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Les féministes ont mené une réflexion sur le processus de production de la connaissance, notamment les expériences de recherche et leurs méthodes, l’engagement avec le participant-objet de recherche, la reconnaissance de la subjectivité du processus de recherche, ou encore le recours à des méthodo-logies plus sensibles et sensées. Les premières préoccupations féministes en matière de recherche scientifique portaient tant sur le choix des objets et des processus méthodologiques que sur les enjeux éthiques inhérents à la relation chercheur-participant et le lien entre recherche et action sociale. Si ces ques-tionnements ne sont pas uniquement propres aux recherches féministes, ils sont clairement absents des paradigmes théoriques et des processus méthodo-logiques positivistes.

Toutes les méthodes de recherche relèvent de l’une des trois activités suivantes : écouter ou interroger des participants, observer des comportements, ou examiner des traces historiques. Les recherches féministes ont recours alter-nativement à chacune de ces trois activités pour produire des connaissances. 13 Pour une réflexion théorique, v. Dominique Fougeyrollas-Schwebel et Claude Zaidman (2003) et Evelyn Fox Keller (2003) ; pour une illustration, v. Joan Gurney (1985).

30 Introduction

Elles s’appuient sur l’ensemble des méthodes de recherche, mais de manière parfois fondamentalement différente de celle des approches traditionnelles : la méthode demeure identique, mais la manière dont le chercheur est amené à penser le monde change. En soulignant la manière dont les théories tradi-tionnelles permettent difficilement de rendre compte de la participation des femmes dans la vie sociale ou de comprendre les comportements des hommes comme étant également genrés, les chercheures féministes ont proposé de nouvelles méthodologies, ou des versions féministes des méthodologies tra-ditionnelles (Harding 1987 : 2–3)14. Ces discussions résultent souvent en une dichotomie entre techniques quantitatives et qualitatives, avec l’idée que le

14 P. ex. en expliquant la manière dont les approches phénoménologiques pouvaient être utiles pour comprendre « les mondes des femmes ».

Encadré 1 La nature de la connaissance scientifique

Le choix d’une méthodologie de recherche est certes fonction de son adéquation au problème de recherche, mais ce choix reflète également le paradigme épistémolo-gique du chercheur, soit la manière dont il conçoit la réalité, la science et son propre rôle dans le processus de recherche. Selon le paradigme épistémologique adopté, la connaissance est alors perçue tantôt comme un produit scientifique (positivisme), comme un construit social (post-positivisme) ou comme un pouvoir (constructivisme) (Bachman et Lanier 2006 : 45–46).

La position positiviste affirme l’existence d’une réalité validement observable en dehors des perceptions subjectives du chercheur. Elle suppose que les observations individuelles reflètent le monde naturel et ses processus, sans distorsions dues à l’ob-servateur. L’objectif de la recherche devient alors de confronter continuellement des idées à la réalité, dans une science empirique de la réalité concrète.

La position post-positiviste reconnaît l’existence d’une réalité extérieure et objective, mais considère que celle-ci ne peut être que partiellement comprise du fait de sa com-plexité, d’une part, et des limites de l’observation humaine, d’autre part. L’objectif de la recherche devient alors d’aboutir à un consensus intersubjectif sur la nature de la réalité, et non plus à une certitude.

La position constructiviste remet en cause l’existence même d’une réalité objective accessible à la recherche scientifique. Elle considère que les scientifiques construisent des images de la réalité qui reflètent leurs propres préférences et préjugés et leurs interactions avec des tiers. La « vérité » n’est alors que le reflet du plus fort consensus en un temps et un lieu donnés. L’objectif de la recherche est alors la mise en évidence de ce qui est important pour les individus, ainsi que pour quelles raisons et de quelles manières ils s’orientent en fonction de certaines valeurs, à certaines époques et dans certains contextes. Les objets et les événements sont compris différemment par dif-férents individus, et ces perceptions sont les réalités que les sciences sociales doivent étudier.

1 Perspectives féministes en criminologie 31 quantitatif s’inscrit dans un postulat positiviste et le qualitatif dans un pos-tulat constructiviste. De ce point de vue, les recherches féministes présentent certes des affinités particulières avec les approches qualitatives (p. ex. focalisa-tion sur les significafocalisa-tions que les participants attachent à leurs expériences), mais il existe également des exemples de contributions féministes de nature quantitative15.

En argumentant que les épistémologies traditionnelles avaient tou-jours – consciemment ou non – exclu les femmes de « ceux qui savent », et en soulignant ainsi que la voix de la science avait toujours été celle des hommes, les travaux féministes ont proposé des théories alternatives de la connaissance qui instituent les femmes comme des « savantes » légitimes.

Une fois le biais androcentriste des approches scientifiques tradi-tionnelles mis en évidence, la façon la plus évidente d’y remédier paraissait être, dans un premier temps, « d’ajouter les femmes » aux analyses. Comme le souligne Sandra Harding (1987 : 4–5), philosophe féministe américaine, trois « candidates » paraissaient idéales pour accomplir cet objectif : les femmes scientifiques, les femmes actives dans la vie publique, et les femmes victimes de la domination masculine. Avec ces sujets-femmes sont alors apparues trois manières d’étudier le genre, chacune ayant ses apports et ses limites.

Les féministes « redécouvrirent » premièrement les travaux antérieurs de femmes scientifiques16 et analysèrent les obstacles que celles-ci avaient ren-contrés dans le champ scientifique de leur époque. Sans enlever à la valeur de ces « femmes perdues », comme les nomme Sandra Harding (1987 : 4), il ne fallait pas espérer pouvoir comprendre les femmes et les rapports de genre sim-plement en réexaminant les travaux des femmes scientifiques du passé. D’une part, leurs travaux n’avaient pu bénéficier des récentes révolutions théoriques des recherches féministes, et d’autre part, dès lors qu’elles avaient dû faire leur place dans un monde masculin, les contraintes rencontrées et la pression au conformisme avaient vraisemblablement influencé leurs travaux.

Les féministes s’intéressèrent également aux contributions des femmes à la vie publique qui faisaient déjà l’objet de recherches sociales (p. ex. votations, travail). Or, procéder de la sorte traduit l’influence des stan-dards androcentristes sur la recherche : cette connaissance de la vie sociale des femmes demeurait partielle, puisque seules les activités que les hommes jugeaient important d’étudier étaient étudiées. La maternité, la reproduction, 15 P. ex. la réforme des sondages de victimisation aux États-Unis à la fin des années 1990

(pp. 159 ss) ou les travaux sur les trajectoires délinquantes des femmes (§1.5.3). 16 Les recherches des femmes avaient souvent été ignorées, dénigrées, voire volées ; l’un

des exemples les plus frappants est la façon dont les travaux de Rosalind Franklin sur l’ADN ont été traités par ses collègues récipiendaires du prix Nobel de physiologie ou médecine en 1962.

32 Introduction et la manière dont ces questions contribuent à façonner le monde social des femmes n’avaient pas été abordées ; tout comme la question de la signification de ces activités pour les femmes.

Enfin, les féministes étudièrent les femmes victimes de la violence des hommes, et plus particulièrement la violence qui s’exprimait sous la forme du viol, de l’inceste et des violences conjugales. Mais là encore, les connaissances produites étaient limitées, notamment dans le sens où elles créaient la fausse impression que les femmes étaient uniquement des victimes ; qu’elles ne pou-vaient être que passives et jamais agentes sociales de leur destinée. Cela malgré la liste des résistances des femmes dressées par les travaux féministes d’autres disciplines.