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Quelques présupposés à la communication dialogique

La philosophie pour les enfants

5. la mise à l’épreuve de l’hypothèse (exemple et contre-exemple) 6 la révision de l’hypothèse (s’il y a lieu).

2.1 La pensée critique selon Lipman

3.1.1 Quelques présupposés à la communication dialogique

Nous aborderons ici la question du

dialogue

de manière assez générale. Il va sans dire que notre présentation sera moins détaill ée que celle qui portait sur la pensée critique, non pas parce que le dialogue est de moindre importance, mais bien parce qu’il représente une notion qui nous est beaucoup plus familière. Nous nous concentrerons d’abord sur la distinction existant entre le dialogue et la communication. Ainsi, nous pensons qu’il sera possible de mieux définir cette idée, notamment parce que nous serons en mesure de dégager ce qu’elle suppose.

Au sens large, nous pourrions dire que tout dialogue est une communication, alors que l’inverse serait faux, à savoir que toute communication n’est pas nécessairement un dialogue. En fait, parler ou avoir de simples opinions n’est pas, selon Buber128, être engagé dans un dialogue, alors que ce serait une forme de communication. Selon Buber toujours, pour vivre de manière dialogique, il faut arriver à

vivre

et

réfléchir

le point de vue des

autres. Voici deux supposés essentiels au dialogue. D’une part, nous avons un supposé plus

cognitif

du dialogue, à savoir la réflexion: réfléchir le point de vue de l’autre129, et d’autre part, un supposé davantage d’ordre éthique: vivre ce point de vue. Commençons par considérer la dimension plus cognitive d’une telle activité, puisqu’elle entretient un lien avec la pensée réfléchie et, du même coup, avec le processus de pensée critique. Il semble que pour participer à un dialogue, il faut s’engager dans une série d’actes cognitifs qui, par ailleurs, s’apparentent à ceux que commande l’exercice de la pensée critique. Par exemple, il semble primordial, afin de dialoguer de manière efficace, de s’entendre sur les mots que l’on utilise, et donc, de s’investir dans un processus de définition. Santuret exprime bien cette idée de la relation intrinsèque entre le dialogue et la présence d’actes cognitifs 130, ainsi que les raisons qui président à une telle association :

Dans le dialogue, on ne cherche pas à persuader, à faire croire une affirmation sans preuve. Le locuteur veut au contraire convaincre, c’est-à- dire utiliser des arguments rationnels pour amener autrui à admettre les mêmes arguments que lui, fondés en raison131.

Bref, le dialogue consiste essentiellement en une recherche de vérité

à travers

!’argumentation, laquelle suppose une

méthode.

Ainsi, le dialogue nous engage dans une

pratique

de la réflexionl C’est ce qui, selon certains, permet de penser que le dialogue rend possible le développement de la pensée :

De même qu’il est impossible d’apprendre à nager avant de se mettre à l’eau, on apprend à penser et à argumenter par la pratique des questions et des réponses132.

Dans le même ordre d’idées, mais de manière plus profonde, Kant soutient une opinion semblable en faisant non seulement un rapprochement entre le dialogue et le développement de la pensée, mais également entre ce développement et la liberté. Voici de quelle manière il exprime sa position:

129. José Santuret, Le dialogue. Profil, Notions Philosophiques, Hatier, 1997, p.6. 130. Ibid., p. 18.

p. Nous soulignons. 131. Idem.

q. Notons cependant que même dans cette optique, le dialogue contient des éléments éthiques, puisqu’il est relation à l’autre. Donc, cette distinction entre cognitif et éthique dans le dialogue n’est pas exclusive.

La liberté de penser est impossible sans la liberté de s’exprimer, car bien penser suppose la communication des idées en communauté133.

Ce commentaire de Kant est très riche dans le cadre de notre recherche, puisqu’il met en évidence le lien intime existant entre l’idée de communauté et celle de la liberté de penser, ce qui n’est pas sans rappeler à la fois la méthode de Lipman ainsi que notre présentation de la pensée critique. Nous pouvons percevoir la correspondance entre le développement de la pensée avec celui du dialogue en communauté de recherche. Peut-être est-ce une des raisons pour laquelle Lipman privilégie l’approche dialogique dans le cadre de son programme axé sur le développement des capacités de penser chez les enfants.

Mais plus fondamentalement encore, si le dialogue permet le développement de la pensée réfléchie (ou critique), c’est que «la pensée réfléchie, comme !’argumentation, possède une structure dialogique»134, c’est-à-dire qu’ils possèdent la même forme et sont pratiquement de même nature. Lorsque nous réfléchissons, nous dialoguons avec nous- même d’une manière semblable à celle que nous employons lorsque nous dialoguons avec d’autres, nous élaborons des hypothèses, nous donnons des exemples ou des raisons, nous faisons appel au contexte... Ainsi, la pensée réfléchie - qui est une sorte de dialogue avec soi-même - est naturellement dialogique, puisqu’elle reprend la même tonne que le dialogue vécu en communauté, c’est-à-dire qu’elle applique la même méthode.

3.1.2 Éthique et dialogue

La référence à Buber nous a fait voir en quoi le dialogue comprend une dimension réflexive et une dimension relationnelle. Prenons soin maintenant de clarifier davantage cette dimension essentiellement éthique du dialogue, la relation à autrui. D’une part, nous pourrions dire qu’étant donné que le dialogue s’appuie principalement sur le fait de la

rencontre

, il s’ensuit qu’il nous engage nécessairement face à l’autre, puisque pour maintenir le dialogue il faut adopter une certaine conduite. Par ailleurs, ce que nous avons

133. Emmanuel Kant, Qu ,est-ce que. s ’orienter dans la pensée?, trad., A. Philonenko, 1979, p.86. 134. José Santuret, OP.C1T., p.37.

vu avec Buber, c’est que l’une des conditions à la vie en dialogue est de

vivre

le point de vue des autres. Mais, cette condition suppose plusieurs attitudes. C’est d’ailleurs ce que Santuret135 propose indirectement lorsqu’il affirme que le dialogue «suppose une attitude de respect de l’autre». Mais comment arriver à adopter une telle attitude envers autrui? Nous pourrions répondre à cette interrogation en affirmant qu’avant d’être en mesure de s’engager de manière efficace et effective dans une relation dialogique, il faut avoir accepté certains supposés éthiques, ce qui n’implique pas par ailleurs que la pratique du dialogue ne nous permette pas d’accepter ces supposés. Nous pourrions identifier trois supposés éthiques au dialogue : 1) l’égalité; 2) la liberté; et 3) la dignité (c’est-à-dire considérer l’autre comme une personne à part entière)136. Prenons ces supposés et voyons comment ils s’organisent autour du concept de dialogue.

Santuret affirme explicitement l’importance de l’égalité dans le dialogue en disant qu’«un [...] principe [du dialogue] est !’acceptation préalable de la norme d’égalité137.» Buber quant à lui, et dans le même sens, parle davantage d’un sentiment

à־*altérité

dans le dialogue, sentiment dans lequel l’autre est perçu comme un

autre soi

r.

Mais si cet aspect du dialogue devient possible, c’est que chacun, dans un dialogue, comprend et respecte la dignité de l’autre, c’est-à-dire que tous doivent considérer autrui comme une

personne.

Cet élément est manifestement primordial dans l’idée de dialogue puisqu’il est, d’une certaine manière, le ce par quoi les autres supposés s’appliquent. En effet, si nous ne considérons pas notre interlocuteur comme une

personne,

c’est-à-dire comme un égal à respecter, il devient alors difficile d’entretenir un sentiment d’altérité à son

135. Ibid., p.4. 136. Ibid., p.47. 137. Ibid., p.8.

r. Marcel Conche, dans Le fondement de la morale, affirme sensiblement la même chose, malgré que dans sa présentation il intègre l’idée de liberté. Ce critère essentiel au dialogue (la liberté) est, pour Conche, un signe et une manifestation de !’acceptation par les pairs de l’égalité de tous dans le dialogue :

«Dans tout dialogue, chacun considère, en principe, l’autre homme comme également capable de vérité et libre, donc le considère comme un égal. Un dialogue, une discussion ne peut avoir lieu qu’entre égaux.» Marcel Conche, Le fondement de la morale, PUF, Perspectives critiques, Paris, 1998, pp.38-39.

égard, tout comme il serait ardu d’accepter et d’affirmer sa liberté. C’est d’ailleurs en fonction de cette dimension que Von affirme sans peine que le dialogue détient en lui-même et par lui-même une forte connotation morale :

Enfin, un principe fondamental est que tout participant à un dialogue reconnaît implicitement l’existence de l’autre en tant que personne. [...] C’est l’idée philosophique très actuelle qu’il y a une morale, une éthique de la communication138 139.

Ce rapport intime, pour ne pas dire nécessaire, entre le dialogue et l’éthique s’explique également par l’exigence à laquelle nous rapporte l’activité du dialogue elle- même. En effet, comme nous l’avons dit en début de présentation, étant donné que le dialogue implique nécessairement un

autre,

il s’ensuit qu’il nous engage par rapport à cet autre, puisque dans ce rapport l’autre a droit autant que nous à l’écoute, au respect de sa dignité et de sa liberté... L’esprit de cet engagement, indissociable du dialogue, nous installe donc inévitablement dans une perspective éthique :

11 y a donc des normes inhérentes à l’usage du langage, une éthique du langage : le respect d’autrui est compris dans la décision de s’adresser à

lui™.

C’est également ce que Santuret affirme à sa manière en proposant l’idée selon laquelle le dialogue est :

un moment de sincérité et d’humanité, il suppose une attitude d’ouverture d’esprit et de respect de l’autre qui exclut la tactique ou l’habileté [ce qui distingue le dialogue du sophisme ou de la rhétorique]140.

Nous voyons donc assez bien comment le dialogue et l’éthique sont reliés. Le dialogue représente une action pour laquelle il existe des dispositions primordiales et inévitables qui sont d’ordre éthique. En d’autres mots, nous pourrions affirmer que le dialogue au sens strict est une forme de participation à la vie morale, puisqu’il commande des attitudes qui ne s’expliquent que par la moralité des individus qui s’y adonnent. Ces supposés font donc en sorte que le dialogue revêt une forme de moralité dans la rencontre,

138. José Santuret, OP.CIT., p.8. 139. Ibid., p.49.

mais cette forme développe également d’autres attitudes qui elles découlent de cette expérience, attitudes qui souvent représentent les vertus elles-mêmes - c’est le cas par exemple de la tolérance. En effet, nous avons vu que le dialogue ne peut s’exécuter que par une approche respectueuse de l’autre et de ses idées. Or, chacun est différent et tous sont susceptibles d’avoir des opinions différentes des nôtres. C’est pourquoi, selon plusieurs, le dialogue nous conduit sur le chemin de la tolérance :

L’esprit du dialogue, lorsqu’il s’affirme, remet en cause l’ordre du monde et les préjugés. Il est bien tout le contraire de l’exclusion, il est plutôt le levain de l’unité de l’humanité, il est la tolérance active141.

Nous pourrions affirmer sensiblement la même chose concernant la vertu de justice, bien que le lien entre elle et la pratique du dialogue ne soit pas si évident et direct qu’il ne l’est en ce qui concerne la tolérance. Mais, afín de nous aider à comprendre un peu mieux comment s’organise ce parallèle, nous ferons appel à François Perroux. Voici ce qu’il dit à propos de cette parité: «Le dialogue s’évanouit, s’il est privé de référence [...] à la justice142.»

Nous pourrions ajouter que l’une des raisons expliquant ce rapport entre dialogue et justice est que le dialogue, dans sa pratique, représente l’expérience de la vie

démocratique.

En effet, plusieurs personnes sont d’avis que dialogue et démocratie partagent les mêmes supposés, à savoir la liberté, la dignité et l’égalité143. Par contre, ce que ce rapprochement suppose, c’est que la démocratie est l’expression de la justice. Ainsi, si nous sommes en accord avec ce supposé, et que l’on affirme que le dialogue est une expérience démocratique, alors nous devrions affirmer que le dialogue nous fait prendre contact avec l’esprit de la justice. C’est d’ailleurs ce qu’affirmait, d’une certaine manière, les Grecs de l’époque classique

,144

puisqu’ils croyaient qu’en politique, c’est en dialoguant que l’individu arrive à obtenir la reconnaissance de ses droits.

141. Ibid., p.8.

142. François Perroux, Préface aux oeuvres de Karl Marx, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», tome 1, Gallimard, 1965, p. XXXIV. 143. José Sanluret, OP.CIT., pp.55-56.

Il va sans dire que cette présentation du lien entre la pratique du dialogue et le développement des vertus est très sommaire et qu’elle ne représente pas, pour l’instant, l’essentiel de notre démonstration. Nous ne cherchons en fait qu’à faire voir de quelle manière dialogue et vertus peuvent se rejoindre, ou plus particulièrement, à démontrer que le dialogue est intrinsèquement lié à une dimension éthique, dimension qui par ailleurs est fondamentale, en ce sens où c’est la moralité qui fonde le caractère particulier et distinctif du dialogue par rapport à d’autres formes de communication. Ce caractère éthique du dialogue s’exprime d’ailleurs magnifiquement à travers la définition qu’en donne le livre de référence

Les notions philosophiques

de

l ,Encyclopédie philosophique universelle

:

Π y a dialogue lorsque des individus ou des groupes humains en désaccord sur un point qu’ils tiennent essentiel tentent de dénouer leur conflit en échangeant arguments et objections, au lieu de s’en remettre à la lutte violente145.

Nous avons vu en quoi le dialogue se rapporte directement à l’éthique. Mais pour de mieux comprendre en quoi c’est le moyen utilisé en philosophie pour les enfants afin de s’engager dans une recherche philosophique, voyons de plus près leur conception de l’éducation morale.