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CONTEXTE GENERAL ET SPECIFICITES DU ON LINE

Section 1. L’identité au fondement de la sociabilité

1. Les processus identitaires

1.1. Une identité multiple et évolutive

L’identité, une ou multiple ?

L’éthymologie du mot identité est paradoxale. Identité vient du latin idem, le même. Elle est ce qui rend chacun similaire à l’autre, semblable aux autres ; mais aussi ce qui rend chacun unique, différent des autres (Marc et Picard, 2000). Dès les travaux pionniers de James (1890), repris par la plupart des psychologues, dont Goffman (1973), l’identité sociale est vue comme multiple : il y a autant d’identités que de rôles sociaux (un même homme peut être père, frère, enfant, employé, joueur de tennis…). Goffman utilise d’ailleurs la métaphore du théâtre pour expliquer les différents rôles endossés, et l’utilisation de « façades », c’est-à-dire des éléments sur lesquels l’individu peut jouer pour crédibiliser ses rôles (décor, habits, gestes …). L’individu n’est pas dans le mensonge, les rôles ne sont pas plus ou moins vrais. Ils composent son identité (Goffman, 1973). Comme Rimbaud le pressentait, « Je est un autre ».

L’identité, stable ou évolutive ?

Les premiers travaux sur l’identité la voient comme une caractéristique donnée de l’individu. Des auteurs ont ensuite identifié des périodes typiques de l’évolution de l’identité, ainsi les stades du développement psychosocial selon Freud ou Erikson. Ces périodes, reflétant une évolution, n’en sont pas moins figées. En parallèle, les travaux de Mead (1963), dont nous

reparlerons au paragraphe suivant, voient l’identité comme évolutive, au fil des interactions avec autrui. On parle ainsi de construction identitaire et de processus identitaire.

La période post-moderne est le paroxysme de la malléabilité de l’identité. Dans les sociétés traditionnelles, le monde social est structuré et propose à l’individu un groupe d’appartenance au sein duquel un rôle identitaire lui est destiné. Aujourd’hui, cette structure a volé en éclat. Chaque individu doit tenir un grand nombre de rôles sociaux, et entrer en contact avec un nombre important de groupes sociaux différents. Cela implique une grande adaptabilité de l’identité et sa fragmentation (Kaufmann, 2004). Elle s’amplifie à l’heure du numérique comme nous le verrons par la suite.

1.2. L’identité dans l’interaction

Dans le cas de cette recherche, nous nous focalisons sur l’analyse de l’interaction entre individus. Nous nous basons ainsi sur les travaux de sociologues en psychologie sociale, et notamment les travaux du psychologue et sociologue Georges H. Mead. Il est l’initiateur de l’interactionisme symbolique (Blumer, 1969), et de la théorie du rôle, et voit l’identité comme le résultat de l’interaction avec autrui. La conversation est une interaction qui produit des significations partagées socialement. L’identité sociale d’un individu correspond aux trois éléments qui constituent chaque rôle : la position dans la structure sociale (le statut) ; sa valeur (jugement sur l’adéquation du rôle) ; l’importance du rôle (est-il impliquant pour l’individu qui le joue ou celui qui le voit) (Baugnet, 1998). L’identité est « un produit de socialisations successives » (Dubar, 1991, p. 7).

On a vu précédemment que Goffman (1963) utilise lui aussi la métaphore du théâtre pour décrire la multiplicité des rôles qui constituent une identité. Les rôles sont joués en interaction avec d’autres individus, et doivent répondre à leurs attentes. En voyant une personne, son apparence, ses modalités d’entrée en contact, on s’attend à ce qu’elle réponde à certaines règles d’expression, de comportement, de jugement. Parfois, il existe un décalage entre l’identité sociale réelle (ce que l’individu est vraiment) et l’identité sociale virtuelle (ce qui est attendu et permet de s’intégrer socialement).

Un autre courant, initié par Le Bon (1895), étudie l’interaction sociale dans le cas de grands rassemblements, de situations de foule. Freud (1920) à sa suite, réintroduit le concept de foule dans un de ses ouvrages fondateurs, Essais de psychanalyse. Pour ces auteurs, la foule a essentiellement des aspects négatifs. L’homme, dans l’anonymat, va se déresponsabiliser : la

personnalité consciente va céder le pas à la personnalité inconsciente. Il retrouve des instincts primaires, « un état de barbarie », selon le propre terme de Freud : spontanéité, violence, férocité, enthousiasme, héroïsme primitif et baisse de rendement intellectuel.

1.3.Les stratégies identitaires

Les stratégies identitaires sont les dynamiques à l’œuvre dans l’interaction. Elles ont un effet immédiat, à court terme sur la communication qui a lieu. Mais elles ont aussi un effet général, à long terme. En effet, la somme de ses stratégies, déployées à chaque relation interpersonnelle par les individus, déplacent l’équilibre identitaire et constituent le moteur de la construction identitaire (Goffman, 1974 ; Kastersztein, 1990).

Dans cette recherche, nous étudions les stratégies identitaires telles que proposées par Marc et Picard (2000). Une stratégie identitaire consiste, pour un individu, en déployer certaines attitudes afin d’atteindre un objectif. Toute situation de communication est susceptible de favoriser l’émergence de stratégies, puisqu’il va falloir se mettre en scène, montrer une bonne facette de soi ou limiter la dévalorisation de soi. Les stratégies sont sous-tendues par deux tensions : la première est l’opposition entre l’affirmation et la protection de soi : l’individu est dans une sorte de continuum entre la quête de reconnaissance et le besoin de s’affirmer, d’une part, et d’autre part, la volonté de protéger son image et son estime de soi. La deuxième tension à l’œuvre concerne l’opposition entre le besoin de s’individualiser et donc se différencier vis-à-vis d’autrui versus la recherche de proximité et de similitude qui conduit à s’identifier à l’autre.

1.4. L’identité dans l’interaction médiatisée

L’identité à l’âge post-moderne

Le premier auteur à avoir étudié la question de l’identité face aux interfaces informatiques est la sociologue Sherry Turkle (1995). Selon elle, l’identité telle qu’elle est vécue au travers de l’interface d’un ordinateur est typiquement post-moderne. C’est, en effet, au spectre des travaux des « post-structuralistes44 » français qu’elle étudie les identités médiatisées. Lacan, notamment, pense

44

les identités post-modernes comme radicalement décentrées. Pour Deleuze et Guattari (1980), le soi est « déterritorialisé ». C’est aussi une des caractéristiques des identités en ligne.

Par l’intermédiaire de la technologie, l’identité, qui n’est plus incarnée, se décentre fortement et devient symbolique (Reid-Steere, 1996). Les textes, les images, les icônes, les liens hypertextes permettent de se créer de nouvelles identités digitales (Fyrat et Vicdan, 2008 ; Nguyen et Alexander, 1996 ; Schau et Gilly, 2003). La décentration est parfois aussi une stratégie volontaire de l’internaute qui ne souhaite pas être traçable et disperse ses informations pour préserver la confidentialité de ses activités (Georges, 2010). Elle permet aussi d’échapper à sa condition personnelle (son corps) ou sociale (Haraway, 1990 ; Turkle, 1995). En somme, Internet, « c’est le terrain de jeu ultime pour le soi liquide, changeant et post-moderne » (Fyrat et Vicdan, 2008, p. 388).

Du soi liquide au soi flottant

Si l’identité post-moderne est décentrée, elle est aussi multiple. Pour Deleuze et Guattari (1972), le soi est une multiplicité de machines désirantes. De la même façon, l’identité sur Internet est une identité morcellée voire dispersée (sur les forums, sur l’interface qui sert à écrire des mails, sur les réseaux sociaux…). Internet permet de dépasser les limites du corps (Venkatesh, Meamber et Firat, 1997) dans le sens où un individu peut donner plusieurs représentations de lui (Reid, 1998 ; Turkle, 1997). On assiste à « l’apparition d’un type d’action totalement inédit : la manipulation identitaire à laquelle un individu va pouvoir se livrer en superposant une identité virtuelle à son identité réelle, une identité fantasmée à son identité sociale » (Jauréguiberry, 2002). En conséquence, les internautes peuvent se voir comme la somme de leurs présences réparties sur le web (Turkle, 1997).

Turkle (1995) décrit comment les jeux sur les identités multiples par l’intermédiaire des jeux vidéos, des chats ou des forums conduisent à des modifications identitaires. Dans certains cas, elle observe que la fréquention de l’Internet conduit à une réconciliation avec soi-même, ou, au contraire conduit à un éclatement identitaire, et l’individu est alors perdu. Elle n’aura de cesse, à partir du milieu des années 90, d’alerter sur le risque d’isolement des adeptes des interfaces. L’individu perd alors le contrôle de son identité, le soi est flottant, perdu sur Internet. Elle rejoint en cela les chercheurs du courant S.I.D.E. (Social Identity model of De-individuation Effects), qui se revendiquent de Le Bon. Selon eux, l’anonymat sur Internet a des effets pervers, tout comme ceux que décrivaient Le Bon dans la foule réelle. Ils remarquent des pertes d’identité sur des sujets qui communiquent anonymement sur Internet (Reicher et al., 1995; Spears et Lea, 1994). On peut penser que se sont les internautes ayant la plus faible estime d’eux-même ou enclins à la dépression

qui vont créer des identités virtuelles éloignées de la leur (Parmentier et Rolland, 2009), et non pas la multiplication des identités qui crée le mal-être.

Cardon (2008) est, pour sa part, moins alarmiste, et pense qu’il existe chez les internautes une certaine maitrise de la distance ou de la proximité entre identité « réelle » et les différentes identités en ligne. Il propose une cartographie des identités en fonction de deux axes opposant réel versus projeté et être versus faire. Cela le conduit à l’identification de quatre types identitaires : « l’être réel » qui est l’identité civile ; « l’être projeté » qui est l’identité narrative ; le « faire réel » qui est l’identité agissante ; le « faire projeté » qui est l’identité virtuelle. Il existe un continuum de positions identitaires entre ses pôles.

Figure 2.1 - Cartographie des traits identitaires projetés vers les plateformes du web 2.0, d’après Cardon 2008

Pour Georges (2010), les divergences identitaires sur Internet ne sont que de l’ordre du superficiel : « le soi numérique tient toujours du soi réel le mouvement qui l’anime » (p. 33). Toutefois, il existe une hybridation entre les identités « réelles » et « virtuelles ». D’une part, l’identité numérique génère des expériences de vie qui bien que vécue en ligne sont réelles. D’autre part, « les utilisateurs transfèrent quelque chose d’eux-mêmes aux technologies, qui deviendraient révélatrices de ce qu’ils sont » (Georges, 2010, p. 36). « Cette mise en situation réflexive de l’individu participe à la construction de son identité » (Parmentier et Rolland, 2009, p. 47).

Internet donne naissance à « un type de relation sociale moins marquée par le principe d’identité, plus fragile et moins confortable mais également plus responsable et forte sur le plan du sens » (Dubey, 1996, p. 45). Aussi, « il n’y a pas d’opposition frontale entre l’anonymat et la construction de liens sociaux » (Flichy, 2009, p. 172), comme nous le verrons à la section suivante.

Les stratégies identitaires en ligne

On ne peut dissocier, sur le plan de la construction identitaire, ce qui se passe sur Internet ou dans la vie « réelle » (Denouël, 2011 ; Parmentier et Rolland , 2009). Ce qui se joue en termes identitaires sur Internet influence donc l’identité « réelle ». Sur Internet, comme dans le « réel », « la production du soi en ligne apparaît ainsi conduite selon une logique relationnelle » (Denouël, 2011, p. 77). Les individus déploient de véritables stratégies de dévoilement et d’effacement (Cardon, 2009). Tisseron (2011) parle d’extimité45, par combinaison d’intimité et d’exposition, pour désigner « le processus par lequel des fragments du moi intime sont proposés au regard d’autrui pour être validés » (p. 84). Ce n’est pas de l’exhibitionnisme, simplement le besoin de se rencontrer soi-même dans le regard d’autrui. Sur Internet, l’exposition se fait face à la multitude, fait que l’individu peut feindre d’ignorer.

Afin de comprendre l’impact des stratégies identitaires en ligne sur le soi « réel », Georges (2010), propose un schéma de l’influence de l’identité en ligne sur l’identité « réelle », en fonction de trois type d’interactions avec l’interface. La première des trois facettes de l’identité modifiée est la plus intime : il s’agit du soi, qui est composé du profil que l’on se donne sur Internet (un pseudo, une photo…). Elle est liée aux interactions sensorimotrices (avec la souris, le pad, l’écran, et met donc en jeu le corps). La deuxième facette est le chez-soi. Il correspond à la structure hypermédiatique du profil, c’est-à-dire à ce qui est exposé du sujet aux autres, mais reste sous contrôle du sujet (mises en ligne d’informations diverses, de photos, de vidéos..). Elle est liée aux interactions sémiocognitives, c’est-à-dire à la compréhension d’Internet comme espace. Enfin, le flux, qui correspond à l’apparition, au changement et à la disparition des informations liées au sujet (le rythme des discussions, les fonctionnalités du web 2.0). Elle est liée aux interactions sociales avec les autres internautes.