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1.2 Le sujet des habitus

2.1.1 La vertu: un habitus opératif

2.2.3.2 La justice comme vertu morale

La justice morale représente, après la prudence (que nous aborderons sous peu), le courage et la tempérance, la dernière des quatre vertus cardinales dans Γ

Éthique à

Nicomaque.

«De la justice [...] on ne peut s'exempter, quelque vertu qu'on envisage» 53. C'est pourquoi Aristote la qualifie de «vertu totale», puisqu'elle est comprise en chacune des vertus particulières. Bien qu'il faille parfois avoir du courage pour affronter une injustice, il paraît évident que nous sommes courageux parce qu'il est bien et

juste

de le faire. De plus, nous pourrions affirmer, de pair avec Comte-Sponville et Aristote, que la vertu de justice est vertu complète puisqu'elle est bonne absolument:

Des quatre vertus cardinales, la justice est la seule sans doute qui soit bonne absolument. La prudence, la tempérance ou le courage ne sont vertus qu'au service du bien, ou relativement à des valeurs - par exemple la justice - qui les dépasse ou les motive. Au service du mal ou de l'injustice, prudence, tempérance et courage ne seraient pas des vertus mais de simples talents54.

Le fait que la vertu de justice soit bonne absolument tient à deux raisons principales. D'une part, c'est parce que c'est en son nom que nous pratiquons toutes les autres vertus, et

52. Comte-Sponville; OP.CIT., p.86. 53. Ibid., p.80.

en ce sens elle est l'horizon qui guide l'exécution de tout autre acte vertueux. D’autre part, parce qu’elle ne s'applique pas exclusivement à l’intérieur d’un rapport de soi à soi, mais nécessite et inclue inévitablement un rapport à autrui. C'est la raison pour laquelle Aristote affirme que:

la justice ainsi entendue est donc la vertu complète. Mais elle ne l'est pas en soi, mais par rapport à autrui, et c'est là ce qui fait que bien souvent elle semble être la plus importante de toutes. [...] J'ajoute qu'elle est éminemment la complète vertu, parce qu'elle est elle-même l'exercice de la vertu complète et achevée. Elle est accomplie parce que celui qui la possède peut appliquer sa vertu relativement aux autres et non pas seulement pour lui-même35.

C'est en ce sens par ailleurs que Comte-Sponville affirme que la vertu ne saurait s'accorder avec l'égoïsme, puisqu'elle implique une sortie de soi.

La justice est également bonne absolument pour une autre raison. C'est que sa présence confère immédiatement à l'acte posé une valeur morale. De sorte que, bien que l'on puisse parler d'un tyran courageux sans qu'il soit pour autant un homme vertueux, il semble que le qualificatif de juste ne saurait être applicable à un tel personnage. En effet, un tyran juste n'en serait plus un. Ainsi, nous pouvons voir en quoi la justice est perçue comme une vertu totale, c'est-à-dire qu'elle représente une valeur de fond, pour ne pas dire la valeur des valeurs; elle est ce sans quoi les valeurs cesseraient d'en être, elle est la

psyché

de toutes vertus. Par contre, nous ne voyons pas encore en quoi consiste cette vertu.

De manière générale, nous pourrions dire que le juste est ce qui est conforme à la loi et ce qui respecte l'égalité, et que l'injuste est ce qui est contraire à la loi et ce qui manque d'égalité. La justice se définirait donc par ce qui est conforme à la loi d'une part, avec toutes les limites que cela impose, et ce qui s'accorde avec l'égalité. C'est l’idée d'égalité que nous tenterons de clarifier ici. Généralement, lorsque nous parlons d’égalité, nous renvoyons à une certaine idée mathématique. Par contre, selon Comte-Sponville, et cela paraît évident, «l'égalité n'est pas tout. Serait-il juste, le juge qui affligerait à tous les accusés la même

peine? Le professeur qui attribuerait à tous les élèves la même note36?» Ainsi, l'égalité revendiquée par la vertu de justice ne pourrait donc en être une aveugle, qui distribuerait les mérites et les châtiments sans égard aux circonstances. De sorte que ce principe d'égalité semble correspondre davantage à une idée d

'équivalence

entre les individus. C'est d'ailleurs l'origine du mot

équité,

qui signifie en latin

(aequus)

ce qui est égalמ Partant, nous pouvons définir, avec l'aide de Comte-Sponville, ce qu'on entend par égalité lorsque nous traitons de la vertu de justice:

L'égalité qui est essentielle à la justice est donc moins l'égalité entre les

objets échangés, laquelle est toujours discutable et presque toujours admissible (il n'y aurait pas d'échange autrement), qu'entre les sujets qui échangent - égalité non pas de fait, bien sûr, mais de droit. [...] Le principe, donc, c'est bien l'égalité, comme l'avait vu Aristote, mais d'abord et surtout l'égalité des hommes entre eux56 * 58.

La vertu de justice, comme nous le voyons à présent, commande une égalité de droit bien plus qu'une égalité de fait, bien que parfois une inégalité de fait puisse représenter une égalité de droit. Par exemple, chacun a droit à un travail et toutes les personnes qui travaillent ont le même droit quant à la rémunération; voici Légalité de droit partagée entre tous. Cependant, dans les faits, tous ne sont pas rémunérés de la même manière selon qu’ils occupent une fonction ou une autre; ceci est inégalité de fait et rapport juste. Ce rapport aux droits touche à la dimension proprement

politique

de la vertu de justice: «[...] postuler des sujets libres et égaux (libres, donc égaux), c'est le principe de toute démocratie véritable»59 C'est en quoi, selon Comte-Sponville, seule la démocratie est juste.

Mais n’oublions pas que la justice répond de la

volonté

personnelle et commune, et c’est en quoi d'ailleurs elle correspond à un état intérieur. Ainsi, la vertu de justice renferme tout ce qu'on doit à soi-même et tout ce qu'on doit aux autres: elle consiste à prendre sa juste part de

bien

et de

maux.

Par conséquent, il y a justice envers soi, puisqu'il serait injuste

56. Comte-Sponville, OP.CIT., p88.

57.2nd., p.89.

58. Ibid., pp.90-91. 59. Ibid., p.93.

qu'une personne en prenne plus ou moins qu'elle le mérite. Par contre, elle serait incomplète s'il elle n'était appliquée qu'à soi, car, comme le dit Aristote:

Elle [la justice] est la vertu achevée parce que celui qui la possède est capable de la pratiquer envers autrui et pas seulement pour lui-même car beaucoup peuvent pratiquer la vertu dans leurs affaires personnelles mais en sont incapables dans celle d'autrui®.

Bref, si la vertu de justice ne s'explique pas par l'exclusivité des lois ni par celle de l'égalité de fait, c'est dire qu'elle est la

volonté

d'attribuer à chacun ce qui lui revient, pris comme droit et/ou comme bien. Cette vertu dépend de notre seule volonté. C'est pourquoi elle présuppose une disposition intérieure à vouloir donner à chacun son dû, disposition qui vient régler l'ensemble de nos relations avec autrui.

En résumé, nous pourrions dire que la justice, en tant que vertu, se distingue de la forme juridique, prise ici comme conformité aux lois. Si elle s’en distingue, c’est que la justice légale semble incomplète, d’autant plus que nous pourrions agir selon les lois contre notre gré, alors que la justice comme vertu est avant tout un acte de volonté intrinsèque. C’est au nom d’un principe d’égalité que naît la justice, et cette égalité est proportionnelle en ce qui concerne les faits, mais universelle selon les droits.

2.2.4 La prudence

L’intérêt que nous portons à la vertu de prudence n’est pas sans importance, puisqu’il semble que, selon plusieurs auteurs, cette vertu occupe une place de choix dans l’ensemble de la problématique éthique, tant en ce qui concerne les anciens que les modernes. Afin de présenter cet

habitus

moral le plus clairement possible, nous débuterons notre analyse par une brève définition de la prudence, ce qui, par la suite, nous permettra de mieux la situer par rapport aux autres vertus, et ainsi voir de quelle manière elle entre en contact avec celles-ci. Pour cela, nous ferons encore une fois appel à Aristote, sans pour autant négliger l’apport significatif que peuvent offrir des auteurs comme Comte-Sponville ainsi que Gilles

Achache, Jean-Louis Labarrière, et Hans Jonas. Nous croyons que le fait de s’appuyer sur des auteurs tant anciens que modernes nous permettra d’effectuer une meilleure synthèse du concept de prudence, tout en nous donnant l’occasion d’extraire ce qui, dans cette synthèse, nous apparaît essentiel.

2.2.4.1 La prudence comme vertu intellectuelle

Dès que nous tentons d’aborder la vertu de prudence dans son ordre conceptuel, nous faisons immédiatement face à cette nuance selon laquelle la

phronêsis

(la prudence) est qualifiée de vertu

intellectuelle.

Avant d’entreprendre une présentation des liens unissant et différenciant les vertus intellectuelles des vertus morales, nous croyons qu’il convient d’expliquer d’abord en quoi la prudence est perçue comme étant une vertu

intellectuelle

et morale. Afin de mieux comprendre cette classification, nous devons faire état de la division de l’âme que propose Aristote dans

VÉthique à Nicomaqued.

Selon le Stagirite, l’âme est composée de deux parties,* 61 l’une étant

irrationnelle

(partie que l’homme partage avec les animaux), et l’autre

rationnelle

(qui caractérise l’être humain par la capacité qu’il a de raisonner). En ce qui concerne la seconde partie de l’âme, nous pourrions ajouter une nouvelle division. En effet, selon Aristote, la partie rationnelle est elle-même divisible en deux parties distinctes. Il y a d’une part la partie rationnelle qui «nous fait connaître, parmi les choses, celles dont les principes ne peuvent jamais être autrement qu’ils ne sont, [et d’autre part, celle qui nous fait voir] les choses dont l’existence est contingente et variable»62. En d’autres termes, nous pourrions dire que la première partie rationnelle de l’âme est la partie dite «

scientifique»

- qui concerne la

sophia

(το επιστη μονιχον)-, alors que la seconde pourrait être qualifiée de partie «calculatrice» (το λογιστιχον). Par contre, malgré notre effort de clarification, une question demeure : à laquelle de ces deux parties rationnelles de l’âme la prudence s’applique-t-elle ? Nous

d. Il est à noter que cette présentation de la division de l'âme chez Aristote n’est pas exhaustive. 61. Aristote, OP.CIT., 1 - 14: 1139 b 13.

croyons qu’afin de répondre adéquatement à cette interrogation, nous devons d’abord proposer une définition plus substantielle de la prudence.

2.2.4.2 Définition de la prudence

La manière dont procède Aristote pour définir la

phronêsis

n’est pas très différente de celle qu’emploient les auteurs contemporains. En fait, c’est en décrivant l’homme prudent qu’Aristote en vient à définir la

phronêsis.

Voici d’ailleurs ce qu’il en dit :

Le trait distinctif de l’homme prudent, c’est, semble-t-il, d’être capable de délibérer et dejuger comme il convient sur les choses qui pour lui peuvent être bonnes et utiles ;[...] ainsi, l’on peut dire d’un seul mot que l’homme prudent est en général l’homme qui sait bien délibérer P.

Voilà des éléments qui semblent suffisants pour répondre à notre question précédente. En effet, si l’homme prudent se distingue par la capacité qu’il a de bien délibérer, il devrait s’ensuivre que la prudence se situe dans la partie «calculatrice» de l’âme. La raison qui semble justifier cette conclusion est la suivante :

personne ne délibère ni sur les choses qui ne peuvent être autrement qu’elles ne sont, ni sur les choses que l’homme ne peut point faire. Par conséquent, si la science est susceptible de démonstration, et si la démonstration ne s’applique point aux choses dont les principes peuvent être autrement qu’ils ne sont, toutes les choses dont il s’agit ici pouvant être aussi autrement, et la délibération n’étant point possible sur les choses dont l’existence est nécessaire, il s’ensuit que la prudence n’est [pas] la science. [...] Comme il y a deux parties dans l’âme qui sont douées de raison, elle [la prudence] est la vertu de celle qui n’a que l’opinion en partage; car l’opinion, ainsi que la prudence, s’applique à tout ce qui peut être encore autrement qu’il n’est, c’est-à-dire à tout ce qui est contingent63 64.

En d’autres termes, nous pourrions dire que la prudence, en tant qu’elle se rapporte directement à la capacité de délibérer, doit nécessairement trouver son siège dans la partie «calculatrice» de l’âme, puisque pour délibérer il faut de la contingence, pour ne pas dire de l’incertitude. En fait, ce que Aristote semble vouloir proposer à cette étape-ci de sa réflexion sur les vertus c’est que, concernant les choses nécessaires, il ne saurait y avoir de

e. Nous poumons dire également l’homme qui sait calculer, évaluer, réfléchir.... 63. Ibid., 1-8: 1140 b 30.

milieu, donc pas de vertu proprement dite à ce niveau. Si l’art du prudent consiste à savoir délibérer correctement, c’est que cette délibération ne s’applique pas aux objets nécessaires, puisque en ce domaine tout un chacun est en mesure de découvrir ce qu’il en est, sans discussion possible. En effet, qui oserait soutenir qu’il est possible de discuter de la vérité du principe selon lequel le tout est plus grand que ses parties? La délibération ne s’applique donc pas à ce qui est universel, étemel et indubitable, car c’est en cela qu’excelle la science ayant comme outil principal de pensée la démonstration.

C’est sur les lieux de l’opinion que la

phronêsis

s’exécute, c’est-à-dire là où l’insertitude s’impose. C’est en ce sens d’ailleurs que la prudence est qualifiée de vertu intellectuelle, car, comparativement aux vertus morales, qui s’accordent davantage avec la partie irrationnelle de l’âme puisqu’elles trouvent leur principe actif dans sa partie désirante de l’âme, la prudence est une vertu intellectuelle puisqu’elle trouve son principe actif dans la délibération, c’est-à-dire la réflexion.

Il semble clair désormais que la prudence ne concerne pas la science, et ce puisqu’elle est essentiellement vertu de délibération. Par contre, nous pouvons voir de manière manifeste qu’il manque un élément important en vue de notre compréhension de cette vertu, à savoir : bien que la

phronêsis

trouve son essence dans l’art de délibérer et que cet art n’est pas science, nous ne savons pas encore à quel genre de délibération cette disposition s’applique.