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La formation de vertus et le programme de philosophie pour les enfants

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Cri

LA FORMATION DE VERTUS ET LE PROGRAMME Dit PHILOSOPHIE POUR LES ENFANTS

Mémoire présenté à La Faculté des études supérieures

de !’Université Laval pour l’obtention

du grade de maître ès arts (M.A.)

FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL

AVRIL 2003

(2)

Notre objectif étant d’évaluer la capacité que possède le programme de philosophie pour les enfants à former les jeunes aux vertus, nous avons cru bon d’organiser notre recherche de la manière suivante: nous tentons d’abord d’élaborer une définition du concept

à'habitus

(puisque les vertus sont un type

d'habitus),

ce qui nous permettra de mieux présenter la notion de vertu. Par la suite, nous effectuons une présentation de 5 vertus particulières (courage, tolérance, justice, prudence et tempérance), et c’est à partir de ces vertus que nous évaluons le programme de philosophie pour les enfants. Cependant, puisqu’il est question de

formation,

nous prenons appui sur deux éléments essentiels de formation dans l’approche de Lipman: la pratique de la pensée critique et du dialogue. Ainsi, nous tentons d’évaluer si ces pratiques correspondent ou non aux exigences d’une formation aux vertus.

Mátí^ïu Gagnon, étudiant Michel Sasseville, directeur

(3)

contribué, soit cognitivement soit affectivement, à la réalisation de ce projet et grâce auxquelles cet exercice fut un plaisir. Merci d’abord à Catherine-Ann, qui a pavé ce parcours de tendresse et de douceur tout en m’offrant généreusement un courage d’une joie inouïe. Merci également et surtout à ma mère, qui n’a cessé de me soutenir et qui a fait preuve d’une patience et d’un amour infinis; cet amour est réciproque. Merci à Serge, qui est toujours là pour nous, parfois plus que pour lui-même: ta présence est un cadeau d’une richesse inestimable. Merci à Alexandre, pour tout ce qu’il est: avec lui la vie est si simple et si agréable; sa fraîcheur, son écoute et sa générosité sont des inspirations de chaque instant. Merci à Sébastien, pour sa précieuse amitié et pour ces nombreux moments d’expérience musicale qui à chaque fois m’ont redonnés une énergie inestimable pour la réalisation de ce projet. Merci à Michel Sasseville pour ses lumières, son ouverture, son partage et sa confiance, et grâce à qui j’arrive à m’actualiser ainsi qu’à être ce que je suis. Merci à Dali, pour le bonheur qu’elle nous procure. Merci finalement à Matthew Lipman et Ann Margareth Sharp, pour avoir créé et développé une méthode pédagogique qui me permet d’exister pleinement.

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LA FORMAnONDES VERTUS ET LE PROGRAMME DE PHILOSOPHIE POUR LES

ENFANTS.

RÉSUMÉ...ρ.Π

AVANT-PROPOS...ρ.ΙΠ TABLE DES MATIÈRES... ... p.IV INTRODUCTION...p.8 PREMIER CHAPITRE: Les habitus et les vertus... p. 14

1.1 Les

habitus

... p.15 1.1.1 La nécessité des

habitus

... ...p. 16 1.1.2 La nature des

habitus

...p. 18 1.1.2.1

U habitus

comme différent de la simple disposition... p.20 1.1.2.1.1 La place des actes dans !’acquisition des

habitus

... p.21 1.2 Le sujet des

habitus

... p.23 1.3 Conclusion... p.25

2.1 La définition de la vertu... p.27 2.1.1 La vertu: un

habitus

opératif... p.27 2.1.2 La théorie de la vertu chez Aristote... ...p.28 2.1.2.1 La vertu comme milieu... p.28 2.1.2.2 La vertu comme sommet... p.29 2.2.1 Le courage... p.30 2.2.1.1 Le courage comme milieu entre la lâcheté et la témérité... p.30 2.2.2 La tempérance... p.33 2.2.2.1 La tempérance et les plaisirs...p.34 2.2.2.2 La tempérance comme davantage contraire à l’excès qu’au défaut... p.35 2.2.2.3 La tempérance comme vertu relative...p.35 2.2.2.4 La tempérance comme vertu raisonnée... p.36 2.2.3 La justice...p.37

(5)

2.2.3.1 Division de la justice... p.37 2.2.3.1.1 Les limites de la justice comme conformité au droit... p.38 2.2.3.2 La justice comme vertu morale... p.39 2.2.4 La prudence...p.42 2.2.4.1 La prudence comme vertu intellectuelle... p.43 2.2.4.2 Définition de la prudence... p.44 2.2.4.3 La prudence et la délibération...:...p.45 2.2.4.4 La nouvelle portée de la prudence... p.47 2.2.4.4.1 La prudence comme délibération sur les moyens...p.48 2.2.4.5 La prudence comme vertu pratique... p.50 2.2.5 La tolérance... p.53 2.2.5.1 Les limites de la tolérance... p.54

3. Conclusion...p.57

DEUXIEME CHAPITRE :La philosophie pour les enfants... p.57 1.1 Le programme de philosophie pour les enfants... p.58 1.1.1 La philosophie pour les enfants: un bref historique... p.58 1.1.2 Un renversement dans la procédure... p.59 1.2 La communauté de recherche philosophique...p.61 1.2.1 La notion de recherche en philosophie pour les enfants... p.63 1.3 Conclusion... p.66

2.1 La pensée critique selon Lipman...p.67 2.1.1 La pensée critique comme partie de la pensée d’excellence...p.68 2.1.2 Les éléments de la pensée critique... p.69 2.1.2.1 Les critères...p.70 2.1.2.2 Le j ugement critique... p.72 2.1.2.3 Regard général sur la pensée critique...p.74 2.1.3 Le processus d’intériorisation... p.75

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2.1.4 L’autocritique et Γautocorrection... p.78 2.1.5 Être raisonnable...p.80 2.1.6 Conclusion... p.81

3.1 Le dialogue... p. 82 3.1.1 Quelques sous-entendus de la communication dialogique... p.82 3.1.2 Éthique et dialogue... p. 84 3.2 La conception de l’éducation morale en philosophie pour les enfants... p.88 3.2.1 La pensée critique et l’éducation morale...p.90 3.2.2 Dialogue et éducation morale... p.91

3.3 Conclusion...p.92

TROISIÈME CHAPITRE :La formation des vertus en philosophie pour les enfants... p.95 1. Introduction...p.96 1.1 La formation selon Morin et Brunet... p.96 1.1.1 Les concepts de formation et de formation morale... ... p.96

2.1 La formation des vertus et la philosophie pour les enfants...p. 100 2.1.1 Sous l’angle de la forme... p. 100 2.1.2 Sous l’angle de la pensée critique...p. 102 2.1.2.1 La pensée critique et le courage...p. 102

2.1.2.2 La pensée critique et la tempérance... p. 104 2.1.2.3 La pensée critique et la justice... p.105

2.1.2.4 La pensée critique et la prudence... ...p. 106 2.1.2.5 La pensée critique et la tolérance... p. 109 2.1.3 Sous l’angle du dialogue... p.lll 2.1.3.1 Le dialogue et le courage... p. 112 2.1.3.2 Le dialogue et la justice...p. 113 2.1.3.3 Le dialogue et la tolérance...p. 115

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2.1.3.4 Le dialogue, une formation à la justice et à la tolérance?... p. 116 2.2 Conclusion... ... p. 117 CONCLUSION GÉNÉRALE... p. 120 Bibliographie... p. 126 Annexe A... p.129 Annexe B... p. 130 Annexe C... p. 131

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INTRODUCTION

L’éducation est un thème qui a préoccupé la philosophie depuis ses premières lettres. De Platon à Lipman, en passant par Aristote, Rousseau, Montaigne, Kant ou Dewey, la question de l’éducation occupe une place centrale. Et malgré les différences que peuvent présenter chacun de ces discours, il n’en demeure pas moins que tous s’entendent sur l’importance capitale que détient l’éducation dans notre épanouissement individuel et collectif. L’éducation est au fondement du développement humain en tant qu’elle nous met en contact avec des savoirs, des savoirs-faire et des savoirs-être qui guident, orientent et éclairent notre agir. L’ensemble de ces «savoirs» devrait permettre à l’individu d’organiser ses

capacités,

afin non seulement de mieux comprendre l’univers dans lequel il vit, mais également et surtout de pouvoir agir sur lui-même et avec les autres de manière à ce qu’il soit en mesure de s’approprier sa propre liberté. En d’autres termes, nous pourrions dire de l’éducation qu’elle vise essentiellement à nous libérer de notre ignorance originelle, libération qui ne s’organise pas simplement par !’acquisition de connaissances, mais aussi par le développement de

compétences

qui nous permettent d’organiser ces savoirs de manière efficace, constructive, créative et consciencieuse.

Nous le voyons, il existe généralement trois facettes à l’éducation. Il y a d’abord les savoirs qui représentent notre rapport à la connaissance. Ainsi, lorsque nous parlons d’éducation sous cet angle, nous faisons référence à la relation qu’elle entretient avec l’ensemble des «vérités» découvertes jusqu’ici. Nous pourrions dire de ce aspect qu’il est, d’une certaine manière, la sphère générique de l’éducation, en ce sens où il est supposé par les autres: pour être et agir convenablement, il faut s’appuyer sur des connaissances. Ensuite, nous parlons de savoirs-faire. Cet aspect de l’éducation renvoie plus particulièrement à un rapport d’application technique de certaines connaissances à l’intérieur de domaines spécifiques3 C’est en ce sens que les Grecs de l’époque classique

a. Ces savoirs-faire peuvent toutefois être génériques; ce qui est le cas par exemple lorsqu’on parle d’habiletés de recherche ou de penser. Par contre, ces habiletés demeurent tout de même spécifiques en ce sens où chacune de ces habiletés représente une activité spécifique, particulière.

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parlaient des arts, perçus ici comme des métiers, qui commandent des habiletés précises en fonction du domaine auquel elles se rapportent. Finalement, il y a le savoir-être. Ce type d’expérience éducative réfère plus particulièrement à l’aspect comportemental de la formation. Ainsi, le savoir-être fait appel à notre disposition interne, à notre attitude, à notre agir relationnel qui sont autant d’éléments qui s’intégrent à !’intérieur de la perspective éthique. Mais ces trois facettes de !’éducation, bien qu’elles soient distinctes, s’entrecoupent et s’organisent autour d’un dynamisme dans lequel chacune de ces tranches s’appelle réciproquement.

Au-delà de ces éléments, il existe différentes disciplines qui tentent de cibler les origines et les conditions de possibilité de l’éducation. Chacune d’entre elles envisage le thème de l’éducation d’une manière qui lui est propre, ce qui permet à chaque fois d’y jeter un regard neuf et original. Ainsi, la biologie, la linguistique ou encore la psychologie, pour ne nommer que celles-ci, aborderont le thème de l’éducation chacune à leur manière, et chacune aura, en fonction des critères et des grilles d’analyse qui lui sont propres, une conception particulière de !’apprentissage et de l’éducation. Une autre discipline pourrait être ajoutée à celles que nous venons de présenter, à savoir la

philosophie.

La philosophie de l’éducation, loin de remplacer les autres disciplines, s’en distingue par le fait qu’elle aborde la question de !’apprentissage d’une manière moins spécifique, pour ne pas dire plus fondamentale. En fait, lorsque la philosophie considère le thème de l’éducation, elle l’envisage non pas en relation avec autre chose - comme c’est le cas par exemple lorsqu’on aborde l’idée de !’apprentissage sous l’angle des conditions biologiques ou psychologiques-, mais avec elle-même, sous l’angle de la

forme

, c’est-à-dire qu’elle envisage le thème de l’éducation en y dégageant sa nature particulière, ses implications voire ses conditions de possibilité. Ainsi, ce que la philosophie apporte avec elle lorsqu’elle s’applique à l’éducation, c’est son esprit particulier, sa démarche et sa méthode.

Limités par le temps et l’espace, nous ne pourrons embrasser l’ensemble des dimensions de l’éducation. C’est pourquoi nous avons décidé de choisir un élément et une

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discipline, question de bien circonscrire notre recherche. En ce qui concerne les facettes relatives à l’éducation (savoirs / savoirs-faire / savoirs-être), nous avons opté pour l’étude des savoirs-être. Ce choix a été guidé par plusieurs raisons. D’abord parce que nous voulions aborder l’éducation selon une perspective

philosophique

; or, les savoirs-être sont intimement liés à l’éthique, et l’éthique quant à elle représente une sous-discipline importante de la philosophie. Ensuite, parce que nous croyons que l’éducation morale occupe une place centrale dans le développement humain. Non pas que les autres types de savoirs soient de moindre importance, mais plutôt que l’aspect comportemental engage un élément supplémentaire qui se rapproche plus des valeurs que des faits. Nous sommes des êtres sociaux et l’éducation revêt ce caractère. Dès que nous sommes engagés dans une relation éducative, nous sommes en présence d’un rapport à l’autre qui commande certains comportements. Bien plus, l’ensemble de nos relations avec d’autres êtres humains supposent certains comportements qui en assurent la qualité. Ces relations nous engagent entièrement, tant sur le plan cognitif qu’affectif, et sont omniprésentes dans nos vies, d’où notre intérêt pour cet aspect de l’éducation.

S’il est question de comportements dans le chapitre des savoirs-être, nous pourrions nous demander de quels comportements il s’agit. Se poser cette question c’est ouvrir la porte sur une incroyable quantité de comportements possibles, ce qui implique que nous devons faire un choix. L’acquisition de savoirs-être en éducation suppose une certaine orientation par l’idée de bien. En effet, il semble difficile d’admettre qu’une bonne éducation en est une qui forme à la colère, à la haine, au vol, au non-respect, à la violence... De sorte que nous sommes déjà orientés vers certains comportements correspondant à l’éthique. Or, nous pourrions faire une lien entre ces comportements éthiques et ce qu’on a appelé longtemps en philosophie: les vertus. En effet, tout comme les comportements éthiques que nous cherchons à développer dans notre système d’éducation, les vertus morales sont orientées vers l’idée du bien. Nous avons donc décidé de diriger notre recherche sur les vertus morales.

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L’une des raisons principales de ce choix est que les vertus, bien qu’elles soient souvent associées à un passé révolu, représentent des moyens d’arriver à appliquer les valeurs fondamentales qui nous permettent de vivre en société. Et qui oserait affirmer que la justice et la prudence sont dépassées? Ainsi, nous voulons aborder la question des vertus parce que nous croyons que les comportements qu’elles représentent sont encore estimés actuellement. Mais, lorsque nous tentons de les examiner, nous nous retrouvons face à une quantité trop grande de possibilités pour espérer pouvoir les étudier toutes. En effet, parmi celles-ci, il y a le courage, la générosité, la magnanimité, la sollicitude, la justice, la tempérance, la gratitude, Γhumilité... Parmi celles-ci, nous en avons choisi cinq. Nous en avons sélectionné quatre chez Aristote, d’une part parce qu’il est l’auteur qui a posé les bases de toute réflexion sur les vertus, et d’autre part parce qu’elles sont selon lui des vertus

cardinales,

donc plus fondamentales que les autres. Ces vertus sont: la tempérance, le courage, la justice et la prudence. C’est ce critère qui guida notre choix pour les vertus chez Aristote, mais non pour !’ensemble de celles que sur lesquelles nous avons décidé de nous arrêter. En effet, nous sommes également allés chez Comte-Sponville pour étudier une cinquième vertu qui n’est pas définie par lui comme une vertu cardinale. En faisant cela, nous ne voulons pas prétendre que la réflexion d’Aristote au sujet des vertus est incomplète, Aristote ne prétendait d’ailleurs pas faire l’exposition des seules vertus possibles, mais bien de celles qu’il jugeait être les plus importantes à son époqueb. Or, les temps ont changé, les enjeux ne sont plus les mêmes et d’autres ont apporté leur contribution à l’étude des vertus, non pas en discréditant le travail d’Aristote, mais en identifiant de nouvelles vertus qui s’ajoutent et complètent celles du Stagirite. Nous avons donc décidé d’aller explorer d’autres avenues, afin de ne pas laisser entendre que la réflexion sur les vertus se limite simplement à celle d’Aristote. En fait, nous voulions aborder une vertu que Comte- Sponville identifie mais qui ne fait pas partie de la présentation d’Aristote, à savoir la

b. Si nous adoptons cette position, c’est qu’Aristote affirme lui-même au début de sa théorie de la vertu que les vertus morales naissent des moeurs (1103 a 14 - 1103 b 25) et que par définition les moeurs sont variables tant dans le temps que selon les cultures. Nous supposons donc qu’Aristote, étant conscient des origines et de la nature des vertus, comprenait le caractère variable, non pas des vertus existantes à son époque (puisqu’il semble que pour lui ces vertus seront louables de tout temps), mais des vertus nouvelles qui peuvent naître selon le développement des moeurs et des coutumes reliées au mode de vie des hommes.

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tolérance. Et si nous avons arrêté notre choix sur cette vertu, c’est qu’elle suppose l’ouverture à la différence et que cette ouverture, dans le contexte actuel de la mondialisation, devient plus que nécessaire. Ainsi, notre choix s’est arrêté sur certaines vertus puisque nous croyons qu’elles comportent des enjeux sociaux importants et qu’elles semblent nous concerner tous.

Cependant, il semble qu’une simple étude des vertus serait nettement insuffisante si nous désirons organiser une recherche autour de l’éducation. C’est pourquoi nous aborderons les vertus sous l’angle de leur formation. Mais cette recherche sur la formation des vertus ne sera pas purement théorique. La raison en est que si nous jugeons qu’en éducation il est important de développer des comportements permettant de faire des enfants de bons citoyens, encore faut-il se donner les moyens de mettre en place ces attitudes. En fait, notre recherche sur la formation des vertus servira de base d’analyse en vue d’évaluer si le programme de philosophie pour les enfants, tel qu’il est présenté par le philosophe américain Matthew Lipman, permet ou non de former aux vertus. Ainsi, nous devrons nous pencher sur cette méthode afín d’en dégager les éléments fondamentaux.

Pour ce faire, nous présenterons d’abord le concept d

י

habitus, puisque les vertus sont des habitus. Nous examinerons donc la nature d’un habitus, et par là même celle de la vertu, ce qui nous permettra de voir de quelle manière il est possible d’entreprendre une formation à leur égard. L’ensemble de ce développement paraît nécessaire dans la mesure où il s’appliquera ensuite à chacune des vertus particulières. Si nous nous attarderons à chacune de ces vertus, c’est qu’elles sont différentes les unes des autres et qu’en ce sens, elles commandent des actions différentes en vue de leur formation. Ainsi, nous serons en mesure d’évaluer plus spécifiquement, c’est-à-dire en fonction de chacune des vertus particulières, la possibilité que détient la philosophie pour les enfants à offrir un contexte favorisant la formation de ces vertus. Cette évaluation sera précédée d’une présentation de la démarche initiée par Matthew Lipman, ce qui nous permettra de dégager des axes de recherche à partir desquels nous pourrons proposer une hypothèse plus éclairée à propos du thème que nous

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cherchons à développer ici. Nous partirons donc du plus général pour nous diriger vers le plus particulier, afin de répondre à la question suivante: La philosophie pour les enfants forme-t-elle aux vertus?

Nous tenons à mentionner que nous sommes conscients que l’approche utilisée ne correspond pas tout à fait à la manière habituelle de traiter la question de la formation des vertus. En effet, d’ordinaire cette question est abordée sous l’angle de la pratique répétée des vertus particulières, alors que nous envisageons la question de la formation des vertus sous l’angle de la pratique de la pensée critique, du jugement et du dialogue. Il va sans dire que nous ne cherchons pas par là une manière de contourner ou de dépasser les exigences qui nous reviennent, pas plus que nous ne cherchons à inventer une nouvelle approche. L’une des raisons qui nous a fait décider d’aborder la question de la formation des vertus de cette manière est que, au fil de nos lectures, nous avons découvert un lien constant entre !’application des vertus et le jugement. Or, nous savions que pour Lipman, la pratique de la philosophie en communauté de recherche est une pédagogie du jugement, et que deux des instruments majeurs qu’elle se donne pour entreprendre une telle formation sont la pratique de la pensée critique et celle du dialogue. Ainsi nous avons jugé qu’il serait intéressant de joindre ces concepts dans notre étude, puisque pensée critique, jugement, dialogue et vertus

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1.1 Les habitus

Nous débuterons notre recherche par !,exploration du concept à"habitus, parce qu'il représente le caractère profond des vertus, c'est-à-dire que les vertus sont en fait une espèce particulière d'habitus. De sorte que, traitant des habitus en général, nous serons plus à même de comprendre ce qui définit les vertus. Afin de bien organiser notre réflexion sur les /zaùùws, nous ferons appel à l'ouvrage de Dom Placide de Roton, A&9 /ewr caractère

spirituel, puisque sa présentation explore le sujet non seulement de manière directe et détaillée, mais également parce qu’elle fait explicitement le passage entre les habitus et les vertus.

D'une manière générale, nous pourrions affirmer que Yhabitus est une sorte d’habitude qui oriente nos actions. Ainsi, si Yhabitus, une fois acquis, se dirige vers le bien, c'est qu'il s'y est habitué. C'est d'ailleurs lorsqu'il penche vers le bien que nous pouvons nommer Yhabitus une vertu. Comme l'affirme Dom Placide,1 les vertus sont une sorte d'emprise de la raison sur les passions, et l’homme vertueux est celui qui a pris Y habitude de conduire sa volonté et son action selon ce que lui dicte la raison. Mais comment pouvons- nous affirmer !,existence de tels habitus? Pour cet auteur, la réalité des habitus tient au fait que d’une part, nous avons des puissances d’action qui, à l’origine, sont indifférentes en ce sens où elles peuvent se diriger soit dans un sens soit dans l’autre - par exemple, chacun d’entre nous peut devenir avare ou généreux, courageux ou lâche, etc.- ce qui implique qu’il nous faut les orienter. D’autre part, Dom Placide pose la réalité des habitus par le fait que nous pouvons remarquer certains changements dans les comportements des individus avec le temps. Ainsi, un homme peut apprendre à être tolérant, et ce développement de la tolérance dans le temps représente un indice à partir duquel nous pouvons inférer la présence d'habitus. Mais, nous pourrions nous demander s’il est nécessaire d'acquérir des habitus?

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1.1.1 La nécessité des

habitus

Comme le dit Aristote dans sa théorie de la puissance et de l’acte, l'homme détient, par nature, la puissance ou faculté d'acquérir certaines habiletés. Cette acquisition suppose par ailleurs des actes qui sont soit dirigés par la forme elle-même sur le sujet ou par le sujet lui-même en effectuant des actions qui correspondent à la forme - par exemple, effectuer des actes justes pour devenir une personne juste. Pour ce qui est des il semble que Dom Placide utilise la même conception de !'apprentissage. Selon lui, mis à part Dieu qui est acte pur et qui ne subit aucun changement, toute créature est puissance et acte, et c'est la forme acquise ou l’habitude développée qui oriente et détermine l'opération. Ainsi la forme ébéniste oriente l'action d'être ébéniste. Selon Dom Placide toujours, si un être est déterminé à une seule opération en vue de sa forme, il s'y portera nécessairement sans avoir à s’y habituer. Tel est le cas par exemple des choses naturelles comme le feu, qui est toujours porté à produire de la chaleur - ce qui revient, en d'autres mots, à ce qu'Aristote désigne par les termes puissance irrationnelle. «Si au contraire il y a possibilité de réali sations multiples [ce que l'on pourrait désigner de puissance rationnelle], !'indétermination de la puissance doit être levée par quelques dispositions particulières surajoutées2 3» Ce serait le cas de l’être humain par exemple, qui a la capacité d’acquérir une diversité d’habitudes, qui peuvent être contraires les unes par rapport aux autres. Ainsi, afin de disposer une personne à agir de telle ou telle manière, il faut créer des dispositions actives nouvelles qui viendront déterminer nos puissances naturelles qui elles sont indéterminées. L'habitus remplit cette fonction de détermination, puisqu'il se situe entre la puissance et l'acte, ce qui fait en sorte qu'il oriente les actions du sujet:

Étant originellement dans notre nature et dans nos facultés [Γindétermination], ce n'est qu'à raison de quelque chose d'intermédiaire entre la puissance et l'acte - quelque chose d'infus ou d'acquis - que nous pouvons nous distinguer si nettement dans notre activité. À cet intermédiaire, nous avons donné le nom d'habitus. Les habitus sont ainsi des déterminations qui s'incorporent réellement en nous, en nos facultés, de façon à diriger, et à imprégner toute notre activité humaine?.

2. Ibid., p. 15. 3. Idem.

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La raison en est que contrairement aux animaux, qui eux sont déterminés de manière quasi-infaillible par leur instinct, l'homme:

n'est déterminé ni à un genre d'objets, ni à une manière unique de les atteindre. Il possède bien certaines puissances déterminées à un seul acte: l'oreille est faite pour entendre [...]. Mais en ce qui le caractérise dans sa vie proprement humaine, l'homme a des puissances de grande envergure, qui sont elles-mêmes indéterminées [...]. Si la nature ne le fait pas, complètement du moins, le sujet humain devra se donner lui-même des

dispositions, des déterminations4.

Ainsi, nous sommes plus à même de prendre conscience de la nécessité des habitus.

Nous pourrions Γ exprimer de la manière suivante : l'être humain possède, par nature, des prédispositions qui le rendent capable d'actes contraires. Ainsi, par exemple, l’homme a la possibilité de devenir juste ou injuste, bon ou mauvais... Ces prédispositions n’étant pas actualisées complètement par la nature, doivent être orientées de manière à ce que l’individu soit disposé à agir d’une façon plutôt que d’une autre. L’exigence la plus fondamentale : l’exercice, parce que c’est par lui que nous arrivons à nous orienter vers une forme déterminée. Cette forme, une fois acquise, se nomme habitus. Or, si l'homme est en mesure d'acquérir des habitus, c'est qu'il possède en lui-même (ce que Aristote attribuerait à la nature principielle de l'âme) les forces qui lui permettent par lui-même d'acquérir ce qui doit être complété:

Par conséquent, pour assurer la rectitude de notre agir humain, non seulement nos puissances rationnelles devront acquérir l'habitude de se déterminer en jugeant comme il convient du bien humain, dans draque cas particulier, mais nos facultés de l'appétit sensible devront, elles aussi, être perfectionnées et disposées d'une façon conforme aux fins à réaliser, et dans ce but, acquérir des habitus vertueux, inclinant à agir non plus selon l'instinct ou selon la passion, mais selon la raison5.

Partant, nous voyons plus clairement en quoi les habitus sont nécessaires, car nous disposons de puissances que nous devons orienter. Par contre, bien que nous voyons la nécessité pour l’être humain d'acquérir certains habitus, nous ne connaissons pas encore la nature de ceux-ci. C’est la tâche qui nous appelle à présent.

4. Ibid, p.16. 5. Ibid, p.19.

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1.1.2 La nature des habitus

Étymologiquement, le terme «habitus» provient du verbe latin se habere, ce qui signifie la-possession par un sujet. Celle-ci n’est pas une possession extérieure, comme le fait de posséder une maison ou une voiture, mais une possession intérieure, c'est-à-dire le juiLpour-un-sujet de se trouver en une certaine disposition, de se comporter de telle ou telle manière en Ainsi, lV%z¿uf%9 représente une forme d'être, «et il pénètre si profondément en son sujet qu'il est pour lui comme une seconde nature»6 Le terme habitus

renvoie donc à une manière d'être et d’agir, c'est-à-dire à un état intérieur déterminé.

Néanmoins, nous serions en droit de nous demander quel est l'élément à partir duquel l'être arrive à se déterminer? La réponse à cette question est semblable à celle avancée par Aristote, c'est-à-dire qu'il semble que ce soit la forme substantielle qui vient déterminer l'être en son intimité. Cette forme représente l'élément qui vient actualiser la puissance de la matière, et nous pourrions affirmer, avec Dom Placide, que «c'est là précisément le rôle des habitus: ils sont acquis ou reçus en un sujet, et viennent l'achever à titre de forme accidentelle»7. La raison en est que Xhabitus affecte l'âme en ses puissances (l’âme représente ici la matière dans laquelle il s'insère), pour déterminer et orienter le sujet dans son être et son agir.

Ainsi, nous pourrions affirmer que l'habitus est une forme. Par contre, il n'est pas n'importe quelle forme, et s’il en est une, c’est en tant qu’il appartient 2ca

genre .

qualité.

Voici pourquoi: 1) en tant que Y habitus, une fois acquis, devient principe d'action, nous pourrions affirmer qu'il représente une forme, puisque c'est là (le principe d'action) le caractère de toutes formes. 2) L'habitus est une forme du genre qualité en ce sens qu'il vient désigner un état attribuable au sujet et modifier le sujet qui l’accueille. Plus particulièrement encore, Yhabitus vient qualifier le sujet en bien ou

en

mal, c'est-à-dire que la disposition que Yhabitus confère au sujet est soit bonne ou mauvaise par rapport à 1) un état dans l'ordre de l'être, que l’on pourrait nommer également un mode d’être intérieur (on

6. Ibid., p.22. 7. Idem.

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parle alors d'habitus entitatif): 2) la fin qu'il entend réaliser (on parle alors d'habitus

opératif). Or, tout habitus entitatif, par voie de conséquence, devient habitus opératif, car c’est par l'acte qu’on l’acquiert et c’est vers lui qu’il nous dirige8 Ce qui signifie que l'état intérieur de l’individu oriente nécessairement son action. Ce rapport qu’entretient Y habitus

à l’être signifie qu’il atteint et s’intégre intimement dans l’individu, puisqu’il atteint le sujet dans sa nature en tant qu’il détermine nos puissances naturelles et les oriente vers un certain type d’action.

En somme, l'habitus, comme toute disposition, a pour rôle de régler intrinsèquement un sujet quel qu'il soit, dans sa nature ou ses facultés, de façon à créer en elles un état de convenance ou de non convenance à l'égard d'une forme qui est le bien du sujet. Ainsi l'on dit que l'être est bien ou mal disposé. L'opération s'ensuit nécessairement, parce que nul être créé n'est parfait et que chacun doit trouver son achèvement dans l'opération. L'habitus a donc une relation à un terme extrinsèque, à un acte, c'est vrai, mais ce n'est pas son effet premier et immédiat. Il réalise tout d'abord et directement un synthèse, il établit un ordre dans la nature ou la faculté, et la détermination de l'acte n'est qu'une conséquence. [...] En résumé, l'habitus, comme disposition, réalise d'abord un ordre, la synthèse des parties de son sujet, et il imprime de ta sorte en celui-ci une détermination telle que, s'il a besoin, pour s'épanouir et se parfaire, de passer à l'action, son activité est ordonnée, elle est par suite plus sûre, plus précise, plus forte9.

Ainsi, nous pouvons voir la différence majeure qui existe entre Yhabitus et la puissance, puisque le premier diffère selon qu'il est une bonne ou une mauvaise disposition, alors que la puissance demeure toujours la même: un entre-deux, une possibilité des contraires. Par exemple, c'est la même puissance qui nous permet d'être un bon ou un mauvais ébéniste, c’est-à-dire la capacité de devenir ébéniste. L'habitus quant à lui sera différent selon que l’individu est soit bon ou mauvais ébéniste. L'habitus représente donc une acquisition qui permet de mettre en opération la puissance que l’on possède de manière naturelle. Et si il le fait, c’est que Yhabitus correspond à une force., o,’ est-à-dire en une puissance prise cette fois comme un pouvoir être et faire.

8. Ibid., p.27.

(20)

Nous avons vu que les habitus représentent un type de tonne particulier, à savoir une forme du genre qualité. De plus, cette forme a pour fonction de disposer l'être en sa nature, c'est-à-dire qu'elle organise de manière déterminée les puissances qui sont, a priori, indéterminées. Et finalement, nous avons pu constater que, par un effet de conséquence, cette disposition de l'être en lui-même organise d'une certaine manière l'action de l'individu en vue d'une fin, et que cette détermination dans l'agir permet de qualifier l'habitus ainsi que son sujet lui-même en bien ou en mal. Par ailleurs, il semble que, dans l'ensemble de cette présentation, une association est faite entre disposition et habitus, en tant que ce dernier est une disposition. Or, est-ce là le propre de Y habitus! N’est-il que disposition ou sommes- nous en mesure de dresser une distinction entre ces deux termes?

!.1.2.1 L’habitus comme différent de la simple disposition

La question à laquelle nous tenterons de répondre ici pourrait s’énoncer comme suit: en quoi Y habitus proprement dit diffère-t-il (si différence il y a) de la disposition? La première distinction majeure que nous pouvons proposer entre Yhabitus et la disposition tient au fait que le premier terme (signifié par le mot εςις en grec) se distingue du second (signifié par le mot διαΘεσις en grec) par sa stabilité. C'est d'ailleurs en ce sens que nous parlons des

habitus comme d'une seconde nature, car ils s'imprègnent en nous et nous déterminent de manière profonde: ils modifient notre manière d’être. Ainsi, par exemple, la santé ne saurait être qu’une disposition, parce que selon son principe constitutif, elle est instable et ne peut devenir une habitude. «Au contraire, les habitus ont une stabilité, une permanence qui leur est essentielle; car ils sont basés sur des principes inébranlables, la science sur les principes nécessaires, les vertus sur le bien honnête et immuable de raison10 » En ce sens, la différence entre habitus et disposition n’est pas accidentelle, mais plutôt essentielle: il y a ici une différence de nature, et non pas simplement de degré, entre Yhabitus et la disposition. Mais pourquoi Yhabitus, contrairement à la simple disposition, bénéficie-t-il de ce caractère de stabilité? C’est que, contrairement aux dispositions qui sont de source extérieure - par

(21)

exemple la santé, qui ne dépend pas entièrement de nous-, la cause de Yhabitus est, quant à elle, intrinsèque, et c’est en quoi elle possède une stabilité essentielle. Ainsi, nous pourrions par exemple agir de manière juste dans la plupart des occasions parce que nous avons été éduqué à adopter un tel comportement. Mais si F individu ne désire pas par et pour lui-même effectuer des actions justes, alors il ne sera que disposé à la justice sans en posséder Yhabitus

,

puisque la cause est ici extérieure. Ce rapport intrinsèque que Yhabitus

entretient avec celui qui F accueille est le seul moyen par lequel il acquiert cette stabilité: il faut un acte de volonté profond et honnête de la part de celui ou celle qui l’acquiert. Il est donc nécessaire, pour acquérir un habitus

,

de le désirer par et pour soi-même. Cet acte de volonté est fondamental - et nous verrons que si cela est vrai pour les habitus, ce sera également vrai pour la vertu. Et s’il faut un acte de volonté, c’est que les actes eux-mêmes ont une importance dans ce processus. Regardons cet élément de plus près.

1.1.2.1.1 La place des actes dans !,acquisition des habitus

Dom Placide affirme que nous devons nous former par notre propre activitén, puisque «chacun ne reçoit de sa nature individuelle que des prédispositions qu'il devra diriger, développer par des actes répétés, s'il veut acquérir de véritables habitus, parfaits et durables11 12.» La raison en est que, bien que nous soyons au fait des formes vers lesquelles nous devrions tendre, il n'en demeure pas moins que la simple volonté d'atteindre cette fin ne saurait suffire en elle-même. Il nous faut nécessairement agir en vue de cette fin et non simplement vouloir agir. Inversement, les actes commandés par l’extérieur ne sauraient suffire: l’individu doit avoir la volonté d’acquérir ces dispositions. En ce sens, Yhabitus

représente un supplément de la nature que l’être humain se donne à lui-même

,

car il doit se former par sa propre activité. Pour acquérir un habitus:

il faut être à la fois principe de passivité et principe d'activité, sous des rapports différents. C'est le cas de l'homme: il a en lui des parties qui sont essentiellement formatrices, et il en a qui sont à former, et c'est par l’action

des premières sur les secondes qu'il réussit à se perfectionner lui-même

11. Dom Placide, OP.C1T., p.88. 12. Ibid., p.8û.

(22)

dans l'ordre ou dans le désordre qu'il veut. [...] Ainsi, les actes se multipliant engendrent dans la puissance qui est passive et qui reçoit, une certaine qualité qu'on nomme habitus13.

En fait, nous pourrions affirmer qu'il existe deux types de stabilité, à savoir une stabilité objective ainsi qu'une stabilité subjective. Ce qui distingue ces deux types de stabilité, c'est que la première tire sa force de son objet, alors que la seconde tire son état de la répétition des actes, c'est-à-dire de

l'exercice

du sujet. «La stabilité en effet que l'habitus, comme toute disposition, peut avoir en son sujet, est pour lui un mode accidentel, qui relève de la coutume, c'est-à-dire d'une répétition des actes [...]. C'est en forgeant qu'on devient forgeron14 15.» Or, la stabilité propre à l

'habitus

demeure tout de même en tant que c’est l’individu lui-même qui désire s’approprier la forme, alors que la disposition n'acquiert sa fenneté

que par

la répétition des actes, c'est-à-dire par accoutumance, ce qui n’implique pas nécessairement un désir de la part du sujet. Néanmoins, il ne saurait y avoir d

’habitus

sans qu'il y ait

d'abord

disposition: «or, pour que l'objet atteigne la puissance et la dispose essentiellement, il faut une répétition des actes, à moins que l'objet soit assez efficace pour que, dès le premier acte, il détermine la puissance 13», ce qui est peu probable. Ainsi, un seul acte ne suffit pas puisqu'il:

faut que !'intelligence parvienne à présenter tel objet particulier à l'appétit comme un véritable bien de raison [...]. Dès lors, plusieurs actes sont requis pour que la volonté et l'appétit sensible [dans l'ordre des habitus moraux] soient affermis dans leur inclination vertueuse, de façon à triompher des obstacles et des tendances contraires16.

En d'autres mots, nous pourrions dire qu'il faut passer en premier lieu par des causes extérieures - par exemple, inciter son enfant à être gentil -, pour ensuite se diriger, par soi- même, vers des

causes intrinsèques

- c’est-à-dire par exemple lorsque l’enfant désire par et pour lui-même être gentil. De sorte que chaque acte laisse quelque chose dans la puissance: «ainsi, le rôle de chacun des actes est de préparer celle-ci [la faculté] à recevoir l'habitus

13. Idem. 14. Ibid., p.91. 15. Ibid., p.92. 16. Ibid., p.93.

(23)

engendré par le dernier acte17.» Les actes qui précèdent disposent donc le sujet à recevoir

Y habitus, ce qui signifie que les actes sont des conditions nécessaires à l’avènement de

Yhabitus. Conditions nécessaires mais non suffisantes, puisque Γindividu doit encore désirer la forme - c’est ce qui correspond à l’acte dernier, l’acte de volonté. Cependant, bien que cet acte de volonté soit essentiel, il ne saurait suffire lui non plus. En effet, nous voyons que cet acte de volonté dépend lui-même d’un acte de raison. Le raisonnement est le suivant:

Yhabitus s’acquiert sous l’influence de la raison puisqu’elle détermine la volonté en lui présentant la forme comme un bien désirable. Encore une fois, nous pouvons supposer que si cela est vrai pour Yhabitus, ce l’est également pour les vertus morales. Mais suivant cela, nous pourrions nous demander où se situe Yhabitus. Dans la raison? Dans l’intellect? Dans la volonté?

1.2 Le sujet des habitus

L'habitus n’est en fait qu’un accident, il n’apparaît pas en nous naturellement comme les puissances. Nous devenons ébénistes, justes ou tolérants. De plus, Yhabitus fait toujours référence à une qualité puisqu’il vient qualifier l’être qui le possède. Il faut donc nécessairement que Yhabitus s’insère en un sujet. Prenons un cas analogue. Le sculpteur, pour faire son oeuvre, doit donner une forme à une pièce de bois qui peut l’accueillir. Le bois possède donc la puissance de devenir cette forme et représente le sujet dans lequel cette forme prendra place. Par contre, il semble évident qu'il ne saurait y avoir d'habitus en une puissance active (ou irrationnelle). En effet le feu ne s'habitue pas à produire la chaleur mais le fait naturellement, pas plus que nous pourrions l'habituer à produite de la fraîcheur. Ainsi, pour être sujet d'habitus, il ne faut pas seulement être actif, mais également passif: il faut qu'il y ait place au changement, à !'organisation. Ces deux principes (l'actif et le passif) sont donc nécessaires pour qu'il y ait formation d’habitus.

De plus, il est besoin d'une autre condition, à savoir que le sujet doit être en mesure

(24)

de se déterminer lui-même. Or, c'est là le propre des êtres rationnels et libres1S. Par contre, il paraît évident que seulement l'âme, et non le corps, est en mesure d'organiser de nouveaux mouvements (bien que ces mouvements puissent avoir des répercussions sur le corps). C'est donc dire que l'âme semble être le siège des habitus, puisque c'est elle qui doit être disposée par rapport aux actes afin qu'ils puissent rencontrer la fin qu'ils se proposent. Mais nous pourrions aller plus loin en disant que Y habitus prend forme dans 1 ,intellect, puisque l’un comme Γ autre est à la fois puissance et acte. En effet, Y habitus est puissance en ce sens où il représente la capacité à agir d’une telle manière, et il est acte en ce sens où il est effectivement possédé par le sujet. Ainsi, une personne qui a développé la capacité de conduire une voiture peut ne pas conduire, et à ce moment Yhabitus est puissance, mais lorsqu’il conduit effectivement, Y habitus est acte. De même l’intellect est puissance car il possède la capacité de tout connaître, et acte puisqu’il sert d’instrument actif, par les représentations qu’il crée, dans !’acquisition des habitus - c’est par lui que !’acquisition de

Y habitus devient possible.

Dom Placide explique ce fait en disant que, par elle-même, la volonté est aveugle. C'est pourquoi la raison doit faire la lumière sur les objets désirables

18

i9.

Si la volonté dépend de la raison, c’est qu’elle se situe entre deux tendances : 1) naturelle et instinctive; 2) rationnelle. Par contre, la volonté ne se soumet pas inconditionnellement et instantanément à ce que lui dicte la raison, c’est pourquoi il faut Y accoutumer. Une fois accoutumée aux règles de la raison, celles-ci (les règles) deviennent une seconde nature pour la volonté. C'est de cette manière, par exemple, qu'il devient possible d'acquérir la vertu de tempérance. Mais dans le cas de la morale, nous touchons davantage à la volonté et à l’appétition qu’à l’intellect, puisqu’elle concerne l’action. C’est pourquoi, selon Dom Placide, les sièges de

Y habitus sont d'une part la raison, dans laquelle nous retrouvons les habitus de science et dont l’objet est l’être dans son universalité; et d'autre part l'appétit sensible dans lequel nous retrouvons les vertus morales dont l’objet est le bien. Ainsi, selon le type d"habitus auquel

18. Ibid., p.52. 19. Ibid.,p.55.

(25)

nous faisons référence, le siège dans lequel il prendra place sera différent0

1.3 Conclusion

En résumé, nous avons d'abord exposé comment il est non seulement possible mais nécessaire de développer des

habitus

moraux. En effet, si nous cherchons à trouver une démarche pédagogique qui serait susceptible d'entreprendre une formation des vertus, il apparaît évident que ces mêmes vertus doivent être l'objet d'une formation possible. Or, puisqu'il ne saurait y avoir formation d'une chose qui par nature est acquise, il faut donc que ce pour quoi nous cherchons à entreprendre un développement soit non seulement susceptible d'accueillir une telle formation, mais doit également être en position de potentialité par rapport à cette formation. En effet, qui pourrait prétendre vouloir développer le sens des mathématiques chez un mathématicien déjà formé? Cela paraît impossible puisque cet individu est déjà en position d’actualité à l'égard de ce que Ton suppose être une puissance.

Ainsi, nous avons vu que nous étions, dès la naissance, en position de puissance à l'égard de plusieurs choses. Partant, nous avons distingué les puissances rationnelles (celles dont l'être humain bénéficie) des puissances irrationnelles (que détient le feu par exemple). Les premières se distinguent des secondes par le fait qu'elles représentent une puissance des contraires, c'est-à-dire qu'elles peuvent s'actualiser de différentes façons, alors que les secondes ne sont en mesure de produire qu’un seul effet. C'est en ce sens que nous disons d'un individu qu'il peut devenir soit bon soit mauvais, selon qu'il actualisera ses puissances de telle ou telle façon. Nous avons pris connaissance également de la nécessité de former les puissances rationnelles, alors qu'il est impossible, pour les puissances irrationnelles, d'effectuer une telle formation. Par la suite, nous avons vu en quoi l'homme possède en lufi même les qualités requises afin qu'il arrive par lui-même à actualiser ses puissances: il

(26)

possède, de manière intrinsèque, les principes d'actualisation que sont la raison et la volonté.

Par la suite, nous avons dégagé deux choses importantes à propos des habitus

:

1) ils représentent !'actualisation de nos puissances; 2) toute vertu est un type particulier d!habitus. 1!habitus représente donc !'inclination que prend une puissance qui est, a priori, indifférente. Par là, nous avons pu voir en quoi les habitus sont nécessaires, puisque c'est par eux que nos puissances sont disposées et orientées vers certains types d'actions. Nous avons également pris connaissance de la nature des habitus, c'est-à-dire qu'ils représentent une espèce de type

qualité, en tant qu'elles qualifient en bien ou en mal le sujet agissant.

De plus, nous avons présenté la différence majeure existant entre l’habitus et la simple disposition. Cette difference réside dans le fait que Y habitus détient une plus grande stabilité que la disposition, puisqu'il modifie non seulement l'individu en sa nature, mais également parce qu'il est basé sur des principes inébranlables fournis par la raison et désiré par la volonté. Par contre, nous avons constaté qu'il ne saurait y avoir d!habitus sans qu'il y ait préalablement disposition. Ainsi, la disposition se présente comme une condition nécessaire à l'avènement des habitus.

Nous avons vu aussi que l’une des conditions nécessaires à l’avènement des habitus

est que le sujet doit se déterminer lui-même par rapport à cette habitude, c’est-à-dire qu’il doit prendre conscience de la forme, l’accepter et agir par et pour lui-même en vue de son acquisition, et c’est en ce sens également que nous pouvons dire que la forme agit sur lui. Finalement, nous avons proposé une classification des habitus. Ainsi, nous avons pu constater que les uns se rapportent au vrai, et qu'en ce sens ils représentent des habitus de science, et que les autres se rapportent au bien, ce qui est le propre des vertus morales. Nous sommes donc en mesure d'aborder de manière plus spécifique le cas particulier des vertus morales, puisque c'est là l'objectif de notre étude. Nous débuterons donc notre enquête par une définition générale des vertus, ce qui nous permettra par la suite d'investiguer quelques vertus particulières. C'est par cette étude des vertus morales que nous serons en mesure

(27)

d'évaluer si oui ou non le programme de philosophie pour enfants permet de former aux vertus (entendues ici comme habitus au sens strict), car elles nous serviront de point de référence.

2.1 La définition de la vertu

Dans cette partie, nous tenterons d’élaborer une définition plus spécifique de la vertu. Pour cela, nous ferons référence à la fois à l'ouvrage de Dom Placide ainsi qu'à L'Éthique à Nicomaque d'Aristote, puisque celui-ci est consacré essentiellement à l'étude de la vertu. Débutons notre enquête par les dires de Dom Placide, puisqu'ils se rapportent directement à l'étude des habitus que nous venons d'exposer.

2.1.1 La vertu: un habitus opératif

Comme nous l’avons dit, la vertu est un habitus. Néanmoins, il convient de distinguer à quel type d'habitus la vertu se rapporte. La vertu est d'abord considérée comme un habitus de nos puissances rationnelles (dont l'appétit sensible fait partie). Elle porte essentiellement sur ce qui a rapport à notre activité, à nos tendances, à nos passions, à notre volonté «pour les établir en une juste proportion avec la raison, et orienter ainsi notre vie dans le sens de la droiture et du bien20». Ainsi, en tant que la vertu concerne les actions, elle appartient aux habitus opératifs. Bien plus, ce qui spécifie proprement la vertu, c'est le bien.

Nous pourrions donc dire que, selon Dom Placide, ce qui définit la vertu au sens large, c'est qu'elle représente un habitus bon, c'est-à-dire qu'elle implique le bon usage et qu'elle rend

bon, au sens moral, le sujet qui la possède. En ce sens, le médecin sera vertueux s'il use adéquatement de son savoir, c'est-à-dire s'il s'en sert efficacement en vue de la santé et non pas en vue de la maladie. En ce sens, un bon médecin n’est pas seulement celui qui sait user de son savoir médical, mais qui en use en vue d’une bonne cause, à savoir la santé et la vie. Bref, selon Dom Placide, la vertu morale intervient pour régler les passions qui peuvent influencer le jugement, qui lui, influence nos actions. Par contre, il ne semble pas qu'avec

(28)

ces brèves considérations nous ayons fait le tour du concept de vertu. C'est pourquoi nous ferons appel à Aristote afín de clarifier davantage le sujet dont il est ici question.

2.1.2 La théorie de la vertu chez Aristote 2.1.2.1 La vertu comme milieu

Dans un premier sens, nous pouvons affirmer que la vertu représente l'élément qui assure l'exécution parfaite de l'œuvre à laquelle elle se rapporte, ce qui signifie qu’elle correspond à une

force,

à une capacité particulière. Ainsi, la vertu du couteau est de bien couper; celle du cheval de course est de bien courir; celle du médecin de donner la santé... En un sens plus moral, les vertus représentent un juste milieu entre deux vices, c’est-à-dire qu’elles risquent d'être compromises par tout excès, soit en trop soit en moins. Or, il ne faut pas considérer ce milieu de manière absolue, mais plutôt voir comment il s'organise dans le cadre des actions. De sorte qu'il devient nécessaire de spécifier que la vertu morale n’est pas un milieu entre deux choses, mais un milieu par rapport à nous:

Le milieu, quant il s'agit d'une chose, est le point qui se trouve à égale distance de l'une et de l'autre des deux extrémités, et qui est un et le même dans tous les cas. Mais quand il s'agit de l'homme, quand il s'agit de nous, le milieu c'est ce qui ne pêche ni par excès ni par défaut; et cette égale mesure est bien loin d'être une pour tous les hommes, ni la même pour tous21.

Afin d'illustrer cette citation, prenons un exemple: si nous prenons la distance séparant la ville de Québec à celle de Montréal (par l'autoroute 20), le milieu serait Drummondville. De sorte que, peu importe qui l'on est et à quel endroit nous nous trouvons, la distance entre Montréal et Québec sera toujours séparée en son milieu par Drummondville. Ce milieu est donc objectif et ne dépend pas de nous. Par contre, pour ce qui est du milieu exprimé par la notion de vertu, il en va tout autrement. Prenons l'exemple de la tempérance. La vertu de tempérance, comme nous le verrons, est un juste milieu à l'égard des plaisirs entre d'une part l'intempérance (comme excès) et !'insensibilité (comme défaut). Ainsi, être tempérant signifierait, dans le cas de la nourriture, manger selon ce que

(29)

la nature demande, à savoir ni trop ni trop peu. L’être humain intempérant serait alors celui qui mange trop, alors que l'insensible serait celui qui ne mange pas suffisamment. Nous voyons déjà se présenter une différence majeure entre ce milieu, qui est relatif aux êtres humains, et celui évoqué précédemment qui est relatif aux choses. En effet, alors que le milieu relatif aux choses est semblable pour tous, il ne saurait en être de même à l'égard du milieu que propose la vertu morale. Ce que nous voyons par là, c'est que le milieu que commande la vertu ne s'explique que

relativement à nous,

et qu'ainsi elle implique une connaissance de soi. «Ainsi donc, la vertu est une sorte de milieu»22, qui dépend de nous. Par contre, bien qu'elle soit un milieu, il n'en demeure pas moins que la vertu est un sommet.

2.1.2.2 La vertu comme sommet

La vertu est d’abord perçue comme une sorte d’excellence, de force ou de capacité spécifique, comme c’est la cas de la vertu du couteau qui est de bien couper. Pour l'être humain, il faut dégager l'activité qui lui est propreafm de voir en quoi consiste sa vertu en tant qu'excellence. Or, afin de voir la fonction propre de l'être humain, nous devons dégager sa quiddité, c'est-à-dire identifier sa différence spécifique. Il semble que ce qui spécifie l'être humain est le fait que, seul parmi les animaux, il est doué de raison, ce qui fait en sorte que sa fonction propre est le fait

d’agir conformément à la raison.

Or, les vertus morales ne sont pas autre chose que des actions conformes aux principes de la raison qui influencent la volonté. Les vertus permettent donc de réaliser le propre de l'homme, c'est-à-dire qu'elles assurent l'exécution parfaite de ce qui lui est propre: elles fournissent le mode d'être moral qui lui permet d’agir selon la raison, de se rendre bon. Ce mode d'être n'est rendu possible que par le juste milieu qu'impose les vertus, puisqu'il est le seul à pouvoir offrir la perfection. Cette perfection est attribuable au fait que, selon Aristote, à la vertu rien n'est à ajouter ou à enlever. La raison en est que les vertus nous disposent à l'égard des peines et des plaisirs de telle façon que notre conduite soit la meilleure possible. La vertu est donc excellence puisqu'elle dicte la meilleure conduite possible en chaque cas particulier. En ce

(30)

sens, la vertu est toujours un sommet, et ce malgré qu'elle se caractérise par le fait qu’elle soit un milieu. «Ainsi donc, la vertu est une habitude, un mode d'être qui dirige notre décision réfléchie, consistant dans ce milieu qui est relatif à nous, et qui est réglé par la raison23.»

_)

Nous avons pu constater que la vertu est un de type opératif, puisqu'elle se rapporte essentiellement à nos actions. Autrement, nous avons vu que la vertu représente un milieu relatif à nous, et que ce milieu est réglé par la fonction propre de l'être humain, à savoir la raison. Finalement, nous avons montré en quoi ce milieu peut être considéré comme un sommet, puisqu'il représente l'excellence. De sorte que nous disposons de tous les éléments nécessaires en vue de la présentation de quelques vertus particulières. Nous débuterons notre enquête par la vertu de courage.

2.2.1 Le courage

Afin de bien rendre compte de la majeure partie des réflexions qu'a pu engendrer la vertu de courage, nous ferons appel tant à Aristote qu'à André Comte-Sponville. La raison en est que le Stagirite a été le premier à parler de cette vertu de manière aussi exhaustive, alors que le second brille par son actualité et sa synthèse. Il en ira d'ailleurs de même pour l'ensemble des vertus particulières que nous aborderons.

2.2.1.1 Le courage comme milieu entre la lâcheté et la témérité

En tant qu'il est une vertu, le courage représente un sommet et un milieu entre deux abîmes, à savoir entre la témérité et la lâcheté24 C’est que la vertu de courage se rapporte inévitablement à la crainte. Comte-Sponville définit d'ailleurs le courage, comme «la capacité de surmonter la peur»25. Ainsi, il paraît évident qu'un homme lâche sera celui qui s'effraie devant ce qui n'est pas à craindre, ou encore qui n'arrive pas à surmonter ses peurs.

23. Ibid., 1 -19: 1107 3 20. 24. Ibid., 1 - 11: 111536. 25. Ibid., 1 -16: 1119 b 8.

(31)

C'est pourquoi d'ailleurs le courage est un milieu, puisque si c’est un vice d'être lâche, il ne saurait en être autrement pour celui qui n'éprouve aucune crainte, pas même envers ce qui est réellement à craindre, ce qui irait à l’encontre d’un jugement de raison. Et pour atteindre ce milieu :

il faut proportionner les risques encourus à la fin recherchée: il est beau de risquer sa vie pour une noble cause, mais déraisonnable de le faire pour des broutilles ou par pure fascination du danger. C'est ce qui distingue le courageux du téméraire, et par quoi le courage se tient au sommet [...]: le lâche est trop soumis à sa peur, le téméraire trop insouciant de sa vie ou du danger, pour pouvoir l'un ou l'autre être véritablement courageux26.

Aristote affirme la même chose en disant que:

L'homme courageux est inébranlable, mais en tant qu'homme; ce qui ne veut pas dire qu'il ne craindra pas les dangers que l'homme sage doit redouter. Au contraire, il les craindra comme il doit les craindre, et il les supportera, comme la raison veut qu'on les supporte, pour la beauté du fait; ce qui est la fin même de la vertu27.

La vertu de courage tient d'ailleurs son prestige du fait qu'elle

affronte

la crainte, qu'elle surmonte «l'impulsion première ou animale, qui préférerait le repos»28 ou la fuite. Néanmoins, ce que cette première esquisse de la vertu de courage montre, c'est qu'elle

doit

être tempérée par la

prudence

, sans quoi elle risque de verser dans les excès. C'est pourquoi, comme l'affirme Comte-Sponville, elle se rapporte à la raison. C'est par elle en effet qu'il devient possible d'évaluer s'il est bien, bon ou raisonnable d'affronter un danger, ou s'il serait honteux de ne pas le faire - ce qui est le cas de toutes les vertus d’ailleurs -, puisque «les [...] vertus, sans la prudence, seraient aveugles ou folles»29. Nous voyons ainsi en quoi le courage, comme toute vertu d'ailleurs, se rapporte à chacun de nous, puisqu'un danger pourrait être pour les uns insurmontable, et pour les autres facile à affronter. Par contre, bien que le courage se rapporte à la raison et à la peur, il est avant tout un acte de

volonté

,

26. André Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, PUF, Perspectives critiques, Paris, 1995, p.79.

27. Aristote, OP.CIT., 1 -13:1116 a 14.

28. Comte-Sponville, OP.CIT., p.67. 29. Ibid., p.66.

(32)

étant donné que la raison ne suffit pas, puisqu'elle n'a jamais peur30. Et si elle n’a jamais peur, c’est qu’elle n’appartient pas à la sensibilité.

Malgré ce qui vient d'être posé, nous ne pouvons tout de même pas voir clairement en quoi le courage est une vertu, c'est-à-dire pour quelle raison il est l'hôte de tant de louanges. En effet, il paraît évident qu'un homme cruel peut être courageux: «le courage peut servir à tout, au bien comme au mal»31. Dès lors, il devient difficile de saisir la dimension éthique d'une telle vertu. Affirmerons-nous que l'homme cruel est un homme vertueux, et qu'en ce sens il pose des actes moraux, parce qu'il fait preuve de courage? Sur quel critère pourrions-nous nous baser pour affirmer que tel homme est vertueusement courageux alors que l'autre ne l'est que vicieusement? Comte-Sponville dirait certainement que «méchanceté courageuse, c'est méchanceté»32 Mais ceci ne nous dit rien sur le caractère proprement vertueux de l'acte de courage.

Afin de résoudre cette ambiguïté, nous pourrions affirmer que le courage sera une vertu s’il est dégagé de toute fonne d'égoïsme, puisque «courage égoïste, c'est égoïsme [alors que] courage désintéressé, c'est héroïsme»33. En effet, l'homme courageux est qualifié ainsi non pas parce qu'il recherche, par ses actes, la gloire, mais bien parce qu'il est beau d’agir comme il le fait, c'est-à-dire parce que l'acte de courage est

bon en soi,

sans égard à ce qu’il rapporte. Comte-Sponville dit d'ailleurs en ce sens que «le courage n'est vraiment

moralement

estimable que lorsqu'il se met, au moins partiellement, au service d'autrui, que lorsqu'il échappe, peu ou prou, à l'intérêt égoïste immédiat»34.

Aristote abonde lui-même en ce sens en affirmant que «chaque chose n'est déterminée que par la fin à laquelle elle se rapporte; et par conséquent, c'est par la beauté

30. Ibid., p.69. 31. Ibid., p.59. 32. Idem. 33. Ibid., p.62. 34. Ibid., p.63.

(33)

du fait que l'homme courageux supporte et fait tout ce qui constitue le vrai courage»35. Car «la gloire n’est pas la morale»36. Ceci s’explique par le fait que le courage, comme toute vertu, n’est louable que dans le mesure où il se met au service du bien. L’être humain courageux ne pose des actes de courage que parce qu’il est bien de le faire. C’est au nom du courage qu’il agit, et non pas en vue d’obtenir quelques bienfaits relatifs à ses actions courageuses, comme la gloire ou la richesse.

Finalement, nous ne pouvons passer sous silence le fait que le courage est, depuis Aristote jusqu'à aujourd'hui, une vertu cardinale. La raison en est que sans le courage, aucune autre vertu ne serait possible. Comte-Sponville la définit d'ailleurs comme tel en disant que le courage est «vertu [...] cardinale proprement, puisqu'elle supporte les autres comme un pivot ou un gond, puisqu'il est requis pour toute vertu»37. Il est régulièrement besoin de courage pour être juste ou défendre la justice, ou tempérant...

Voilà ce que nous avions à dire à propos de la vertu de courage, c'est-à-dire qu'elle est une milieu entre la lâcheté et la témérité; qu'elle se rapporte à la crainte, à la raison ainsi qu'à la volonté, et qu'elle représente une vertu cardinale. Voyons maintenant la vertu de tempérence.

2.2.2 La tempérance

En abordant l’idée de tempérance, nous touchons à une dimension de l’existence considérée de nos jours comme étant l’une des plus importante : le plaisir. En effet, la vertu de tempérance se définit à travers le lien étroit qu’elle entretient avec le plaisir. Sans lui, cette vertu n’existerait probablement pas. Aristote la qualifie d’ailleurs comme «un sage milieu en tout ce qui regarde les plaisirs»38 C’est en quoi, entre autres, la σωφροσυνηζ est

35. Aristote, OP.CIT., 1 -13: 1115 b 8. 36. Comte-Sponville, OP.CIT., p.62. 37. Ibid., p.66.

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considérée comme vertu des parties irrationnelles de l’âme39. Par contre, bien que nous sachions que la tempérance se rapporte inévitablement à l’idée de plaisir, nous pourrions nous demander si elle s’applique à tous les plaisirs ou si elle s’adresse à une sorte particulière de plaisir.

2.2.2.1 La tempérance et les plaisirs

Afín de répondre à cette interrogation, nous pouvions suivre Aristote et procéder à une classification des plaisirs. Nous pouvons voir dès lors qu’il existe, d’une part, les plaisirs dits «de l’âme» et d’autre part les plaisirs du corps40. Suivant cela, nous pourrions nous demander s’il est possible d’être qualifié de tempérant ou d’intempérant en ce qui concerne les plaisirs de l’âme. Prenons par exemple l’amour que nous pourrions avoir de la connaissance. À supposer qu’une personne désire constamment en savoir davantage, pourrions-nous dire d’elle qu’elle est, en matière de connaissance, intempérante? Il semble qu’il soit difficile d’appliquer le terme d’intempérance à ce genre de situation,41 puisque dans ce cas il ne saurait y avoir d’excès provoquant des conséquences négatives soit pour l’individu, soit pour ceux qui !’entourent. La tempérance semble concerner davantage les plaisirs du corps. Mais pouvons-nous dire qu’elle peut s’appliquer à tous les plaisirs corporels? Il semble qu’encore une fois la réponse soit négative. Prenons l’exemple de la musique, qui est, notamment, un plaisir de l’ouïe (et de l’âme). Pourrions-nous dire d’une personne mélomane qu’elle souffre d’intempérance? Ceci semble difficile en effet et encore une fois sous l’angle des conséquences. De fait, écouter trop de musique ne nous rend pas sourd ou malade, tout dépend de la manière dont on l’écoute et la quantité n’a rien à voir ici. Alors, quels sont ces plaisirs du corps envers lesquels nous risquons d’être intempérants? Voici comment Aristote répondrait à cette question :

La tempérance, on le voit, et Γintempérance s’appliquent à ces plaisirs qui sont communs aussi aux autres animaux [...]. Les sens auxquels ces plaisirs répondent, sont le toucher et le goût42.

39. Idem. 40. Idem. 41. Idem. 42. Ibid., 1118 b 8.

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La tempérance a donc sa souche dans les plaisirs qui concernent le gosier, puisque par toucher Aristote entend «le toucher dans les plaisirs du manger et du boire»43. En un sens plus moderne, nous pourrions ajouter que la tempérance a trait également aux plaisirs relatifs à l’ivresse, qu’elle soit procurée par l’alcool ou les drogues (ce qu’Aristote, bien qu’il n’en parle pas explicitement, ne semble pas contredire). Ceci étant dit, nous pourrions nous demander de quelle manière il est possible de manquer à cette disposition.

2.2.2.2 La tempérance comme davantage contraire à l’excès qu’au défaut

Bien que toute vertu représente une sorte de sommet qui se retrouve en un milieu entre deux vices, Aristote insiste sur le fait que la tempérance s’oppose davantage à l’excès (l’intempérance) qu’au défaut (!’insensibilité). La raison de cette position semble être attribuable au fait que les plaisirs du corps représentent des appétits naturels, et qu’en ce sens il serait bien difficile de s’en passer complètement:

En fait d’appétits naturels, il est donc assez rare de commettre une faute; et encore le plus souvent, ce n’est qu’en un seul sens qu’on commet la faute, c’est-à-dire, par excès. [...] Il n’y a pas beaucoup de gens qui pèchent par défaut du coté des plaisirs, et qui en jouissent moins qu’il ne convient. Une pareille insensibilité n’appartient guère à la nature de l’homme44.

Ainsi, nous voyons que l’intempérance s’oppose de manière essentielle à la tempérance du fait qu’elle est plus fréquente, plus humaine. Elle consiste d’une certaine manière à en prendre plus qu’il n’en faut. Par contre, une question demeure : selon quels critères pouvons-nous affirmer que nous profitons trop des plaisirs du corps?

2.2.2.3 La tempérance comme vertu relative

À première vue, nous pourrions penser que la tempérance, par rapport à !,intempérance, bénéficie d’un critère objectif. En effet, comme le dit Aristote :

43. Idem.

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manger ou boire les aliments même les plus vulgaires, jusqu’à ce qu’on soit rassasié outre mesure, c’est aller, par la quantité que l’on prend, au-delà de tout ce que la nature réclame, puisque l’appétit naturel vise simplement la

satisfaction du besoin45.

La notion clé est ici l’idée de

satisfaction du besoin.

Par là, nous sommes à même de conclure que l’intempérant sera celui qui prend part au plaisir plus qu’il ne faut, c’est-à- dire au-delà de ce que commande la satisfaction des besoins naturels. Par contre, nous ne pouvons soutenir que nous avons là un critère absolu pour discerner le tempérant de l’intempérant. En effet, bien que la satisfaction du besoin doit commander notre participation aux plaisirs corporels, il n’en demeure pas moins que cette satisfaction est relative à chacun de nous. Ainsi, la tempérance devient une vertu

relative

en ce sens où, pour satisfaire leurs appétits

naturels

, certains ont besoin de plus alors que d’autres ont besoin de moins.

En fait, nous pourrions dire que, de manière générale, l’être humain tempérant est celui qui ne s’afflige pas de l’absence de plaisir, en ce sens où il ne jouit pas de ce qu’il ne faut pas et qu’il ne désespère pas face à ce qu’il doit refuser. Le tempérant pourrait être défini comme étant celui qui cherche avec mesure tous les plaisirs qui contribuent à la santé et au bien-être46. Mais, par quel moyen ou de quelle manière pouvons-nous devenir tempérants?

2.2.2.4 La tempérance comme vertu raisonnée

La question du moyen est intéressante, puisqu’il semble si facile de tomber dans les plaisirs de manière intempérante. Les appétits sont forts et c’est pourquoi Aristote affirme qu’ils doivent être réglés par la partie dominante de l’âme, à savoir la

raison.

Terminons cette analyse de la vertu de tempérance par ces quelques mots d’Aristote :

Le désir du plaisir est insatiable, et il naît de tous côtés dans le cœur de l’insensé, que la raison ne conduit pas. [...] Il faut donc que toujours les

45. Idem.

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