• Aucun résultat trouvé

La nouvelle portée de la prudence

1.2 Le sujet des habitus

2.1.1 La vertu: un habitus opératif

2.2.4.4 La nouvelle portée de la prudence

Profitons de ce moment de notre recherche pour présenter une certaine polémique qui accompagne l’intégration de ces éléments dans la présentation traditionnelle de la prudence. Nous venons de voir que la prudence consiste en un certain sens et non pas exclusivement, comme nous le verrons plus loin, à bien délibérer sur ce qui peut être bon et utile

pour l 'h.ommeÈ.

Or, sur ce point Aristote ajoute : «la prudence s’applique à l’individu lui-même, et à un seul70.»

Face à cet élément complémentaire, plusieurs penseurs se sont insurgés devant un possible caractère «égoïste» de la vertu de prudence. Le problème était donc le suivant : si la

phronêsis

ne concerne et ne profite qu’à l’individu, alors est-elle aussi louable que le courage ou la justice qui sont, en tant que vertus, profondément sociales? Parlant en leur nom, Comte-Sponville dit ceci : «La prudence est trop avantageuse pour être morale71.»

Par contre, depuis Hans Jonas pourrions-nous dire

(Principe responsabilité),

la portée de la

phronêsis

s’est grandement élargie. Partant du constat que les actions humaines ont de plus en plus d’impact sur la nature, par le développement de la technologie entre autres), Jonas affirme72 que la réalité actuelle commande d’élargir les compétences que propose la

phronêsis

à l’ensemble de la société (locale et internationale), voire même en y incluant les générations futures... En effet, puisque le pouvoir de notre action devient de plus en plus imposant, il peut advenir qu’une personne agisse en vue de son bien propre et que cette action ait des conséquences graves sur autrui. Donc, selon cet auteur, la prudence

g. Aristote dira d’ailleurs que «la prudence [...]ne s’applique qu’aux choses essentiellement humaines». 1141b 22. 70. Aristote, OP.CIT., 1 - 8: 1141 b 23.

71. Comte-Sponville; OP.CIT., p.42.

doit inclure dans sa réflexion, autant que faire se peut, Γensemble de l’espèce humaine, en usant de moyens tels que !’heuristique de la peur par exemple. Comte-Sponville associe d’ailleurs assez explicitement éthique de la responsabilité et prudence :

L’éthique de la responsabilité veut que nous répondions non seulement de nos intentions ou de nos principes, mais aussi, pour autant que nous puissions les prévoir, des conséquences de nos actes. C’est une éthique de la prudence73.

Jean-Louis Labarrière ira même plus loin en affirmant ceci :

Si Périclès est l’archétype du prudent, c’est qu’il ne se contente pas de délibérer sur ce qui peut le rendre personnellement heureux et d’agir en conséquence, mais qui sait ce qui est bon pour la cité en général et que ce savoir guide sa “stratégie”. C’est pourquoi, bien qu’aussi communément entendue comme la recherche avisée de son bien propre, la prudence ne saurait se confondre avec une vertu privée, mais doit bien au contraire se comprendre comme une vertu “publique ” 74.

Π ne faudrait par contre pas croire qu’Aristote affirme que la prudence est une vertu uniquement privée, puisqu’il l’associe en plusieurs occasions à la vie politique75

Nous venons de voir que la

phronêsis

s’applique au bon et au mauvais pour l’être humain (ce qui implique délibération), et qu’en ce sens elle devrait être non seulement une vertu privée mais également publique. Cependant, il serait erroné de circonscrire cet acte de pensée à la simple considération du bon et du mauvais. En fait, ce n’est pas là sa caractéristique propre.

2.2.4.4.1 La prudence comme délibération sur les movens

Nous venons de voir que la prudence s’attache aux biens de l’être humain. Ainsi, la délibération dont elle procède concerne le bon et le mauvais. De sorte que toute personne prudente cherchera à obtenir ce qui lui semble bon et à fuir ce qui lui paraît mauvais. Mais

73. Comte-Sponville, OP.CIT., p.45.

74. Jean-Louis Labanière, La servante de Thaïes riait-elle à bon droit?, in. Autrement, Paris, 1996, p.47. 75. Aristote; OP.CIT., 1 - 8: 1141 b 23 -1142 a 31.

qu’est-ce qui garantit que la fin visée par celui qui délibère bien est elle-même bonne? Est- ce la délibération? Voyons ce qu’Aristote dit à ce sujet :

L’œuvre propre de l’homme ne s’accomplit que grâce à la prudence et à la vertu morale. La vertu fait que le but qu’il poursuit est bon, et la prudence fait que les moyens qui doivent y conduire le sont également76.

Suite à cette remarque, nous croyons qu’il est nécessaire d’apporter quelques clarifications. À travers les mots d’Aristote, nous voyons que la délibération trouve son point de départ dans une fin que l’on se propose d’atteindre. Une fois cette fin déterminée, nous délibérons afin de trouver les meilleurs

moyens

nous permettant de rencontrer cet objectif. Or, la détermination de la fin dépend elle-même d’autre chose, à savoir la

vertu

morale

de celui ou celle qui la détermine. C’est pourquoi plusieurs auteurs affirment qu’on ne saurait être prudent sans être vertueux, tout comme on ne saurait être réellement vertueux sans être prudent77. Cette capacité de mettre la délibération au service de fins louables représente, en partie, ce qu’Aristote entend par «bonne délibération» :

Il semble que le résultat d’une sage délibération doit être toujours quelque chose de bon, puisque la sage délibération est cette rectitude de la délibération qui découvre et atteint toujours le bien [...]. La sage délibération est le privilège des hommes prudents, il s’ensuit que la sage délibération est la rectitude du jugement appliquée à un but utile78.

En fait, qu’une personne applique des talents de bon délibérateur au service d’une fin mauvaise et qu’elle les applique avec succès ne suffit pas à faire d’elle une personne prudente au sens de la vertu. C’est en quoi la prudence s’accorde nécessairement avec la vertu morale, pour ne pas dire avec le bien, sinon il ne saurait s’agir de prudence - ce serait plutôt de la fourberie ou tout autre qualificatif du genre79. Voici d’ailleurs à cet effet un passage de Labarrière qui est fort instructif :

Comment donc le prudent délibère-t-il? Comme chez tout un chacun, le point de départ de son action réside dans un souhait (boulêsis), qui est une forme du désir qui entraîne la recherche des moyens en vue de la satisfaction du désir, soit la délibération proprement dite, laquelle aboutit

76. Ibid., 1145 a 13. 77. Idem.

78. Ibid., 1143 b 24. 79. Ibid., 1145 a 14.

à la décision de faire ceci plutôt que cela. Deux choses sont alors à prendre en considération : d’où vient la garantie que les fins de l’action soient bonnes, et en quoi la délibération est-elle une bonne délibération? À la première question, Aristote donne une réponse radicalement éthique : ce qui garantit que les fins soient bonnes, ce sont les vertus morales de l’agent. Autrement dit, pas de prudence sans vertus morales; nous retrouvons ici ce qui peut inquiéter dans cette notion, à savoir la ruse ou la fourberie, car on peut fort bien mettre ses capacités de raisonnement pratique au service de mauvaises causes, ce qui ferait du prudent un fieffé gredin. Les vertus morales, autrement dit le désir bien éduqué, viennent donc garantir la bonne orientation des capacités à raisonner pratiquement (Γimmodération n’empêchent nullement, par exemple, de bien raisonner théoriquement). Mais, même bien élevée par la vertu morale, la prudence n’en conserve pas moins quelque chose de !’intelligence rusée puisqu’elle est ajustement perpétuel des moyens et des fins dans un monde incertain80.

À ce sujet, nous pourrions également présenter certains commentaires de Comte- Sponville, puisqu’ils expriment bien toute la richesse de cette vertu :

La prudence conditionne toutes les autres vertus : aucune, sans elle, ne saurait ce qu’il faut faire, ni comment atteindre la fin qu ’ elle vise, [...]: la tempérance, le courage, la justice ne sauraient, sans elle, ce qu’il faut faire, ni comment; ce seraient vertus aveugles ou indéterminées, [...] comme la prudence, sans elles, serait vide ou ne serait qu’habileté. [...] La prudence n’est une vertu qu’au service d’une fin estimable. [...] La prudence ne suffit pas à la vertu (puisqu’elle ne délibère que sur les moyens, quand la vertu tient aussi à la considération des fins), mais aucune ne saurait s’en passer81.

Ainsi, nous voyons que le propre de la délibération de l’homme prudent s’applique à découvrir les moyens qui permettront d’atteindre une fin déterminée/ et que cette vertu n’est considérée comme tel que si la finalité qu’elle cherche à obtenir est elle-même bonne. Par ailleurs, cette idée de la détermination des moyens nous ouvre la porte sur un aspect de la

phronêsis

qu’il convient de développer, à savoir son caractère

pratique.