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La nature de la connaissance produite dans le cas d’une recherche interprétative

D EUXIEME PARTIE

Section 2. La nature de la connaissance produite dans le cas d’une recherche interprétative

Synthèse de la section 2

Le chercheur a pour objectif de comprendre les processus psychologiques et sociologiques à l’œuvre dans les comportements de consommation en ligne. Pour cela, il se place dans une approche idiographique : le savoir vient de l’étude des cas particuliers, dans un contexte particulier, et, qui plus est, en interaction avec un chercheur dont l’effet n’est pas nié.

La méthodologie qui en découle est une méthode qualitative : les récits de vie.

1. L’épistémologie de recherche

Le choix de l’épistémologie, dans cette recherche, part du constat que les scientifiques de tous les domaines, y compris dans les sciences dites dures (physique, biologie) se sont rendu compte qu’un certain nombre de comportements observés sont mal appréhendés si le chercheur utilise un socle théorique et des concepts pour les étudier. C’est notamment le cas pour la physique quantique depuis 192567 dont les principes n’auraient jamais été découverts en formulant des postulats issus de la physique classique newtonienne. En sciences humaines, la perspective qui consiste à réduire la complexité à un petit nombre de lois est de plus en plus abandonnée (Prigogine et Stengers, 1979). En sciences de gestion, la posture positiviste reste privilégiée mais on observe de plus en plus d’études interprétatives (Sherry, 1991).

C’est après ce cheminement intellectuel sur la vision de la science, et sur la nature du savoir que nous souhaitions produire qu’est paru ce texte d’Edgar Morin (2011). Il reflète parfaitement notre approche, nous a conforté dans notre choix, et s’offre comme parabole de notre réflexion.

« Notre mode de connaissance a sous-développé l’aptitude à contextualiser l’information et à l’intégrer dans un ensemble qui lui donne sens. Submergés par la surabondance des informations, nous pouvons de plus en plus difficilement les contextualiser, les organiser, les comprendre. Le morcellement et la compartimentation de la connaissance en disciplines non communicantes rendent inapte à percevoir et concevoir des problèmes fondamentaux et globaux. L’hyper-spécialisation brise le tissu complexe du réel, le primat du quantifiable occulte les réalités affectives des êtres humains.

Notre mode de connaissance parcellarisé produit des ignorances globales. Notre mode de pensée mutilé conduit à des actions mutilantes. À cela se combinent les limitations 1) du réductionnisme (qui réduit la connaissance des unités complexes à celle des éléments supposés

simples qui les constituent) ; 2) du binarisme qui décompose vrai/faux ce qui est soit partiellement vrai, soit partiellement faux, soit à la fois vrai et faux ; 3) de la causalité linéaire qui ignore les boucle rétroactives ; 4) du manichéisme qui ne voit qu’opposition entre le bien et le mal. » (Morin, 2011, p. 145-146)

1.1. Proposition de définition

Il convient de préciser qu’en sciences de gestion, nous utilisons la terminologie « interprétativisme », alors que dans les sciences humaines, les chercheurs utilisent le paradigme « compréhensif ». Il s’agit de la même approche et nous restons fidèle au lexique actuel de notre champ et nous emploierons donc la terminologie d’interprétativisme.

Le chercheur interprétatif adhère à deux postulats épistémologiques fondamentaux. Le premier postulat est qu’il existe une « radicale hétérogénéité entre les faits humains ou sociaux et les faits des sciences naturelles ou physiques : les faits humains ou sociaux étant des faits porteurs de significations véhiculées par les acteurs (hommes, groupes, institutions), parties prenantes d’une situation interhumaine » ; le deuxième postulat concerne « la possibilité qu’a tout homme de pénétrer le vécu et le ressenti d’un autre homme (principe de l’intercompréhension humaine) » (Mucchielli, 2009, p. 24).

Ainsi, les interprétativistes postulent la dépendance entre le sujet et l’objet, au sein d’un contexte spécifique, dans un lieu et un temps donné. Plutôt que d’essayer de déterminer des lois généralisables ou de décrire statistiquement un comportement, les chercheurs vont décrire les motifs, les significations, les raisons en lien avec le temps et le contexte (Hudson et Ozanne, 1988). L’objectif est de produire des « propositions d’interprétation » (Bertaux, 2010). Pour les chercheurs en marketing, l’objectif est de replacer le consommateur et l’acte de consommer dans un contexte social, émotionnel et parfois même irrationnel (Cova et Cova, 2002).

En outre, dans les méthodes interprétatives, on abandonne la vision de la recherche comme objective et neutre pour prendre en compte la nature construite du processus de recherche et la subjectivité des données. On reconnaît que le chercheur fait partie du champ qu’il étudie. Celui-ci influence le processus de recherche, interagit avec les personnes qu’il étudie et fait partie de la réalité sociale qu’il étudie (Lincoln et Guba, 1985). La force de la méthode (et c’est ce point qui nous a séduit) est que le chercheur doit avoir une vision explicite, critique et réflexive sur son propre rôle. Ainsi, l’objectif est de ne pas se contenter de « restituer de manière neutre des éléments de connaissance simplement mis en forme à partir d’éléments d’observation mais [de] revendique[r] la responsabilité des interprétations qu’il fait du fonctionnement et des évolutions possibles du système organisé qu’il étudie » (David, 1999). Cela conduit à revoir la notion de

« biais » inhérente à la recherche positiviste. Les études statistiques revendiquent d’être objectives. Pourtant, avant d’être codées et traitées statistiquement, les données sont constituées de réponses subjectives à des questionnaires dont les questions sont elles-même le reflet de la subjectivité du chercheur. Les réponses dépendent de la formulation des questions, de leur ordre d’apparition, des caractéristiques de l’enquêteur, du contexte dans lequel il est administré, ainsi que de l’impression que le répondant veut laisser (désirabilité sociale). Enfin les opérations de codage en elles-même supposent des choix, autant de sources de biais. En opposition, les méthodes interprétatives qui sont subjectives par nature semblent dénuées d’objectivité. La validité d’une recherche interprétative va consister à pouvoir suivre chaque décision de recherche prise par le chercheur. Ainsi doit-il consigner à chaque étape ce qu’il fait et pourquoi il le fait. Il peut prendre du recul à chaque fois sur les options qu’il prend et les critiquer. Les répondants eux-mêmes ont la possibilité de nuancer, expliciter, commenter les situations, les événements, les actions. Ils peuvent donner du relief à certains éléments par rapport à d’autres et donner les raisons des faits (Bertaux, 2010).

1.2. Le cas de la présente recherche

Le savoir généré dans cette recherche est idiographique et particulier sur trois plans : il est conçu à un niveau individuel, il est contextualisé, il se construit en interaction avec un chercheur non objectivé. En effet, en premier lieu, cette recherche s’intéresse au discours individuel. Le processus de compréhension se fait aussi au niveau individuel, en profondeur, sur un échantillon de petite taille. En second lieu, le savoir généré est lié au contexte. Tout d’abord, le contexte de consommation. Cette recherche s’intéresse aux expériences de consommation en ligne (recherche d’information sur un produit ou un service, consommation d’un service en ligne comme les sites de rencontres ou les jeux vidéos, achat ou vente en ligne dans le cas des ventes customer-to- customer68, post-achat - recherche d’information sur l’utilisation d’un produit ou service, service après-vente-). D’autre part, le contexte dans lequel ont été récoltées les données (critère d’échantillonnage, lieu des entretiens, déroulement des entretiens…) est documenté au chapitre 4. Enfin, troisième point, le rôle du chercheur n’est pas neutre dans la production des données. L’entretien est une interaction sociale où le discours est coproduit et négocié entre les informants et le chercheur (Gubrium et Holtsein, 2003). Afin de réduire la dissymétrie intrinsèque à l’entretien en face à face, et d’arriver le plus vite possible à une conversation naturelle entre individus égaux, nous nous sommes présenté comme étudiant réalisant une thèse plutôt que comme chercheur. Cela a systématiquement créé une empathie réciproque, une compassion, et cela rééquilibre fortement le rapport entre chercheur et narrateur, puisque ce dernier a tendance à se mettre en position d’aîné.

68 On parle de commerce C to C ou customer to customer dans le cas des ventes entre particuliers notamment sur les

Enfin, comme l’identité du chercheur a un impact sur la production des données, il est important que tous les entretiens aient été menés par la même personne (voir le chapitre méthodologie sur ces points).

2. La méthodologie et sa validité

Un chapitre est dédié à la méthodologie employée et à la validité de la recherche. Nous présentons ici toutefois quelques éléments principaux.

2.1. La méthodologie

L’objectif de la recherche est de comprendre les processus psychologiques et sociaux à l’œuvre dans l’expérience de consommation en ligne. Pour atteindre cet objectif, un ensemble de méthodes qualitatives sont possibles. Elles permettent en effet, par opposition aux méthodes quantitatives, de « prendre en compte la complexité des situations, leurs contradictions, la dynamique des processus et les points de vue des acteurs » (Pourtois et Desmet, 2009). Nous avons choisi les récits de vie car ils donnent accès à un matériau sociologique parfait, selon les termes de Pourtois et Desmet (2009), car ils permettent de capter des faits vrais, c’est-à-dire des faits qui, non pas reflètent la réalité, mais qui l’engendrent. Cela signifie que la mise en mot contribue à créer le vécu.

2.2. La validité

Comme nous le verrons dans le chapitre de méthodologie, cette recherche mobilise les critères de validité de Savoie-Zajc (2009) : acceptation interne, cohérence interne, confirmation externe, complétude et saturation, auquel nous ajoutons la transférabilité (alternative à la généralisation), par souci d’intégration aux pratiques de notre discipline.

Pourtant, pour Perret et Séville (2007), deux critères de validité peuvent suffire pour les interprétativistes : le caractère idiographique des recherches, contrebalancé par une description profonde de la recherche, et, d’autre part, les capacités d’empathie que développe le chercheur avec son terrain, et également avec les données, au moment de l’analyse.

Le caractère idiographique correspond au traitement de cas singuliers, ancrés dans des contextes particuliers. C’est alors la profondeur de la description qui fait acte de validité et offre des voies de généralisation. Le principe est de caractériser finement le fonctionnement d’individus en situation, dans un contexte donné. « La connaissance produite doit intégrer une description détaillée du phénomène étudié, incluant ses aspects historiques et contextuels » (Perret et Séville, 2007,

p. 29). A contrario, la généralisation, au sens positiviste, est basée sur le principe de l’échantillon statistiquement représentatif. Sur base d’une population réduite qui a les mêmes critères socio- démographiques ou socio-culturels que la population mère, on peut tirer des conclusions qui s’appliquent à une partie comme au tout (Bertaux, 1997). Toutefois, des auteurs sont critiques sur la généralisation même quand elle semble « mathématique ». Ainsi Lyotard (1954) parle de « fiction idéalisante 69», idem pour Micaleff (1990) qui évoque de nombreuses « généralisations accidentelles ». En recherche interprétative, il ne faut donc pas conclure qu’il n’y a pas de généralisation possible, mais que la généralisation peut se faire au sein d’un même contexte. C’est pourquoi l’on choisit ici la terminologie de transférabilité (Guba, 1981).

L’autre postulat de base de la validité est l’empathie (Perret et Séville, 2007) : le chercheur doit réussir à se mettre à la place des personnes qu’il étudie afin de comprendre leur interprétation de la réalité, leur vécu.

Bien que ces deux critères semblent suffisants dans le cas des recherches interprétatives, nous avons préféré présenter une plus grande variété de critères de validation afin de donner la plus grande crédibilité possible à la recherche (voir la section dédiée).

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« D’un grand nombre de cas on ne peut déduire une loi ; celle-ci est une « fiction idéalisante », fabriquée par le physicien et qui tire son pouvoir explicatif non pas du nombre des faits sur lesquels elle a été bâtie, mais de la clarté qu’elle porte dans les faits. » (Lyotard, 1954, p. 73)

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