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Le processus d’intériorisation

La philosophie pour les enfants

5. la mise à l’épreuve de l’hypothèse (exemple et contre-exemple) 6 la révision de l’hypothèse (s’il y a lieu).

2.1 La pensée critique selon Lipman

2.1.3 Le processus d’intériorisation

L’une des expressions le plus utilisée lorsqu’on parle du programme de philosophie pour les enfants se lit dans les objectifs mêmes de la démarche : amener les enfants à

penser

par et pour eux-mêmes.

Or, la notion de penser par et pour soi-même renvoie directement à celle d’autonomie. Une note en bas de page de Lipman exprime merveilleusement bien cette idée d’autonomie en lien avec le fait de penser par et pour soi-même :

Je ne vois pas de contradiction entre alléguer «la responsabilité cognitive» (ici, ressentir Γobligation de fournir des raisons à des opinions) et alléguer le développement de !,autonomie intellectuelle des élèves. Si fournir aux élèves des habiletés cognitives est une manière de les rendre plus aptes, ces possibilités accrues entraînent des responsabilités accrues, spécialement envers et pour eux-mêmes. Il y a des moments où l’on ne peut laisser d’autres penser à sa place, et il est indispensable de penser par soi-même : c’est ainsi que l’on apprend à le faire. Personne ne peut enseigner à d’autres comment y parvenir, si ce n’est en les plaçant dans une communauté de recherche où les choses deviennent relativement plus faciles. Le problème, c’est qu’il faut apprendre aux élèves à devenir raisonnables, tant dans leur propre intérêt (un pas de plus vers l’autonomie), que dans l’intérêt général118.

Plusieurs éléments ont été avancés ici par Lipman. Nous voyons clairement que l’autonomie occupe une place de choix dans ses considérations, non pas parce qu’elle est à elle-même sa propre fin, mais bien parce qu’elle permet aux individus d’agir non seulement en fonction de leur intérêt ainsi que de celui de la collectivité, mais surtout parce qu’elle les rend plus

raisonnables et responsables.

La question qui se pose désormais à nous est la suivante : Comment est-il possible, à travers un contexte comme celui de la discussion entre pairs, de développer son autonomie, et par là même sa «raisonnabilité»? L’hypothèse qui pourrait nous servir à résoudre cette problématique de recherche pourrait s’accorder avec l’idée selon laquelle il y a, dans la pratique de la recherche philosophique, un

processus

d'intériorisation

qui s’installe en certains membres. Voyons de plus près en quoi consiste ce processus.

Lipman affirme que la pratique de la philosophie en communauté de recherche permet de développer

pour soi-même

les habiletés cognitives qui sont mises en place - entre autres par la pratique du jugement critique -, ce qui s’exécute à travers un processus d’intériorisation qui s’installe avec l’exercice lui-même. Nous avons vu en introduction que la recherche ne représente pas un résultat, mais bien un processus à partir duquel il devient possible d’arriver à de meilleurs résultats (par exemple un jugement plus fiable nous permettant de poser de meilleures actions). Mais au-delà de cette recherche en commun, Lipman affirme que ce processus, une fois intériorisé par la pratique, permet aux enfants de penser par lui (i.e. le processus), sans avoir besoin d’être engagé dans un contexte de communauté de recherche philosophique. Voici comment Lipman exprime cette pensée :

On peut donc parler actuellement de «transformer la classe en communauté de recherche», dans laquelle les élèves s’écoutent mutuellement avec respect, s’empruntent des idées les uns aux autres, s’encouragent l’un l’autre à justifier leurs positions qui, sans cela, seraient sans fondement, s’entraident pour tirer les conclusions de ce qui a été dit et essaient de comprendre leurs camarades. [...] En conséquence, dès que les participants ont intériorisé et assimilé cette méthode, ils en arrivent à penser en démarches qui coïncident avec le processus. Ils arrivent à penser en terme de méthode119.

Or, pour que cette intériorisation se produise, il semble y avoir certaines exigences. C’est, encore une fois, un peu comme la

vertu

, la pratique qui permet cette intériorisation. Il faut le faire jusqu’à ce que le processus de recherche, pour ne pas dire l’habileté qui consiste à penser de manière critique, devienne un

«habitus».

Et, comme pour les vertus, cette acquisition suppose un acte de volonté, car un individu pourrait avoir acquis toutes les habiletés relatives au penser

par

soi-même sans pour autant l’appliquer

pour

lui-même. Par ailleurs, l’affirmation de Lipman laisse entendre que !’intériorisation se produit au niveau des

habiletés de penser

; ce sont elles que l’on développe et qui nous permettent d’exercer notre jugement en conformité avec la raison. En fait, ce sont les

comportements

de la communauté qui, à force de répétition, s’intériorisent en chacun des individus, comportements qui souvent représentent des habiletés. Voici comment Lipman fait le

parallèle entre d’une part les attitudes présentes lors d’une discussion philosophique en communauté de recherche, et d’autre part ces attitudes une fois incarnées, intériorisées en chacun des individus120:

Tableau 2

Comportements de la communauté Comportements individuels intériorisés - Les membres se posent des questions. - Chacun se pose des questions à soi-

même. - Les membres cherchent auprès des autres des

raisons à leurs croyances.

- Chacun réfléchit sur les raisons qui le poussent à penser comme il le fait. - Les membres se fondent sur les idées les uns

des autres.

- Chacun progresse à partir de ses propres idées.

- Les membres délibèrent entre eux. - Chacun réfléchit en son for intérieur. - Les membres offrent des contre-exemples aux

hypothèses des autres.

- Chacun prévoit des contre-exemples à ses propres hypothèses.

- Les membres mettent l’accent sur les conséquences possibles des idées des autres.

- Chacun prévoit les conséquences possibles à ses propres idées. - Les membres font usage de critères spécifiques

lorsqu’ils élaborent leur jugement.

- Chacun met en oeuvre des critères spécifiques en construisant son jugement. - Les membres coopèrent au développement de

techniques raisonnées de résolution de problèmes.

- Chacun suit des procédures raisonnées lorsqu’il traite de problèmes personnels.

Ainsi, nous sommes plus à même de constater que suivant un

exercice de

délibération

en groupe, il devient possible de croire que l’ensemble des habiletés qui sont présentes lors de telles discussions finiront par s’intégrer à l’individu de manière à ce qu’il les utilise par et pour lui-même de façon régulière, qu’il soit question de penser ou d’agir.

Voici comment Lipman justifie cette appropriation du processus :

Il en va de même pour une infinité d’actes et de processus cognitifs : ils débutent tous par des adaptations de comportements de groupe. Et, puisque penser constitue une imitation individuelle des normes comportementales d’une société, plus le comportement social et institutionnel sera raisonné, plus raisonnée sera la pensée intériorisée. Une communauté qui a institutionnalisé des modèles de pensée critique parmi

ses membres ouvre la voie à plus d’autocritique, à une plus grande maîtrise de soi, à plus d’autonomie de ses membres121.

C’est à partir de ce processus d’intériorisation que nous pouvons parler de

pensée

autonome

et de

décision réfléchie.

C’est dire que le fait de penser par et pour soi-même représente un dialogue avec soi, dialogue qui est à l’image de celui vécu en communauté. Ce dialogue raisonné est donc autonome dans la mesure où il n’a plus besoin du groupe pour s’exécuter, mais s’effectue en l’individu lui-même de manière

indépendante.

Toutefois, cette autonomie ne s’explique pas simplement par le fait qu’elle est le résultat d’un exercice de pensée critique en communauté de recherche, bien que cette dimension soit d’une importance capitale, mais également selon l’idée que la pratique de la pensée critique mène à

V autocritique

ainsi qu’à

Y autocorrection,

ce qui, comme nous le verrons, renvoie directement à l’action. Voyons de plus près la signification de ces concepts, puisqu’ils sont moraux.