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La critique féministe de la science et des pratiques de recherche des sciences sociales, ainsi que les principes des recherches féministes permettent de mieux comprendre le développement des perspectives féministes en cri-minologie, et les résistances qu’elles ont rencontrées dans la criminologie tra-ditionnelle. Les caractéristiques des recherches féministes esquissées jusqu’ici s’appliquent également au champ criminologique dont les femmes ont été historiquement doublement exclues : elles ne faisaient ni partie de ses objets de recherche ni ne participaient à sa construction.

L’exclusion des femmes du champ criminologique tout comme leur invisibilité comme auteures et victimes de violence fut dénoncée en plusieurs étapes par les féministes. Les premières théories sur la délinquance et la victi-misation permettent de comprendre l’émergence et la nature de la première critique féministe en criminologie à la fin des années 1960. Quant aux

contri-23 P. ex. les réformes légales dans le domaine des violences sexuelles aspiraient à des effets instrumentaux – sur la manière dont les violences sexuelles étaient dénoncées et la manière dont elles étaient traitées par le système – et des effets symboliques – changer les stéréotypes sur le viol et les victimes de viol.

1 Perspectives féministes en criminologie 37 butions féministes apparues dès les années 1980, elles sont à l’origine du cadre dans lequel s’expriment aujourd’hui différentes perspectives féministes en criminologie.

1.4.1 La délinquante invisible

Si les femmes n’étaient pas totalement absentes du champ crimino-logique jusqu’à la fin des années 1970, leur prise en considération dans les travaux sur la délinquance demeurait marginale et stéréotypée24. Les travaux positivistes classiques discutaient explicitement de la délinquance des femmes, proposant une vision inadéquate de la nature des femmes reposant sur un modèle déterministe, comme Cesare Lombroso et Guglielmo Ferrero (1991) avec le caractère masculin, mauvais et primitif de la « femme criminelle » ou Otto Pollak (1950) et le mythe de l’instigatrice diabolique25. D’autres travaux se contentaient de mentionner implicitement les femmes, comme certaines théories sociologiques dans lesquelles la délinquance était de toute manière une solution masculine à un problème masculin. Le langage utilisé reflétait l’invisibilité sociale des femmes et l’usage de la violence ne leur était pas re-connu. Si elles apparaissaient parfois comme instigatrices de la violence des hommes ou responsables de la délinquance de leurs fils, seuls les compor-tements et les motivations des hommes étaient étudiés par la criminologie traditionnelle. Celle-ci ne se demandait pas pourquoi l’homme en raison de son appartenance au groupe des hommes était délinquant, faisant de cette observation une prémisse jamais questionnée.

Les raisons de cette criminologie « aveugle au genre » découlent des origines de la discipline, en particulier de ses héritages positivistes26 et de son obsession pour la recherche d’une explication universelle à une délinquance perçue comme déterminée, différenciée et pathologique (Walklate 2004 : 22– 23). Ces principes ont caractérisé la théorisation criminologique longtemps après les travaux des anthropologues criminels, suggérant que les femmes dé-linquantes sont motivées par des différences « naturelles », que celles-ci soient biologiques (Lombroso et Ferrero 1991), neurologiques (Thomas 1923) ou, plus récemment, hormonales (Dalton 1991). Certes, les facteurs explicatifs 24 Pour une analyse historique, v. not. Joanne Belknap (2007 : chap. 1 et 2), Ngaire Naffine (1987, 1996), Carol Smart (1976) et Sandra Walklate (2004 : 23–32) ; pour un aperçu de différentes explications classiques de la délinquance, §2.4.

25 §2.4.1.

26 La science de l’époque victorienne considérait la femme comme une « anomalie déve-loppementale », arrêtée à un stade de développement antérieur à celui de l’homme. La femme délinquante apparaissait dès lors comme « un monstre, plus diabolique que l’homme » (Walklate 2004 : 27).

38 Introduction

Encadré 2 La violence féminine mise en récit

Réaffirmant la centralité du langage comme « médiateur de notre rapport à la réalité », Co-line Cardi et Geneviève Pruvost (2011 : 7–9) proposent de penser la violence des femmes en recensant ses mises en récit typiques dans les discours scientifiques et profanes :

› Le non-récit : Il correspond au non-récit qu’Erving Goffman (1974) appellerait le «

hors-cadre » ; une mise en récit en creux où certains événements ne sont tout simplement pas reconnus (minoration, sous-enregistrement, occultation, déni, etc.).

› L’interprétation biologique ou la « nature féminine » : La violence des femmes est expliquée

soit (a) par la nature excessive et impulsive des femmes ou de certaines femmes diabo-lisées ; soit (b) par la dénaturation lors de laquelle des femmes, douces par nature, sont corrompues par un dérèglement et deviennent trop ou trop peu féminines.

› La psychologisation : La violence est soit (a) le produit d’une psychologie féminine

spé-cifique, où la marginalité et les symptômes psychiques sont une explication à tout ; soit (b) inscrite dans une histoire purement familiale, traduisant un profond mal-être indi-viduel, et les femmes sont perçues comme dangereuses avant tout pour elles-mêmes.

› L’interprétation culturaliste : La violence des femmes est perçue comme l’idiosyncrasie

d’un groupe, soit un comportement particulier avec ses rituels et sa culture propres ; le regard est ethnocentrique et les visions caricaturales : est qualifié de violent ce qui est différent, extérieur à soi (p. ex. la femme populaire rebelle).

› La violence subordonnée ou la violence déléguée : La violence des femmes est pensée à

l’intérieur du cadre de la domination masculine ; elle est une violence subordonnée à la violence des hommes. Les femmes sont vues comme étant moins violentes que les hommes, souvent déresponsabilisées ; elles passent parfois de bourreau mineur à victime. Alternativement, elles sont manipulatrices : leur violence est déléguée, non autonome ; elles n’accèdent pas au statut de sujets à part entière.

› L’exceptionnalité de la violence comme acte politique : La violence des femmes est

recon-nue comme un acte politique, mais elle est « l’exception qui confirme la règle », soit parce qu’elle est un cas isolé, soit parce qu’elle est le fait d’un groupe très minoritaire, soit parce que cet accès à la violence est seulement temporaire, provisoire, le temps d’une crise. Ces femmes violentes sont souvent considérées comme des figures exem-plaires qui « s’élèvent au-dessus de leur sexe », ou alors comme un indice d’un ordre social à la dérive.

› La violence entre émancipation et possible indifférenciation : L’accès des femmes au

pou-voir de la violence est identifié comme le signe tangible de l’émancipation des femmes et d’une possible indifférenciation entre hommes et femmes.

› L’horizon peuplé d’Amazones : Il est le récit d’une inversion de la domination masculine ;

une société matriarcale dans laquelle les femmes ont pris durablement le pouvoir sur les hommes. Fantasmatique, ce type d’organisation sociale est de l’ordre du discours avant tout.

Dans une publication ultérieure, Coline Cardi et Geneviève Pruvost (2012 : 17–56) ont regroupé et développé ces récits sous trois cadres interprétatifs. (1) Une violence « hors cadre » (2012 : 17), soit la non-reconnaissance des actes de violence commis par les femmes qui se voient ignorés, oubliés, sous-estimés ou requalifiés. (2) Des violences « sous-tutelle », qui sont soit des violences pensées comme « l’expression même de la féminité, ethnicisée, biologisée ou psychologisée, qu’il faut alors contrôler, réprimer, déposséder du pouvoir de la violence » (2012 : 28) soit des violences subordonnées à celles des hommes. Enfin (3) des violences « qui renversent l’ordre des sexes » (2012 : 38), soit sous la forme d’une domina-tion des femmes sans partage soit d’une indifférenciadomina-tion égalitaire.

1 Perspectives féministes en criminologie 39 biologiques laissèrent, peu à peu, la place aux traits de personnalité, à la sta-bilité émotionnelle, à l’instinct maternel et à l’éducation, mais ces recherches continuèrent de se réclamer d’une explication universelle de la délinquance.

L’idée que les différences de sexe produisent des différences sociales fut exploitée par les théories sociologiques de la délinquance à partir des an-nées 195027. Puisque la sociologie avait reconceptualisé les différences entre les femmes et les hommes comme le produit d’une éducation et d’une socia-lisation stéréotypées, les comportements délinquants des filles et des garçons ne pouvaient relever des mêmes motivations. Les différences entre les femmes et les hommes en matière de délinquance avaient ainsi une explication toute trouvée en tant que produits de rôles sexués socialement déterminés. Les rares études qui s’intéressèrent alors à la délinquance des femmes se focalisèrent uni-quement sur les situations où leurs comportements déviaient des rôles sexués, telles que les « infractions de statut » des femmes associées à l’expression d’une sexualité jugée déviante, la promiscuité sexuelle, ou la prostitution (Walklate 2004 : 31).

Comme l’analyse Ngaire Naffine (1987 : 8–25), les théories crimi-nologiques (sociologiques) classiques ne concevaient la délinquance féminine qu’en référence à la recherche ou au maintien d’une relation intime ; la femme n’était jamais perçue comme agressive parce que cela entrait en contradiction avec l’image de l’idéal féminin. Si, après le positivisme biologique, nombre de théories traitèrent plus ou moins explicitement – et plus ou moins caricatura-lement – de la délinquance des femmes, la prémisse que « la délinquance est une affaire d’hommes » demeurait centrale.

1.4.2 Les explications « sexistes » de la victimisation

Comme pour la délinquance, la compréhension de la victimisation se réclamait initialement du positivisme, tentant d’identifier les facteurs de risque d’une victimisation non aléatoire et interpersonnelle, et s’intéressant particulièrement à la manière dont les victimes contribuent à leur propre victimisation28. Pendant et après la guerre, les travaux de Hans Von Hentig (1941) et Benjamin Mendelsohn (1956, 1963) marquèrent le début de la victimologie en tant que discipline spécifique. Les deux auteurs voyaient dans l’approche typologique le moyen de comprendre les relations unissant victime et agresseur. Tandis que Hans von Hentig proposa différentes catégories de

27 Sur la construction sociale du sexe et du genre, §1.1.1 ; pour les théories sociolo-giques, §2.4.2.

28 Pour une réflexion spécifique sur la victimologie, v. p. ex. Sandra Walklate (2004 : chap. 1) et note 28.

40 Introduction « prédisposition », Benjamin Mendelsohn distingua, d’abord, des degrés de « culpabilité », puis, influencé par les travaux de Marvin Wolfgang (1958) sur les homicides, abandonna cette notion pour parler explicitement de victimi-sation « précipitée par la victime »29.

Ces travaux ouvrirent la voie à la différenciation des victimes et des non-victimes, soit le développement de typologies faisant appel tantôt aux caractéristiques individuelles des victimes, tantôt à leurs comportements. En catégorisant les victimes sur la base de caractéristiques qui leur étaient spéci-fiques, Hans von Hentig et Benjamin Mendelsohn conféraient implicitement le statut de normalité à l’absence de victimisation, une « normalité » toujours décrite en référence à l’homme, hétérosexuel et caucasien, et à son comporte-ment rationnel et raisonnable. Or, le concept de victimisation précipitée pré-suppose une égalité entre les parties, alors qu’il se peut qu’il n’en existe aucune. Savoir ce qui constitue un comportement raisonnable en matière de victimi-sation est une question qui doit également être posée en termes de genre. Le concept de victimisation précipitée ne peut être appliqué à des situations qui sont le produit de relations de pouvoir en général, ou de relations de genre en particulier. Dans ce sens, ni les femmes ni leurs schémas de comportements ne peuvent être considérés comme « responsables » de la victimisation (Walklate 2004 : 33–38).

Le concept de victimisation précipitée ne s’appliquant pas à la com-préhension de la distribution générale du crime, un cadre d’analyse plus global était nécessaire. S’inspirant de la sociologie fonctionnaliste, Michael Hindelang et al. (1978) proposèrent une explication de la victimisation à par-tir du style de vie. Leur théorie postulait que les individus s’adaptent aux contraintes structurelles de leur environnement et que ces adaptations dif-fèrent en fonction de caractéristiques individuelles telles que le sexe, l’âge ou le niveau socioéconomique. Des adaptations différentes créent des styles de vie particuliers qui sont différentiellement associés au risque de victimisation. Or, une telle explication de la victimisation accepte implicitement les rôles sexués : les risques sont définis en référence à une perspective masculine des espaces, temps et comportements dits à risque (Walklate 2004 : 33–38).