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La pensée critique et le courage

La formation des vertus en philosophie pour les enfants

2.1 La formation des vertus et la philosophie pour les enfants 1 Sous !*angle de la forme

2.1.2 Sous l’angle de l’exercice de la pensée critique

2.1.2.1 La pensée critique et le courage

Le courage se définit d’abord comme l’action de surmonter sa peur en vue d’affronter un danger. Toutefois, nous savons que pour être qualifié de courageux (et non pas dé lâche ou de téméraire), il faut savoir

évaluer

le danger. Ainsi, comme le dit Aristote, le courage commande de proportionner les risques encourus en fonction de la fin visée, de sorte qu’une personne réellement courageuse saura quand il convient d’affronter et quand il convient de fuir. Nous avons là un élément fondamental du courage qui pourrait trouver des correspondances avec l’idée de pensée critique. En effet, lorsque nous nous engageons dans une recherche critique, nous sommes amenés à évaluer, puisque nous énonçons et prenons

en compte des critères qui nous permettent dejuger convenablement. Ainsi, par analogie, il est permis de croire que cette capacité à évaluer pourra s’appliquer de manière tout aussi efficace dans un contexte où c’est le danger qui est pris en compte. De plus, nous pouvons voir que l’homme courageux, avant d’agir, se rapporte à la fin visée. Cette exigence n’est pas sans nous rappeler un des processus que Lipman juge essentiel dans toute recherche critique : l’ajustement des moyens et des fins. Cette habileté, une fois acquise, peut certainement s’appliquer au cas du courage. Il y a donc encore ici quelques ressemblances entre le processus de raisonnement critique et la vertu de courage. Ce rapprochement entre courage et pensée critique s’explique entre autres par le fait que chacun fait appel, dans son expression, à la raison. Mais cette adéquation est-elle suffisante pour que l’on puisse affirmer raisonnablement que la pensée critique forme au courage?

Il semble que nous devrions, du moins pour l’instant, répondre par la négative à cette question, et ce pour plusieurs raisons. Premièrement, parce que, comme nous l’avons vu dans notre présentation de cette vertu, le courage est avant tout un acte de volonté. En effet, la raison peut bien commander le courage en certaines occasions, mais rien ne garantit que la volonté, de son côté, va exécuter ce qu’elle dicte. Nous pourrions penser qu’il est préférable d’affronter le danger et pourtant le fuir. Or, exercer sa pensée critique n’implique pas

nécessairement

que nous allons agir en fonction des jugements qu’elle nous amène à poser; nous sommes ici dans l’univers du probable et non pas du certain. Deuxièmement - et c’est peut-être là la raison principale -, parce que toute formation

&habitus,

comme le disent Aristote et Dom Placide, implique la

pratique répétée

de cet

habitus.

Or, nous ne pouvons pas affirmer que la pratique de la pensée critique est identique à celle du courage. Si la pensée critique entretient un lien avec le courage, c’est en tant qu’elle peut s’appliquer à l’exercice du courage et qu’elle est supposée dans !’application de cette vertu. Tout ce que nous pouvons dire alors au sujet de la formation du courage, c’est que le programme de Lipman, entant qu’il propose de développer le jugement critique, y

dispose

mais n’y forme pas. La pratique de la pensée critique offre en fait un des moyens permettant l’exercice du

courage, mais n’est pas cet exercice même. Il y a donc échec partiel, pour le moment, sous Γangle de la pratique.

Le rapprochement que nous venons de faire entre pensée critique et courage nous a permis de voir que s’il existe un lien possible entre ces deux notions, c’est en tant que le processus de la pensée critique mène à des décisions réfléchies et que la vertu de courage suppose cette forme de décision. C’est le rapport à la raison qu’entretiennent ces deux concepts qui les relie ensemble. De sorte que nous pouvons simplement affirmer pour l’instant que la pensée critique contribue à

disposer

l’individu à être plus courageux, mais n’engage pas une

formation

en ce sens. Conscients de ce rapport, nous allons tenter de voir si, dans le cas des autres vertus, c’est cette même relation qui s’applique. Ainsi, nous n’aurons pas à présenter sans cesse le même raisonnement à l’égard de toutes les vertus. Nous essayerons donc de voir si les toutes les vertus que nous avons étudiées supposent ce même appel de la raison.

2.1.2.2 La pensée critique et la tempérance

Avec la vertu de tempérance, nous touchons à un point faible de la démarche, en ce sens où l’approche de Lipman n’offre pas de cadre dans lequel la pratique des plaisirs du corps est miseá l’épreuve. Néanmoins, nous pensons qu’en ce cas, comme dans celui qui a précédé, nous pouvons effectuer une certaine relation entre cette vertu et l’exercice de la pensée critique. Afin de montrer comment cette relation est possible, nous reprendrons un commentaire d’Aristote, puisqu’il résume bien l’esprit de la vertu de tempérance :

Le désir du plaisir est insatiable, et il naît de tous les côtés dans le cœur de l’insensé, que la raison ne conduit pas. [...] Il faut donc que toujours les appétits soient modérés, peu nombreux et qu’ils n’aient rien de contraire à la raison. [...] Ainsi, dans l’homme tempérant, l’appétition ne doit jamais produire que des désirs conformes à la raison qui les approuve; car ces deux facultés n’ont point d’autre but que le bien, il ne désire que ce qu’il faut, il le désire comme il le faut, et quand il faut le désirer; et c’est là aussi précisément ce que la raison ordonne170.

Cette position à l’égard de la tempérance expose assez bien le lien explicite entre la mise en œuvre d’une vertu et le rôle de la raison. Encore une fois, il faut exercer son jugement pour être vertueux, et dans le cas de la tempérance, il s’applique aux plaisirs. Et pour juger, il faut s’engager dans certains processus qui font appel à certaines habiletés - comme !’évaluation des conséquences - qui peuvent servir à disposer l’individu à agir de manière tempérante.

Ce regard porté sur la tempérance nous permet par ailleurs de dégager un nouvel élément. Nous avons posé plus tôt que l’approche de philosophie pour les enfants ne cherche pas à inculquer des valeurs. C’est pourquoi nous ne pouvions pas affirmer que, sous l’angle de la forme, cette approche vise la formation des vertus. Nous avons alors posé comme hypothèse que le processus pouvait peut-être, à travers la «forme» qu’il propose, permettre cette formation par un quelconque effet de conséquence, d’où notre réflexion sur la pensée critique. Or, à la lumière de cette réflexion, nous avons posé que la pratique de la pensée critique entretient un lien avec la vertu, en ce sens qu’elle donne à l’individu des dispositions conduisant à la formation des vertus, sans pour autant le former directement à celles-ci. Mais comment pouvons-nous affirmer qu’elle dispose, alors que toute vertu suppose une valeur (le bien) et que l’approche de Lipman n’entend pas supposer de telles valeurs? C’est que, selon plusieurs (Aristote, Comte-Sponville...), la raison commande cette valeur, et en s’y remettant, nous devrions arriver par npus-mêmes à la désirer. En ce sens, chaque vertu est une forme de la raison, puisqu’elle est un moyen que la raison a mis en place pour atteindre cette fin. Ainsi, dire que la pensée critique amène à être plus raisonnable, en tant que nous agirions en fonction de ce que nous dicte la raison, c’est dire qu’elle nous fera voir en quoi les vertus sont souvent nécessaires. Autrement, si la pensée critique ne fait que nous disposer à l’égard du courage, et de la tempérance, qu’en est-il de la justice?