients peuvent montrer une incapacité à sélectionner la casse correcte au sein d’un même mot (erreurs « mIxTes » ; De Bastiani & Barry, 1989). La localisation anatomique des lésions affectant ce stock allographique n’est pas claire mais pourrait impliquer une région temporo-pariéto-occipitale.

II.4. Syndrome du buffer graphémique

On classe parfois le syndrome du buffer graphémique au sein des agraphies périphériques, bien que, nous l’avons vu, ce processus est davantage situé à l’interface entre les processus centraux et les processus périphériques. Des perturbations du buffer graphémique engendrent typiquement des omissions, des substitutions ou des insertions de lettres lors de l’écriture ou l’épellation orale de mots, quelle que soit le type de tâche (sous dictée, en dénomination, en copie différée, en épellation orale), comme lors de l’écriture de pseudo-mots (Caramazza et al., 1987; Hillis & Caramazza, 1989). Contrairement à ce que proposent les modèles cognitifs classiques de la production écrite, il pourrait selon Lesser (1990) exister en réalité deux buffers graphémiques différents à l’œuvre dans l’écriture et l’épellation orale. Quoi qu’il en soit, comme il en sera question plus tard lors de nos expérimentations, les erreurs produites par les patients présentant ce type d’agraphie ne sont pas affectées par des facteurs linguistiques comme la fréquence lexicale ou la régularité orthographique mais sont influencées par la longueur des mots. Le nombre d’erreurs tendant à être plus important sur les mots plus longs. Là encore, les lésions pouvant conduire à ce type de syndrome varient, mais concernent généralement une région fronto-pariétale gauche (Hillis & Caramazza, 1989; Lesser, 1990; Miceli & Silveri, 1985). Dans un travail en 2009, Cloutman et al. (2009) ont tenté de localiser la source des déficits du buffer graphémique en superposant et en comparant les cartes cérébrales lésionnelles d’un vaste groupe de patients cérébro-lésés, présentant ou ne présentant pas ce type de déficits. Les résultats ont mis en particulier en évidence une relation entre la présence

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des symptômes et des lésions dans les gyrus précentral (BA 6 et BA 4) et postcentral (BA 2 ET BA 3), mais aussi au niveau sous-cortical (noyau caudé).

L’étude des différentes formes d’agraphies, dont la description qui vient d’être faite n’épuise pas la diversité, est encore aujourd’hui une grande source de renseignement dans la recherche sur la neuroanatomie de l’écriture (e.g. Balasubramanian & Cohen, 2014; Rapcsak et al., 2009; Scarone et al., 2009). Les modèles cognitifs ou neuropsychologiques qui en sont issus, comme celui présenté Figure II-4 résumant la localisation anatomique potentielle des principaux processus cognitifs centraux et périphériques impliqués dans la production écrite, nécessitent pourtant encore d’être complétés et validés. Comme pour les autres modalités langagières, le développement de la neuroimagerie a permis, particulièrement dans les 15 dernières années, de grandement approfondir nos connaissances par l’analyse de l’activité cérébrale pendant la réalisation de tâches d’écriture.