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La pensée critique et la prudence

La formation des vertus en philosophie pour les enfants

2.1 La formation des vertus et la philosophie pour les enfants 1 Sous !*angle de la forme

2.1.2 Sous l’angle de l’exercice de la pensée critique

2.1.2.4 La pensée critique et la prudence

D’emblée, nous pouvons voir que la vertu de prudence entretient un lien beaucoup plus intime avec la pensée critique que les vertus précédentes. La raison en est que la

condition de la prudence est la bonne délibération. Or, selon Lipman, il existe un lien intrinsèque entre la pratique de la pensée critique et la délibération. Ainsi, nous pourrions dire que pensée critique, ou recherche critique, et prudence s’associent dans leur forme. Le rapprochement devient encore plus manifeste lorsqu’on sait que la prudence est d’abord une vertu intellectuelle, c’est-à-dire qu’elle trouve son siège dans la pensée. Par conséquent, étant donné que le processus mis en route par la philosophie pour enfants vise essentiellement la formation de la pensée, nous pourrions croire que cette méthode forme à la prudence. Le raisonnement qui préside à une telle possibilité pourrait s’énoncer ainsi : étant donné que pour être prudent il faut savoir bien délibérer, et compte tenu du fait que l’exercice de la pensée critique contribue largement à améliorer notre capacité à bien délibérer, il s’ensuit que le développement de la pensée critique forme à la prudence. Nous n’aurions pas tout à fait tort de le penser en effet, puisque l’un comme l’autre engagent dans la pratique d’habiletés identiques. Prenons des exemples. Comte-Sponville disait de la prudence qu’elle consiste, dans le cadre d’une éthique de la responsabilité, à prévoir les conséquences de nos actes. Or, cette habileté à dégager les conséquences fait partie des processus que Lipman privilégie dans le cadre d’une formation du jugement, processus qui s’accorde parfaitement avec l’exercice de la pensée critique. Nous avons vu également que la délibération propre à la prudence en est une portant également sur les moyens : «la prudence [... ] est ajustement perpétuel des moyens et des fins»171. Or, cet ajustement fait lui aussi partie intégrante de la recherche critique. De plus, nous avons vu que la pensée critique, parce qu’elle fait appel à la raison, permet d’orienter les vertus, elle nous rend capable de poser de bons jugements qui eux devraient nous indiquer s'il est préférable, par exemple, de fuir ou d’affronter le danger. Or c’est là, selon Comte-Sponville, l’une des principales caractéristiques de la prudence : elle conditionne les autres vertus, puisque sans elle, elles seraient aveugles172. Alors, sommes-nous en droit d’affirmer que la pensée critique, bien plus que disposer, forme à la prudence?

171. Jean-Louis Labarrière, OP.CIT., p.51. 172. Comte-Sponville, OP.CIT., pp. 46-47.

Π semble que nous devons encore répondre par la négative, et ce principalement pour deux raisons. La première c’est que «la vertu n’est pas seulement un mode d’être moral qui est conforme à la droite raison, c’est aussi le mode d’être qui

applique

la droite raison»173. Or, le programme de philosophie pour les enfants ne peut garantir qu’au terme de sa formation les enfants appliqueront ce qu’ils ont appris à découvrir et à penser en utilisant le mieux possible leur capacité à raisonner. En effet, nous avons vu qu’il est possible d’être autocritique sans être autocorrectif, c’est-à-dire que nous pourrions très bien savoir que nous sommes dans l’erreur ou que nous n’agissons pas correctement sans pour autant avoir le désir ou la volonté de changer notre agir afin qu’il corresponde à la raison. Même si la démarche offre les moyens de percevoir ce qui est désirable et comment nous devrions nous y prendre pour l’obtenir, elle ne peut garantir que ces acquis se traduiront dans l’action. La philosophie pour enfants n’endoctrine pas, ne contraint pas. Elle laisse plutôt entre les mains des enfants les outils leur permettant d’exercer le mieux possible leur liberté. Et si les enfants sont libres, c’est qu’ils ont le pouvoir de s’approprier ou non la forme. Mais être prudent c’est agir conformément à la raison, et la volonté seule peut assurer ce passage.

Par ailleurs, l’autre raison vient du fait que l’exercice de la pensée critique, bien qu’elle s’apparente dans sa forme à celle de la prudence, n’est pas la pratique de la prudence elle-même. Elle est plutôt l’expérience de ce qui rend possible l’action prudente. Ainsi, dans la mesure où nous savons que pour être formé à une vertu il faut la pratiquer jusqu’à ce qu’elle devienne une habitude, nous ne pouvons pas affirmer que développer sa pensée critique c’est être fonné à la prudence. La différence entre ces deux pratiques est la suivante : alors que dans la recherche critique nous délibérons sur le plan des idées pour développer notre jugement, dans la prudence, la délibération est expressément orientée par l’action. De sorte que si la pensée critique ouvre la porte à la prudence, ce n’est pas en tant qu’elle nous permet de la pratiquer, mais en tant qu’elle nous y conduit par voie de conséquence. En somme, si la pratique de la pensée critique ne forme pas à la prudence, il est tout de même

plutôt vraisemblable qu’elle y dispose, et ce malgré que le concept de pensée critique soit beaucoup plus près de la prudence que de toute autre vertu.

2.1.2.5 La pensée critique et la tolérance

Notre présentation sur la pensée critique et la tolérance laisse entendre que nous poumons effectuer des liens intimes entre ces deux notions. Nous savons par exemple que la tolérance intervient là où il y a des questions d’opinions. Et, si nous pouvons engager une recherche critique en commun sous l’angle de la diversité des points de vue lorsque nous faisons des discussions philosophiques, c’est que cette recherche critique s’exécute à l’intérieur de questions d’opinions. Or, c’est précisément dans ce contexte que la tolérance devient possible. Nous savons également qu’opinion et délibération s’appellent réciproquement en ce sens où les opinions se prêtent à la délibération, et qu’inversement la délibération prend racine dans les questions d’opinions. Or, nous avons vu que l’action délibérative implique le raisonnement, et que raisonner c’est entre autres penser de manière critique. Ainsi, nous pouvons voir en quoi pensée critique et tolérance se rejoignent. De plus, nous pourrions dire que l’idée de tolérance ne saurait faire !’économie de la décision réfléchie, car la tolérance contient certaines limites. Tolérer l’intolérance c’est comme aimer la haine: l’un conduit à la négation de l’autre. Ainsi, pour que la tolérance persiste, il faut juger, ou mieux bien juger. Il faudra donc s’armer de critères, et juger s’il convient ou non

d’être tolérant. Et si nous décidons de l’être, ce sera par décision réfléchie.

Nous venons de voir comment la tolérance intervient lors d’une recherche critique en commun. Ainsi, nous pouvons raisonnablement conclure que la pensée critique peut servir la tolérance. Cependant, il convient d’ajouter un élément avant de conclure sur le rapport entre recherche critique et tolérance. Lors d’une discussion philosophique, nous faisons face à une diversité d’opinions, et cette diversité rend possible l’exécution de la tolérance. Par contre, il reste une exception: la recherche logique. En fait, en matière de logique, il n’est pas possible d’être tolérant, puisqu’elle correspond à un savoir stable et indubitable en ce sens que les règles qu’elle contient sont invariables et certaines, et cette

certitude dans la forme sert à aborder les connaissances probables d’une manière rigoureuse. C’est pourquoi elle est considérée comme une science. Et comme nous l’avons vu chez Aristote, ce qui fait l’objet de connaissances certaines ne peut être soumis à la délibération, seulement les questions de

doxa

(d’opinions) le peuvent. Cependant, la recherche logique n’est pas prise, en philosophie pour les enfants, comme une fin, mais bien comme un moyen de parvenir à élaborer de meilleurs jugements sur des sujets qui eux sont de l’ordre de la contingence. Ainsi, essentiellement, la communauté de recherche offre un cadre dans lequel la tolérance peut s’exécuter. Nous pouvons donc raisonnablement conclure que la tolérance entretient sensiblement le même rapport que les autres vertus à l’égard de la pendée critique: il y a ici encore une relation de disposition et non de formation.

En résumé, nous avons vu quel lien entretient la pratique de la pensée critique avec les vertus. Cette mise en relation nous a permis de constater que, selon cet axe, le programme de philosophie pour les enfants ne forme pas aux vertus, mais offre tout de même une pratique qui permet de déboucher vers une telle formation et qui est supposée par elle. En fait, la pratique de la pensée critique dispose par rapport aux vertus, elle offre les conditions de possibilité à leur exercice et à leur accueil. La raison principale qui nous pousse à prononcer un tel jugement est que la pratique de la pensée critique, bien que se rattachant dans sa forme aux vertus, n’est pas directement une pratique de ces vertus. Or, l’une des conditions essentielles à la formation des vertus est précisément cette pratique. Il semble que Morin et Brunet partagent eux aussi cette idée :

c’est quand la réflexion est absente des actions que se font des choses dommageables. Mais il ne suffira pas d’étudier, de suivre des cours ou même simplement de prendre part à des discussions sur des sujets relevant de l’éthique pour devenir bien formé moralement. [... ] C’est à partir de l’habitude que s’engendre en une personne une formation morale. [...] C’est l’affectivité qu’il s’agit de former. [...] Former son activité, c’est former des tendances [...], c’est se modifier intérieurement. [...] Et nos tendances, du moins celles [...] que nous avons acquises, viennent de l’habitude, dans l’accoutumance174. En effet, la formation morale a pour matière des actes [...]ou des émotions [...]. Or les actes dépendent des dispositions affectives, de !’inclination de la volonté [...] Bien sûr,

l’inteEgence a aussi son mot à dire dans le déroulement des actions, et nous ne cesserons de le répéter. H n’empêche que la formation morale n’est pas comme tel une formation intellectuelle, il ne faut pas l’oublier non plus. Elle est une formation de la volonté et surtout de Γaffectivité sensible175.

Nous tenterons donc de voir si, en modifiant notre angle d’approche, la méthode de Lipman peut permettre la formation de certaines vertus. Mais pour ce faire, nous aurons besoin de nous donner un cadre dans lequel il est possible de penser que les vertus sont mises à contribution de manière

active

, c’est-à-dire par la pratique. Ce cadre sera celui du dialogue.

2.1.3 Sous l’angle du dialogue

Cherchant, par l’entremise du dialogue, à voir si le programme de philosophie pour enfants peut nous engager dans la

pratique

de certaines vertus, nous ne reprendrons pas chacun des

habitus

étudiés précédemment. La raison en est que face à quelques vertus, il semble clair que la pratique du dialogue, dans ce qu’elle implique comme relation à l’autre, n’entraîne pas la pratique de certains

habitus

, c’est le cas entre autres de la tempérance et de la prudence. En fait, si la recherche critique permet, à travers ce qu’elle fournit comme habiletés, de disposer les individus à la tempérance et plus particulièrement à la prudence, nous ne pouvons affirmer que le dialogue en lui-même représente une telle pratique. Pourquoi? D’une part parce que le dialogue n’est pas une affaire de goût. Lorsqu’on dialogue, on ne met pas en pratique de manière directe notre attitude à l’égard des plaisirs. Et si le dialogue possède cette capacité de nous rendre plus tempérants, ce n’est pas en tant que tel, mais ce sont les habitudes que l’on développe à travers celui-ci qui seraient susceptibles de nous y conduire. Ainsi, ce n’est que d’une manière indirecte, et non pas en mangeant par exemple que le dialogue peut nous rendre plus tempérants, et non pas en tant qu’il est relation à autrui.

D’autre part, étant donné que la prudence est une sorte de calcul permettant d’élaborer les moyens convenant à la fin qu’on se propose d’atteindre, nous pourrions dire que le dialogue permet, en partie du moins, de pratiquer une telle vertu. Cependant, cette pratique demeure insuffisante en ce sens où elle ne s’exécute qu’à !’intérieur d’un seul contexte, celui du dialogue,“ alors que la prudence doit s’exercer et se mesurer à l’intérieur d’une variété de situations, ce que la simple pratique du dialogue ne permet pas. En réalité, cette formation de la pensée nous offre les outils nécessaires à la prudence, mais lors d'une discussion, les participants sont rarement amenés à agir prudemment. Reste donc à considérer le courage, la justice et la tolérance.