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La prudence comme vertu pratique

1.2 Le sujet des habitus

2.1.1 La vertu: un habitus opératif

2.2.4.5 La prudence comme vertu pratique

Nous arrivons ici à l’une des dimensions les plus importantes de la vertu de prudence. C’est pourquoi nous ne pouvons pas passer sous silence le fait que la prudence

80. Jean-Louis Labarrière, OP.CH., pp.50-51. 81. Comte-Sponville, OP.C1T., pp.46-48.

h. En ce sens, nous pourrions dire que la vertu de prudence conditionne les autres vertus dans leur application, ce qui pourrait signifier que le milieu vers lequel tendent toutes vertus trouve sa source dans la prudence.

détient sa force dans son caractère essentiellement

pratique.

Si la

phronêsis

est considérée comme une vertu

pratique,

c’est qu’elle serait bien inutile si elle ne parvenait pas, par le biais de la délibération qu’elle implique, à modifier et à régler notre

action.

C’est pourquoi, en un certain sens, elle n’est pas seulement vertu intellectuelle, mais également morale, puisqu’elle ne se contente pas simplement de délibérer de manière théorique, mais vise essentiellement à appliquer les résultats de ses délibérations.

C’est Aristote qui, sur ce point, nous fournit les éléments les plus importants. Cette investigation des commentaires d’Aristote au sujet du caractère

pratique

de la prudence nous fera également voir à quel ordre de connaissance se rattache la délibération. À ce sujet, Aristote dit ceci :

Π faut aussi qu’elle [la prudence] sache toutes les situations particulières; car elle est pratique, elle agit; et l’action s’applique nécessairement à des choses particulières. [...] La prudence est essentiellement pratique; par conséquent, elle doit avoir les deux ordres de connaissance; et, à choisir, elle doit surtout avoir la connaissance du particulier82.

Que la prudence s’applique à la particularité des circonstances (tel est son ordre de connaissance, du moins celui qui lui est le plus utile), implique nécessairement que la

phronêsis

n’est pas la science, car l’objet singulier de l’action n’est jamais nécessaire et universel, mais toujours particulier et contingent83. C’est en ce sens d’ailleurs qu’au sujet de la prudence nous po uvons affirmer que la

praxis

est à elle-même sa propre fin, c’est-à- dire qu’elle est cette pratique et qu’elle existe en vue de cette pratique. Tel est, d’une certaine manière, le sens téléologique de la vertu de prudence. Nous pourrions pousser encore plus loin ce raisonnement en affirmant que cette finalité de la prudence - à savoir !’application active des résultats (ou jugements) de la délibération - est ce qui lui confère son statut de vertu ;

82. Aristote; OP.CIT., 1141 b 24. 83. Ibid., 1142 b 33.

La vertu n’est pas seulement le mode d’être moral qui est conforme à la droite raison, c’est aussi le mode d’être qui applique la droite raison, sous ce point de vue, c’est justement, je le répète, la prudence84.

Ainsi, il semble évident que, bien qu’une personne ait toutes les qualités requises pour mettre en œuvre une bonne délibération, elle ne pourra être tenue pour prudente (voire même vertueuse au sens large) av elle qpp/wyz/g les résultats de cette réflexion dans son action. Et pour y arriver, il est besoin de

volonté.

En fait, nous pourrions supposer que la délibération en tant que, par exemple, elle nous fait voir certaines choses comme meilleures ou préférables à d’autres, nous projette vers l’action, car, selon Aristote, «ce sont les raisonnements (συλλογισμοί) qui renferment le principe de l’action»85. Or, la délibération implique le raisonnement, et en tant que tel, elle devrait exercer un pouvoir d’orientation sur notre volonté, et ainsi peut-être arriverons-nous à désirer cette influence. De sorte que, par le raisonnement qu’elle appelle, la prudence peut pousser l’individu à l’action. C’est en quoi d’ailleurs la prudence comme vertu n’est pas à confondre avec l’idée que nous nous faisons généralement des personnes prudentes, qui représente une conception péjorative de cette vertu. Souvent, nous voyons dans la prudence le fait d’attendre avant d’agir, ce qui nous pousse parfois à l’associer à la peur. Par contre, en tant que vertu, la prudence n’est pas l’attente ou l’oisiveté, mais bien plutôt

Y application réelle

de notre bonne délibération. Loin de nous retenir, la prudence nous pousse à agir. Bien plus, la prudence nous commande d’agir

correctement.

En résumé, nous pourrions dire de la prudence qu’elle est qualifiée de vertu intellectuelle. La raison de cette classification est que la prudence trouve son siège dans le partie rationnelle de l’âme que nous pourrions qualifier de «calculatrice». Et si c’est en cette partie que s’exécute la prudence, c’est qu’elle est essentiellement délibérative, et que la délibération ne s’adresse qu’au contingent. La prudence est vertu de délibération et la délibération porte sur le variable, c’est donc dire que la prudence ne concerne pas le

84. Ibid., 1145 a 14. 85. Idem.

nécessaire. Nous avons également vu que l’être humain prudent est celui qui par une juste délibération en vient à juger convenabl ement. Nous pourrions dire alors que la délibération et le jugement sont d’une importance capitale dans le vertu de prudence. Mais la délibération de l’être prudent n’est pas de n’importe quel type, elle porte sur les

moyens.

C’est en ce sens, notamment, que nous avons pu voir que la prudence est également une vertu pratique, car si l’on délibère sur les moyens, ce n’est pas par pur plaisir intellectuel, mais inévitablement en vue d’appliquer les moyens proposés par la raison.

2.2.5 La tolérance

Nous aborderons la vertu de tolérance uniquement à partir du

Petit traité des grandes

vertus

de André Comte-Sponville, puisqu'il n'en est pas question dans

Y Éthique à

Nicomaque.

Bien que Comte-Sponville n'affirme pas explicitement que la vertu de tolérance est un milieu entre deux vices, nous pouvons tout de même dégager de sa présentation une semblable division. Ainsi, la tolérance pourrait être considérée comme une vertu qui entretient un juste équilibre entre d'une part l'intolérance, et d'autre part ce que cet auteur appelle la «tolérance universelle». Or, c'est en abordant directement la notion de tolérance que nous serons plus à même de voir comment elle s’oppose à ces deux formes de vices. Afin de bien organiser notre présentation, nous tenterons d'abord de situer le lieu en lequel la vertu de tolérance s'exécute, ce qui nous permettra par la suite d'en percevoir les implications tant sous l’angle de l'excès que du défaut.

De manière générale, nous pourrions affirmer que la tolérance ne saurait s'appliquer, comme dans le cas de la prudence, aux cas de certitude absolue. En effet, lorsque nous faisons face à une évidence, il ne saurait y avoir là tolérance, mais bien plutôt une évidence à laquelle nous n'avons d'autre choix que de remettre notre assentiment. Comte-Sponville dira d'ailleurs: «Quand la vérité est connue avec certitude, la tolérance est sans objet»86 Par exemple, il n'y a pas lieu de tolérer que deux et deux font quatre, c'est là une évidence

mathématique. Il n'y a pas lieu non plus de tolérer qu'une personne affirme que deux et deux font cinq, puisque c'est là une erreur et que d’accepter ceci comme vérité serait une faute. D'ailleurs, aucun chercheur ne pourrait inciter la communauté à tolérer les erreurs, puisque nous serions alors en présence d’une faute professionnelle et morale, et que la science ne progresse qu'en tant qu'elle corrige ses erreurs et qu’elle tend à la vérité. Il n'y a donc pas lieu de les tolérer. Ainsi, nous voyons clairement que la tolérance ne s'applique pas en pareils cas. Néanmoins, bien que nous sachions que face à la certitude il n'y a pas lieu de parler de tolérance, à quels cas pouvons-nous appliquer cette vertu?

«Philosopher, dit Comte-Sponville, c’est penser sans preuves. C'est où aussi la tolérance intervient87.» Non pas que la tolérance n'a d'objet qu'en philosophie, mais elle trouve son lieu là où il y a défaut de connaissance certaine. Ainsi, la tolérance n'a de poids que lorsqu'elle est confrontée à des questions d'opinions. Or, qu'est-ce que l'opinion? C'est, dit Comte-Sponville, «une croyance incertaine»88. De sorte que le problème de la tolérance ne se pose que dans les questions d'opinions, c'est-à-dire là où la science n’explique pas, là où nous sommes enclins à spéculer sans pouvoir démontrer avec une certitude absolue la vérité de ce que nous avançons. En fait, la tolérance s'exécute en cet endroit où nous ne disposons pas de formule afin de tirer une solution solide et univoque. Elle intervient là où les possibles sont rois89. Néanmoins, bien que nous sachions que la vertu de tolérance s'applique aux situations où la certitude fait défaut, il n'en demeure pas moins que nous n'en connaissons pas encore les limites. C'est ce qui nous appelle à présent.