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CONTEXTE GENERAL ET SPECIFICITES DU ON LINE

Section 3. Le marketing expérientiel sur le web

3. L’immersion dans l’expérience en ligne

3.2. La question de la matérialité du corps en immersion

Dans le cas des écrans d’ordinateurs et du web, l’immersion peut parfois être si importante que l’on peut se demander dans quelle mesure elle ne conduit pas à une forme d’embodiment que l’on peut traduire de deux façons en français selon le sens dans lequel il a lieu : incorporation dans l’écran (qui peut aller jusqu’à la désincorporation) ou incarnation des pratiques du web.

Dans le premier sens, qui vient de l’informatique et des Systèmes d’Information, l’incorporation signifie que l’individu s’incorpore dans l’écran (au travers d’un avatar, d’un pseudo, du texte) parce qu’il est très absorbé par ce qu’il y fait (immersion). Il existe deux points de vue

scientifiques concernant cet embodiment dans l’interface. Le premier considère que le corps physique est une coquille vide, l’individu est dans l’écran. On peut alors parler de disembodiment ou désincorporation. L’autre point de vue est que le vécu virtuel et le vécu réel s’hybrident l’un et l’autre. Il s’agit alors véritablement d’embodiment.

Dans le deuxième sens, qui est sociologique ou anthropologique, on considère que le vécu dans l’interface s’imprime dans la chair réelle, au travers de mimiques, d’une gestuelle ou de réactions physiologiques. Lors de la navigation même, la consommation en ligne devient une expérience somatique ou kinesthésique. Et, à plus long terme, l’expérience peut à proprement parler s’incarner, quand des réflexes appris sur le web sont utilisés dans le monde physique. C’est aussi une forme d’embodiment.

Figure 1.5– Trois formes d’embodiment ou de disembodiment selon la littérature

Dans la présente recherche, la première forme d’embodiment est traduite par incorporation, la deuxième par désincorporation, et la troisième par incarnation ou expérience incarnée.

De l’incorporation dans l’écran à l’abolition de la chair

Gibson (1984) est l’auteur d’un roman visionnaire qui a connu un grand succès dans les années quatre-vingt : Neuromancien a séduit le public mais aussi les chercheurs. Il pose la question de la disparition du corps dans les mondes virtuels. Le corps charnel disparaît au profit d’un corps de substitution ou avatar. Ce corps dématérialisé est créé dans une version idéalisée, il est anonyme, omnipotent, non commotionnel et immortel (Marzano, 2007). Pour Biocca (1997, p. 5), les progrès techniques vont dans le sens d’un embodiment progressif des êtres humains dans les interfaces. L’embodiment progressif désigne « l’immersion progressive des canaux sensorimoteurs vers l’interface de l’ordinateur, au travers d’un couplage plus étroit et enveloppant du corps et des écrans et capteurs de l’interface. » C’est la fin de la séparation du corps et de l’esprit puisque « Le cyberespace, qui place littéralement le corps dans des lieux créés par l’esprit, estompe la frontière »

entre le corps et l’esprit (Novak, 1991, p. 227). La confrontation du corps à l’interface de l’ordinateur, à la réalité virtuelle, est même, pour Hansen (2006), la meilleure façon de penser le corps.

À l’extrême, le disembodiment ou désincorporation constate plutôt une séparation, puisqu’il signifie que l’esprit seul entre en communication avec l’ordinateur. « Les pesanteurs du corps sont effacées quels que soient l’âge, la santé, la conformation physique. Les internautes sont sur un pied d’égalité du fait justement de la mise entre parenthèses du corps. » (Le Breton, 1999, p. 140). Cet affranchissement du corps est vécu par certains comme une libération (Marzano, 2007), et le fait d’être privé d’accès au cyberespace, comme pour Case, le héros de Neuromancien (Gibson, 1984), est vécu comme un emprisonnement : « Case n’avait vécu que pour l’exultation désincarnée du cyberspace, ce fut la chute. […] l’attitude élitiste exigeait un certain mépris pour la chair. Le corps, c’était de la viande. Case était tombé dans la prison de sa propre chair. » (Gibson, 1984, p. 9)

Néanmoins, si ce qui se passe sur Internet n’affecte pas le corps physique, il n’en reste pas moins que l’individu peut être affecté par ce qui s’est passé dans le monde virtuel (Fyrat39 et Vicdan, 2008)40. Il est difficile de dissocier le corps de chair du corps « virtuel » (Giesler et Venkatesh, 2005).

De nouvelles graduations de l’absence à la présence

Internet produit de nouveaux effets sociaux et bouleverse les critères classiques de la relation : à distance, on peut communiquer sans se rencontrer. « Désormais une relation naît en amont du face à face, elle outrepasse la présence et le visage » (Lardellier et Ricaud, 2008, p.8). « Au-delà de l’opposition entre présent et absent, se construisent de fines graduations qui incitent à repenser la relation aussi bien lointaine qu’immédiate » (Weissberg, 2000). C’est aussi parce qu’il y a, en quelque sorte, un déséquilibre de présence : l’absence est plus vivace pour les autres que pour celui qui interagit. Celui qui interagit est dans sa chair, les autres sont plus intangibles. Leurs traces les représentent toutefois : un avatar, une contribution, un blogueur (Fyrat et Vicdan, 2008).

39 Sur cet article, le nom de l’auteur est Fyrat et non Firat …

40 Un exemple réside dans les cas d’infidélité « virtuelle » sur les réseaux sociaux (Facebook) ou les sites de rencontre,

L’expérience d’immersion vécue corporellement : l’expérience incarnée

La définition originelle de l’embodiment en tant qu’incarnation du vécu, peut-être attribuée à Damasio (1994), professeur de neurosciences et de psychologie, ou à Lakoff et Johnson (1999), professeurs de linguistique cognitive41. Ils affirment le lien étroit entre le corps et l’esprit. Ils défendent le fait que notre pensée, nos émotions, et donc nos attitudes au sens large, sont façonnées, structurées par notre corps. « Nos pensées les plus raffinées et nos meilleures actions, nos joies les plus grandes et nos peines les plus profondes, utilisent notre corps comme un jalon » (Damasio, 1994, p. 16). « Nos cerveaux tirent des leçons du reste de notre corps. Ce que nos corps sont, et comment ils fonctionnent dans le monde, structure les concepts que nous utilisons pour penser. On ne peut pas tout penser – seulement ce que notre cerveau, incarné dans notre corps, nous permet » (Lakoff et Johnson, 1999).

Partant de ces fondements, les sciences de l’information et de la communication utilisent également le terme embodiment. Si c’est le corps qui façonne nos attitudes, que va t’il se passer face à une interface d’ordinateur ? La même chose que dans le monde réel : la situation est identique, le vécu s’incarne, quel que soit l’environnement dans lequel est le corps (Biocca, 1997). Ainsi, les usages d’Internet vont avoir une inscription corporelle. Elle peut-être immédiate, dans le sens où accéder à Internet est tactile : frappe sur le clavier ; contact de la paume avec la souris et appui digital ; caressement et appui sur le pad ; pincement, tapotement, caresse sur les écrans tactiles des

smartphones et des tablettes numériques. Avec les dispositifs tels que ceux des consoles Wii42 ou Kinect, le corps va évidemment encore plus loin dans l’immersion43. Du simple clic à la réalité virtuelle, l’idée des concepteurs n’est pas de faire renaître le corps dans la machine mais bien de faire vivre des sensations nouvelles au corps (Flichy, 2009).

L’inscription corporelle peut aussi devenir pérenne, et des mouvements appris sur Internet peuvent être ensuite reproduits dans le monde réel. Ainsi Vigarello (2009), historien du corps et des techniques, explique que les modes de représentation du corps se calquent sur la technique du moment. Ainsi, aujourd’hui, on imagine et on veut comprendre le corps comme une structure en réseau sur le mode de l’Internet. Flichy (2009) évoque Gabe, le héros du roman cyberpunk Les

Synthérétiques de Pat Cadigan (1991). Celui-ci décide de ne plus se déconnecter du web, et, dans

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Sur le plan conceptuel, cette idée est apparue bien avant, tous ces auteurs se revendiquent de Merleau-Ponty (1945).

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La console Wii dispose de joysticks qui permettent de capter une grande variété de mouvements et de les retranscrire à l’écran (lancer une boule de bowling, frapper une balle au tennis, danser, etc.). La console Kinect fonctionne sans joystick : tous les mouvements du corps sont captés et reproduits dans l’interface.

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les rares cas où il revient à la vie réelle, il ne sait plus s’y comporter : « il avait oublié que s’il faisait un faute, il n’y avait aucune sauvegarde qu’on pouvait utiliser pour faire une correction » (p. 239).