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Les caractéristiques des relations interpersonnelles médiatisées

CONTEXTE GENERAL ET SPECIFICITES DU ON LINE

Section 3. La sociabilité médiatisée

1. Les caractéristiques des relations interpersonnelles médiatisées

1.1.Le paradoxe de tisser des relations par écran interposé

Malgré le paradoxe apparent de cette situation dans laquelle un internaute est seul et anonyme face à un écran, échangeant avec des personnes qu’il ne rencontrera jamais, il est depuis longtemps admis que l’environnement Internet favorise, dans de nombreuses circonstances, des échanges sociaux riches de sens (Kozinets, 1999 ; Rheingold, 1993 ; Turkle, 1995).

L’étude des relations qui se créent par écran interposé a donné lieu à plusieurs pans de recherche. Les informaticiens s’y intéressent au travers de l’étude des Interactions Homme-Machine (I.H.M., acronyme que l’on traduit aussi par Interface Homme-Machine). Des spécialistes des

communications et des médias ont élaboré des théories envisageant les médias comme des acteurs sociaux notamment au travers de la théorie de la réponse sociale -Theory of social response- (Reeves et Nass, 1996) ou encore la théorie de la présence sociale (Short, Williams et Christie, 1976) à laquelle une sous-partie est dédiée.

L’Interaction Homme-Machine

L’ingénierie de l’interaction homme-machine est reconnue en France comme domaine de recherche depuis plus de 30 ans. Elle se réfère à l’ensemble des phénomènes cognitifs, matériels, logiciels et sociaux mis en jeu dans l’accomplissement de tâches sur support matériel. Son objectif est de construire des interfaces suscitant des interactions compatibles aux attentes et capacités de l’utilisateur. L’interaction est induite par l’interface, mais partiellement, parce que l’utilisateur, par son passé, son état, sa culture, ses croyances et notamment sa compréhension du système, influence cette interaction (Calvary, 2002).

La théorie de la réponse sociale

« Selon la théorie de la réponse sociale, les hommes ont tendance à traiter les ordinateurs comme des acteurs sociaux, même s’ils savent que les machines ne possèdent pas d’intentions, d’émotions, de ‘soi’ ou de motivations humaines » (Moon, 2000, p. 325). Contrairement à d’autres théories sur les technologies, la T.R.S. voit les ordinateurs non seulement comme des médias mais elle prône le fait qu’une relation se construit entre l’homme et son ordinateur, psychologiquement distincte de celle qui peut se créer avec les personnes qui sont « derrière » l’ordinateur ; cette relation est régie par les mêmes règles sociales que tout autre relation interpersonnelle ; cette relation n’est pas nécessairement transférable à d’autres ordinateurs ou d’autres humains (Moon, 2000). La raison en est que le cerveau humain fonctionne sur un mode archaïque (Reeves et Nass, 1996). L’homme utilise des raccourcis mentaux pour éviter d’entrer dans des processus complexes de traitement de l’information (Chaikin, 1980). En conséquence, qu’il soit face à un être humain ou une machine, ce sont les mêmes processus de communication qui s’enclenchent, presque mécaniquement. Il n’y a rien qui distingue une réponse faite directement à un interlocuteur d’une réponse faite à ce même interlocuteur mais, cette fois, médiatisée par un ordinateur, voire avec l’ordinateur lui-même (Reeves et Nass, 1996). Ces effets sont renforcés si l’interface donne des signes d’humanisation comme l’utilisation d’un langage, la rapidité de la réponse, l’interactivité, ou la présence d’avatars (Holwartz, Janiszewki et Neumann, 2006).

1.2.La présence sociale

Le terme est apparu pour la première fois dans les travaux de Short, Williams et Christie (1976), chercheurs en sciences de l’information et télécommunications. Ils se sont attaché à étudier les effets d’un média en tant qu’interface de communication entre deux hommes. Ces médias sont les premiers ordinateurs, les téléphones, les visiophones, ou encore les appareils de visioconférence. Les auteurs étudient l’impact du média sur la persuasion des interlocuteurs ou encore la capacité du média à produire une cohésion de groupe.

La présence sociale caractérise la capacité « subjective »54 d’un média, à rendre saillant l’interlocuteur lors d’une discussion médiatisée par un écran (Short, Williams et Christie, 1976). Elle renvoit donc à la capacité du média à restituer, aux yeux des interlocuteurs, les caractéristiques d’une communication interpersonnelle en face à face (Lombard et Ditton, 1997). À partir de la fin des années 1990, les chercheurs en Systèmes d’Information ont montré que la présence sociale pouvait être restituée à travers les médias sociaux, alors même que les interlocuteurs ne se voyaient pas (Gefen et Straub, 1997, 2004 ; Hassanein et Head, 2005). Ils ont alors identifié un ensemble de vecteurs de la présence sociale (Annexe A2.1).

L’intérêt de ce concept est d’attirer l’attention sur le fait qu’une relation médiatisée par un ordinateur se caractérise comme une relation en face à face. En effet, Short, Williams et Christie (1976) évaluent la présence sociale sur des échelles sémantiques différentielles concernant la sociabilité, la sensibilité, la chaleur et l’impression d’individualisation du contact55. A leur suite, Gefen et Straub (2004) ont apporté des nuances à la description et ont proposé de l’évaluer au travers de l’impression de contact, de relation interpersonnelle, de convivialité, de chaleur humaine ou de sensibilité, qui se dégage de la relation médiatisée.

Short, Williams et Christie (1976) ne se doutaient certainement pas de ce qu’il allait advenir de l’Internet et notamment de l’avénement de la dimension sociale. La médiation paraissait alors comme un frein pour les communications. Avec l’avènement du web 2.0, le média démultiplie les possibilités de communiquer à distance.

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La tendance à ressentir de la présence dans un avis d’internaute varie selon les individus. Elle dépend notamment de ses caractéristiques individuelles, comme, par exemple son genre (Gefen et Straub, 1997), son degré d’acceptation de la technologie (Davis, 1989 ; Komiak et Benbasat, 2006) ou encore ses motivations de shopping (Hassanein et Head, 2005).

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1.3.L’avènement du web 2.0

Le web 2.0 est une expression créée en 2003 par O’Reilly et Dougherty, deux journalistes spécialisés dans les technologies émergentes. Cette expression a été largement utilisée au milieu des années 2000, et a soulevé de nombreux débats, notamment sur l’ampleur du phénomène désigné. Le web 2.0 définit l’Internet dans sa deuxième version (comme il est d’usage de nommer les nouvelles versions de logiciels), qui se distingue du web 1.0 par une dimension participative renforcée. Alors que l’Internet originel permettait seulement la consultation des contenus, le web 2.0 permet aux internautes de réagir à ce qu’ils voient, lisent et entendent en rédigeant des commentaires, postant des vidéos par l’intermédiaire d’applications intégrées dans les sites, comme les forums, les chats, les modules de vote ou les blogs. Cette terminologie s’est finalement imposée malgré les critiques. Pisani et Piotet (2008) reprochent au terme web 2.0 de se focaliser sur l’évolution technologique de l’Internet. Or, c’est d’un bouleversement sociétal dont il s’agit ici. Il entraine une modification des communications interpersonnelles et des comportements des consommateurs. Les auteurs utilisent les terminologies d’ « intelligence collective » (Lévy, 1994), de « sagesse des foules » (Surowiecki, 2005), d’ « intelligence collaborative » ou de « wikinomie » (Tapscott et Williams, 2007), de phénomènes d’essaims (swarm intelligence, cyber essaims, de Rosnay, 2006), ou enfin de multitudes (Pisani et Piotet, 2008). Ainsi, pour Pisani et Piotet (2008), les individus sont désormais reliés par des flux, et de nouvelles formes de relations s’établissent entre eux : communautés, réseaux sociaux, crowdsourcing56, pouvant prendre la forme de la wikinomie57 ou de la prosommation58 (Tapscott et Williams, 2007). Ces auteurs sont accusés de maoïsme digital par leurs détracteurs59.

De nombreux sociologues étudient la question de la modification de la sociabilité à l’aune de ce changement. L’usage d’Internet isole-t-il ou crée-t-il des liens sociaux ? Certaines études démontrent qu’il peut isoler (Hauteville et Dan Véléa, 2010 ; Turkle, 1995 ; Varescon, 2009) ou au contraire que son usage est neutre ou positif (Pénard et Poussing, 2006 ; Wellmann et al., 2001). D’autres mettent en perspective sociabilité réelle et sociabilité en ligne (Kraut et al., 1998 ; Lethiais

56 Le crowdsourcing désigne le fait de sous-traiter aux « foules » un certain nombre de fonctions d’une organisation. 57

Pour Tapscott et Williams (2007), la wikinomie, « art et science de la collaboration », va au-delà du réseautage social en ligne ou du crowdsourcing, c’est une mutation de pouvoir des organisations vers les individus.

58 La création de produits par les consommateurs.

59 Ainsi Lanier rejette l’idée selon laquelle le collectif pourrait avoir une forme de sagesse et Carr dénonce l’amoralité

du web 2.0 qui a été récupéré par les entreprises (les consommateurs seraient donc manipulés). D’autres auteurs affirment que les amateurs ne remplaceront jamais les experts. Voir Pisani et Piotet (2008).

et Roudaut, 2010). De façon plus globale, Papilloud (2007) et Dubey (2001) étudient l’impact sociétal de l’avènement de la société numérique sur le lien social.

Papilloud (2007) travaille sur la société collaborative60 et étudie son impact sur le lien social. Pour lui, la sociabilité collaborative ouvre l’ère du contact généralisé et permanent. « Elle inaugure un reparamétrage complet des rapports sociaux, où le régime social des contacts est d’autant plus attirant qu’il est moins attachant » (p. 12). Elle supplante d’autres modes de socialisation et d’organisation des groupes sociaux, en particulier ceux qui supposent la co-présence. Pour autant, elle n’appauvrit pas le lien social, elle tend à le diversifier. Elle n’implique pas la solidarité, elle ne reflète pas les distinctions sociales et les positions auxquelles celles-ci renvoient dans la société, il n’y a ni continuité ni engagement dans la collaboration. Elle inaugure une société du dés- attachement : « la collaborativité légitime l’accès et la pratique d’un lien sur la base duquel chacun fait société pour soi » (p. 184).

Dans une perspective critique, Dubey (2001) prévient contre la fabrication d’un simulacre de vérité et la réification de l’ordre social par les dispositifs techniques. Il précise, en opposition à certains penseurs, ceux trop fascinés par le numérique comme ceux le rejettant61, que « les technologies virtuelles ne détruisent ni ne créent à proprement parler le lien social, pas plus d’ailleurs qu’elles n’augmentent ni ne diminuent le réel. La réalité ambiguë qu’elles produisent constitue, par contre, la toile sur le fond de laquelle l’expérience sociale se détache peu à peu comme véritable point d’ancrage de notre expérience du réel, le « milieu » au sein duquel se développent de nouvelles sensibilités au temps et à autrui » (Dubey, 2001, p. 191). Toutefois, Dubey donne aux technologies virtuelles le mérite de relancer la question du lien social, et notamment d’une manière plus affective, plus sensible, se posant contre les conceptions modernes rationnalistes : « l’expérience de l’individualisme technologique ranime le souci immotivé d’autrui, le désir irrépressible d’être ensemble » (p. 207). Ainsi, plus les technologies virtuelles donnent l’impression d’être réelle, plus les individus recherchent à recréer du lien, à réinvestir leur corps (Dubey, 1996, 2001).

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La société collaborative désigne un ensemble d’individus qui participent, par l’intermédiaire d’Internet, à des projets communs, qu’ils soient de l’ordre du loisir, du travail ou de la consommation. Elle est issue de la rencontre entre le lien social et les technologies digitales.

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