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CHAPITRE V : ORGANISATION TEMPORELLE DES PROCESSUS COGNITIFS DE L’ECRITURE -

I. EXPERIMENTATION PRELIMINAIRE : EFFETS DE REGULARITE EN ECRITURE DE MOTS SOUS DICTEE

I.4. Discussion

I.4.1. Irrégularité et erreurs orthographiques

Selon la définition de la régularité phono-orthographique que nous avons utilisée (alternative aux mesures de consistances fournies dans une base de données comme LEXOP), si un phonème a plusieurs orthographes possibles, c’est celui dont les mots totalisent la plus haute somme de fréquence qui sera considéré comme régulier (ou préséant). Bien que le nombre d’erreurs important que nous avons relevé ici n’était pas restreint aux séquences que nous avions manipulées (position initiale ou finale), nous avons constaté que les erreurs commises par nos scripteurs experts (tous étaient étudiants à l’université) étaient bel et bien plus nombreuses sur les mots irréguliers. On peut aussi noter qu’elles étaient plus fréquentes lorsque l’irrégularité était présente à l’initiale, sur les mots courts en particulier, et qu’elles consistaient pour une grande partie en des régularisations (en se basant sur la graphie que nous avions définie comme régulière). Par exemple, dans la position finale, le phonème /ɔ / irrégulier dans plomb était parfois écrit {-on} comme dans lion ; le phonème /s/ à l’initiale, irrégulier dans certitude était écrit {s-} comme dans sépulture. Il existe pourtant des cas ou le critère de régularité/irrégularité n’a permis de prédire correctement le comportement. L’orthographe régulière du phonème /o/ en position finale est classiquement considérée comme étant {-eau}

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(comme dans escabeau), pourtant la moitié des participants l’ont orthographié {-ot} (escabot) comme dans le mot irrégulier escargot (qui n’a lui généré aucune erreur). En effet nous avons considéré la régularité en se basant sur l’ensemble des mots de la langue, mais Soum et Nespoulous (Soum, 1997; Soum & Nespoulous, 1999) avaient mis en évidence la nécessité de considérer la structure syllabique dans le calcul de l’irrégularité : si {-eau} est bien la forme orthographique régulière d’un /o/ final sur les mono- et bisyllabiques (e.g. bateau), elle devient {-ot} sur les mots trisyllabiques de type CV. De plus si l’on considère les bisyllabiques de structure CV.CCV, la régularité devient {-o} (e.g. métro). Ces exemples soulignent à la fois les inconvénients de l’adoption d’une règle unique utilisant la fréquence des relations phonèmes-graphèmes dans la langue comme seul indicateur de la régularité, mais aussi du risque qu’il y a à baser ce type de mesures sur un échantillon de mots restreint et peu représentatif (e.g. uniquement des monosyllabiques).

I.4.2. Conception sérielle ou en cascade : effet de longueur de mot

Nous avons donc manipulé longueur de mot et position de la séquence irrégulière afin de contribuer au débat sur les mérites respectifs des conceptions sérielle ou en cascade de l'organisation temporelle des processus centraux et périphériques dans l’écriture. Nous avons recueilli les latences en tant qu’indices du degré de planification nécessaire avant le début de l'exécution graphomotrice, car, selon la conception strictement sérielle, toutes les manipulations des étapes «centrales» de la production écrite doivent affecter directement les latences (e.g. Damian & Stadthagen-Gonzalez, 2009). En revanche, dans la conception en cascade, les processus de planification et la résolution des conflits centraux peuvent se poursuivre après le début de la production motrice, en laissant les latences relativement inchangées mais en influençant la durée d'écriture (e.g. Delattre et al., 2006).

L’examen des données brutes suggère des latences globalement plus courtes pour les mots courts que pour les mots longs, mais cet effet de longueur n’était pas significatif dans un modèle n’incluant pas la covariable de durée acoustique du stimulus (1081 ms vs. 1101 ms ; résultats non rapportés). Contrairement à ce qu’aurait prédit une conception strictement sérielle, l’augmentation du nombre de graphèmes à programmer (et/ou de phonèmes à transcrire via la voie phonologique) n’implique pas de délai supplémentaire. Ce même résultat avait déjà notamment été observé par Lambert, Kandel, Fayol, et Esperet (2008) en comparant dans une tâche de copie des mots de deux et de quatre syllabes. En réalité, lorsque l’on prend en compte la durée acoustique du stimulus – qui a bien sûr un fort impact sur les latences (le point d’unicité phonologique étant généralement situé « temporellement » plus loin dans les mots plus longs),

l’effet de la longueur se manifeste paradoxalement par des latences plus longues pour les mots courts. En l’absence d’autre explication documentée, nous pouvons émettre l’hypothèse que cet effet, déjà par ailleurs déjà observé par Bonin et Méot (2002), s’explique par l’importante différence dans la densité de voisins phonologiques entre ces deux catégories de mots (13,4 voisins phonologiques pour les monosyllabiques contre 1 seul pour les trisyllabiques). L’effet perturbateur du voisinage phonologique sur la compréhension orale, qui s’explique par une plus grande compétition entre les différentes représentations phonologiques d’entrée activées, a en effet maintes fois été observé (e.g. Luce & Pisoni, 1998). Pourtant, la densité des voisins orthographiques, là aussi plus nombreux sur les monosyllabes, est supposée avoir des effets inverses (Roux & Bonin, 2009), par un jeu de renforcement par rétroaction des graphèmes composant les différentes représentations orthographiques des voisins (cf. Chapitre I.II.2.1). Si l’on retient l’explication du voisinage, on peut supposer ici que cet effet n’est pas suffisant pour contrebalancer l’effet phonologique lié à la compétition pour la reconnaissance de la cible. L’absence d’effet de voisinage phonologique en épellation sous dictée rapporté par Roux et Bonin (2009) s’explique peut-être par l’utilisation de monosyllabes (composés de 3 à 5 phonèmes) uniquement.

Nous avons néanmoins observé une réduction significative de la vitesse moyenne d’écriture des mots longs. Bien qu’il soit là-aussi difficile d’exclure un effet graphomoteur purement périphérique (la vitesse d’écriture diminuerait graduellement avec le nombre de graphèmes produits, du fait de changements de directions du tracé plus fréquents), cet effet pourrait résulter de l’influence de processus phono-orthographiques encore actifs au cours de la production. Il s’opposerait donc là encore à la conception d’une exécution motrice encapsulée et complètement planifiée.

I.4.3. Conception sérielle ou en cascade : effet de la position de

l’irrégularité

I.4.3.1. Coût « central » de l’irrégularité ?

Les latences d’écriture n’étaient en moyenne pas significativement affectées par le facteur de régularité. Nos résultats indiquent que c'est en réalité la position de cette irrégularité qui était déterminante. Que le mot fut long ou court, l'initiation de la réponse graphomotrice semblait retardée uniquement lorsque la séquence lexicale irrégulière était située sur le premier phonème du mot (cet effet était en réalité particulièrement visible en comparant les mots irréguliers de la catégorie Initiale par rapport aux mots de la catégorie Finale). Cela confirme les

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études antérieures montrant que les mots irréguliers nécessitent davantage de temps de traitement avant que la réponse motrice soit exécutée (Bonin & Méot, 2002; Bonin et al., 2001b; Delattre et al., 2006), mais nous avons donc aussi observé que les latences n’étaient pas affectées par la présence d’une irrégularité présente à la fin du mot. Un résultat semblable avait par ailleurs déjà été rapporté par Bonin et al. (2001b) en dénomination écrite. Cela suggère que l’initialisation était uniquement retardée lorsque le conflit (i.e. la compétition entre la représentation orthographique irrégulière correcte de la voie lexicale et celle issue de la voie phonologique) devait nécessairement être résolu, à savoir, lorsque l'irrégularité orthographique était sur localisée sur le tout premier phonème. Par conséquent, dans notre tâche, la planification semble se limiter à la première partie du mot, ce qui est ainsi seulement compatible avec une organisation temporelle en cascade des processus centraux et périphériques.

Après avoir constaté qu’à l’oral, la durée d’articulation n’était pas influencée par les processus cognitifs centraux (Damian, 2003), Damian avait observé dans une tâche d’amorçage implicite à l’écrit que les durées de réponse n’étaient pas affectées par la nature phonologiquement reliée ou non reliée du mot sonde, suggérant que le mot qui était produit était entièrement programmé avant l'exécution (Damian & Stadthagen-Gonzalez, 2009). Une explication pour ce résultat antagoniste, résiderait peut-être dans la nature des contraintes liées à la tâche, influençant le niveau d’implication des différents processus linguistiques. Bien que Bonin et al. (2005) aient montré que le contrôle stratégique des deux voies d’accès à la représentation orthographique ne semble pas possible dans une tâche d’écriture sous dictée, des résultats obtenus en production orale montrent que les individus sont capables d’adopter un « critère de réponse » qui leur permet de faire varier si nécessaire le degré de planification préalable de la réponse (Meyer et al., 2003) (voir aussi Kello, Plaut, & MacWhinney, 2000; avec l'interférence Stroop). Ainsi la tâche que nous avons utilisée (présentation auditive des stimuli) a pu favoriser une stratégie basée sur l’encodage phonologique précoce (et donc une planification graphomotrice restreinte aux tous premiers graphèmes) pour permettre la réponse la plus rapide possible. Dans ces conditions, le coût « central » de l’irrégularité (i.e. sur la programmation de la réponse, sur les latences) n’était présent que lorsque celle-ci était positionnée sur l’initiale.

I.4.3.2. Coût « périphérique » de l’irrégularité ?

Si toute irrégularité, quelle que soit sa position, implique un coût de traitement supplémentaire, l’absence de coût de l’irrégularité finale sur les latences suggère une résolution du conflit après le commencement de la réponse. La conséquence logique, suggérée par les

résultats de Delattre et al. (2006) sur les durées de production, est que la résolution de l’irrégularité finale, si elle n’est pas effective au moment de l’initialisation de la réponse, pourra se répercuter sur le comportement au cours de la production ; sur la vitesse d’écriture par exemple. Nous n’avons cependant pas observé un tel résultat, les vitesses d’écriture semblant au contraire, malgré d’importants écart-types liés à la différence entre courts et longs, plus ralenties lorsque l’irrégularité était présente sur l’initiale. Cette catégorie de mots, irréguliers à l’initiale, semblent ainsi induire, au-delà des latences plus longues, des vitesses d’écriture plus lentes et un nombre d’erreurs plus important (particulièrement chez les monosyllabiques). On ne peut déterminer si ce ralentissement résulte d’une « incertitude » lors de l’écriture de la séquence irrégulière chez les sujets ayant correctement orthographié le mot, lié à la persistance d’un conflit non résolu au moment de débuter la production, ou de variables confondues liées au matériel (la fréquence de bigrammes était contrôlée mais bien d’autres facteurs relatifs à la nature des graphèmes produits sont suceptible d’avoir une influence sur la vitesse d’exécution).

Quoi qu’il en soit, le coût « périphérique » (sur la vitesse moyenne d’écriture du mot) était bel et bien présent, mais en réalité limité aux irrégularités initiales. Puisque Delattre et al. (2006) n’avaient utilisé que des monosyllabes et n’avaient pas contrôlé la position de l’irrégularité dans le mot, on ne peut dire que nos résultats soient contradictoires. Un résultat similaire était tout de même été rapporté par Roux et al. (2013) dans une tâche de copie. Ces chercheurs ont montré que la durée moyenne d’écriture des traits (strokes) composant la première lettre du mot était plus importante lorsque le mot était irrégulier au début (bien que l’identité de cette première lettre fût identique, contrôlée, entre mots réguliers irréguliers). Cependant, la position de l’irrégularité n’était pas nécessairement confondue avec l’initiale du mot (i.e. la toute première lettre) comme cela était le cas ici, autorisant les auteurs à conclure à une résolution de l’irrégularité pendant la production de la première lettre. Au moment où nous enregistrions la vitesse d’écriture d’un mot irrégulier à l’initiale, le conflit était nécessairement statué puisque l’écriture du premier graphème (différent selon la voie à partir de laquelle il était récupéré) était exécutée. Donc, si l’on écarte tout biais potentiel lié à la nature des différents graphèmes produits dans les différentes conditions (certains caractères étant susceptibles de générer des vitesses de production plus ou moins importantes), il apparait au travers de nos résultats que ce conflit (même « résolu ») continue dans une certaine mesure d’affecter la dynamique de la production. L’écriture cursive que nous avons utilisée ici permet cependant difficilement de mesurer la durée d’écriture par lettre et donc d’aller plus loin dans l’interprétation de cet effet.

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I.4.3.3. Absence de coût d’une irrégularité finale ?

Nous avons observé qu’une irrégularité phono-orthographique présente en fin de mot n’entraînait pas de délai dans l’initialisation de la réponse (ni ne ralentissait la vitesse d’écriture), suggérant soit que cette séquence finale n’était pas encore véritablement programmée au moment de l’initialisation, soit que celle-ci ne nécessitait aucun coût de programmation supplémentaire. Une planification initialement d’étendue restreinte, mais ensuite réalisée « online » (pendant l’écriture du mot) peut ainsi expliquer l’absence d’effet de l’irrégularité finale sur les latences et une absence d’effet de la longueur des mots. L’observation faite par Kandel et al. (2006) ou Álvarez, Cottrell, et Afonso (2009) d’intervalles inter-lettres plus longs aux frontières syllabiques en écriture sous dictée renforce par ailleurs cette idée d’une planification graphomotrice procédant par petites unités. Nous n’avons cependant pas pu mettre en évidence de coût périphérique supplémentaire sur une telle programmation « online » lorsque la finale du mot était irrégulière, mais peut-être est-ce parce que notre mesure de la vitesse moyenne du mot entier n’était pas assez sensible pour cela. Selon une autre hypothèse, la voie lexicale étant réputée plus rapide que la procédure de conversion, on peut supposer qu’au moment où la représentation orthographique lexicale est activée, seuls les premiers phonèmes du mots ont été convertis en graphèmes (les deux voies étant activées en parallèle; e.g. Folk et al., 2002; Houghton & Zorzi, 2003) et donc seuls ceux-ci sont susceptibles de générer un conflit et donc un « coût » sur le comportement. La procédure de conversion serait interrompue avant son terme et l’irrégularité finale ne générerait pas de coût particulier. On peut en effet constater qu’il n’y avait pas davantage d’erreurs orthographiques sur la finale pour les mots irréguliers par rapport aux mots réguliers.