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L’objectif de notre recherche était de voir si le programme de philosophie pour les enfants offrait un contexte permettant la formation des vertus. Afín de pouvoir organiser notre réflexion de la meilleure manière possible, nous avons d’abord exploré le concept d’

habitus,

puisqu’il est intimement lié à celui de vertu en tant que toute vertu est un type particulier

& habitus.

En étudiant cette notion, nous avons pu non seulement dégager son caractère spécifique

(Yhabitus

est une disposition stable, une seconde nature), mais également les conditions nécessaires à sa formation. De sorte que nous avons vu en quoi les actes correspondant à

Yhabitus

sont essentiels si l’on désire les acquérir, mais qu’ils sont en soi insuffisants. Il faut, en plus d’une répétition d’actes, que l’individu engendre par et pour lui-même

Yhabitus

par un acte de volonté. Par la suite, nous avons centré nos efforts sur la notion de vertu comme tel, ce qui nous a permis d’aborder chacune des cinq vertus particulières que nous nous proposions d’étudier. C’est ainsi que nous avons pris contact avec les notions de courage, de tempérance, de justice, de prudence et de tolérance. Nous avions à ce moment suffisamment d’éléments pour nous attarder à la philosophie pour les enfants.

En prenant appui sur un bref historique, nous avons dégagé certains éléments précieux à la démarche. Notre développement sur la notion de communauté de recherche philosophique nous a permis d’établir deux axes de recherche. Le premier s’accorde davantage avec l’une des visées de la démarche (le développement du jugement par la pratique de la pensée critique), et l’autre au moyen envisagé pour atteindre cet objectif (le dialogue). Nous avons vu ensuite que ces deux axes correspondent à des

pratiques.

D’une part, il y a la pratique de la raison par la réflexion et la recherche, et d’autre part il y a la raison pratique engagée dans une relation avec l’autre à travers le dialogue. À ce moment, notre interrogation était la suivante: est-ce que la pratique de la pensée critique et celle du dialogue permet de former aux vertus?

Nous avons d’abord vu que, sous l’angle de

Information

proprement dite (en tant qu’elle vise à donner

was forme),

nous devions répondre par la négative à cette question. Nous sommes donc retournés sur nos axes de recherche: dialogue et pensée critique. En ce qui concerne la pensée critique, nous savons que si elle permet une formation des vertus, c’est en tant qu’elle se rapporte, comme celles-ci, à la

raison.

Chaque acte vertueux est précédé par une décision réfléchie (bien qu’elle ne se limite pas à cette décision), et la pensée critique, lorsque bien développée, permet de prendre ce type de décisions, ce qui devrait par là même nous rendre plus enclins à agir de manière vertueuse. Nous avons alors pu constater que, selon cet angle, la vertu de prudence bénéficiait d’un statut particulier, puisque les habiletés qu’elle commande sont pratiquement les mêmes que celles qui sont en jeu dans l’exercice de la pensée critique. Mais après un survol général, nous en sommes venus à la conclusion que la philosophie pour les enfants

dispose

bien plus qu’elle ne forme aux vertus, étant donné qu’elle travaille sur le développement des

conditions de possibilités

à l’exercice des vertus, et non pas directement sur la formation des vertus elles-mêmes. Par la suite, nous avons tenté de voir si la pratique du dialogue constituait un moyen efficace pour la formation des vertus. En ce sens, nous pensons que le dialogue pourrait bien représenter une pratique de la justice et de la tolérance par exemple, mais nous n’avons pas été en mesure d’affirmer que cet échange engage une formation des vertus proprement dite. Cette conclusion reposait sur l’idée que toute acquisition de vertu suppose un acte de volonté éclairée provenant de l’individu. Or, la philosophie pour les enfants ne cherche pas à modeler la volonté des enfants, mais plutôt à leur donner les

moyens

de l’orienter de manière libre, créative, critique et raisonnable par et pour eux-mêmes. En ce sens, nous pouvons affirmer que le programme de Lipman permet de développer les habiletés nécessaires en vue de se donner à soi-même ses propres «formes». Mais que doit-on penser de cette conclusion?

Notre examen de la démarche proposée par Lipman nous a permis de constater que la philosophie pour les enfants cherche à amener les participants à pratiquer des habiletés génériques, dont certaines correspondent à des compétences transversales, qui se caractérisent essentiellement par le fait qu’elles sont applicables à une grande variété de

domaines״. Ainsi, les enfants sont amenés notamment à développer et à maîtriser des moyens efficaces pour la recherche et la compréhension. Ces habiletés semblent conférer à l’individu une plus grande autonomie: c’est-à-dire qu’elles lui viennent en aide couramment afin qu’il puisse agir de manière efficace et éclairée dans chacune des sphères de sa vie. Le jugement critique est nécessaire non seulement dans les disciplines académiques (psychologie, physique, médecine, histoire, philosophie, politique...), mais également dans la plupart des sphères de notre vie (consommation, économie, éducation, droits, communication, information, travail...). Maîtriser les outils nous permettant de juger de manière appropriée selon les circonstances semble donc constituer une puissance plus grande pour l’individu, puissance qui lui permet d’agir plus raisonnablement et plus efficacement. Ainsi, par exemple, si une personne prend soin d’examiner les raisons qui l’incitent à agir d’une certaine manière, et qu’elle prévoit les conséquences de ses actes tout en intégrant à sa réflexion la particularité du contexte, il y a plus de chances que ses actions soient bien posées. Si, par ailleurs, cette personne, avant de donner son accord à une opinion, prend le temps d’analyser les propos de manière critique, il est plus probable qu’elle soit en mesure d’éviter les sophismes. C’est en ce sens que nous pouvons affirmer que la philosophie pour les enfants donnent aux jeunes les moyens d’exercer leur

liberté.

En effet, les aspects critiques et créatifs de la pensée sur lesquels travaille la philosophie pour les enfants permettent, face à un problème donné, de mettre en application une série de compétences favorisant la découverte. Il semble difficile de trouver une solution de manière simplement critique, la créativité se met au profit de la recherche en créant de nouveaux moyens, de nouvelles solutions ou de nouveaux liens. Le dialogue, quant à lui, nous offre, par les actes qu’il implique, une manière d’être qui enrichit notre rapport à autrui, entre autres parce qu’il favorise le travail

à partir

des différences. Il favorise également le développement de notre capacité à communiquer, ce qui engage non seulement l’expression de soi, mais également l’écoute ainsi que le souci de comprendre et d’être

w. Pour davantage de détails à propos des compétences transversales, voir Programme de formation de l’école québécoise, Version provisoire, Ministère de !’éducation, Gouvernement du Québec, 1999, pp. 13-84.

compris. Une fois réunis, ces éléments (qui ne représentent pas pour autant !,ensemble

des

éléments) peuvent contribuer à faire de nous des êtres plus autonomes et plus libres, puisqu’ils sont utiles pour bien juger et que les jugements sont déjà en partie dans Faction. Plus grande est notre capacité dejuger, plus grande est notre capacité d’agir et plus grande est notre liberté. Or, le caractère générique du processus de recherche qu’engage la pratique de la philosophie avec les enfants semble offrir ce niveau de généralité permettant d’agir de la meilleure manière possible dans diverses situations.

Si nous affirmons que l’approche pédagogique de Lipman fait bien plus que de

disposer

aux vertus sans pourtant y former, c’est qu’elle nous donne les moyens d’atteindre par et pour soi-même ces «formes» ou d’autres. Et si nous disons que la philosophie pour les enfants confère ce «pouvoir-mieux-faire», c’est qu’elle entend former à une «technique», à une méthode. Cette technique, c’est la recherche dynamisée par le dialogue entre la pensée critique et la pensée créative. Le processus de recherche philosophique est en quelque sorte une «forme» que la philosophie pour les enfants entend disposer de manière stable. La façon dont Lipman parle du processus d’intériorisation manifeste assez bien cette idée: les habiletés de recherche s’imprègnent en l’individu, et ainsi il applique par et pour lui-même ce processus.

Cependant, nous pourrions nous demander en quoi cette formation n’est pas une sorte de dogmatisme. En fait, c’est qu’elle ne correspond pas à un contenu, mais à une «forme» (une manière) qui sert d’outil à la liberté de penser, tout comme l’ovale, pour Van Gogh, permettait de dessiner tous les visages. Elle est une invitation à utiliser notre raison de manière appliquée et concise, et c’est cette référence à la raison et à la créativité qui permet aux enfants d’énoncer et de créer par et pour eux-mêmes leurs vérités et leurs valeurs. C’est une méthode rationnelle et raisonnée qui guide ici les jugements. Or, les vertus sont précisément des actes issus d’un processus de délibération avec soi, qui est lui-même de nature rationnelle et raisonnée. C’est pourquoi nous disons d’ailleurs que la philosophie pour les enfants donne aux jeunes les outils leur permettant de se former par et pour eux- mêmes, non seulement aux vertus, mais à plusieurs autres types d

'habitus.

En abordant la philosophie pour les enfants sous l’angle éthique, nous avons vu que l’approche de Lipman ne forme pas aux vertus, précisément parce que nous ne pouvions démontrer que cette méthode agit directement sur la

volonté

des enfants. Il serait donc intéressant d’adopter une autre lecture du programme de Lipman. En ce sens, l’approche psychologique semble intéressante, puisqu’elle permettrait non seulement d’évaluer de quelle manière la philosophie pour les enfants vient influencer la volonté, ou comment elle peut contribuer à un mieux-être individuel, mais également parce qu’elle permettrait de mettre en lumière comment le dialogue en communauté de recherche philosophique permet de rencontrer un second objectif précieux pour la démarche: amener les enfants à

donner du

sens à leur existence.

Cependant, la question la plus fondamentale qui semble se dégager de notre recherche est la suivante: le cadre que nous nous sommes donné pour l’étude de la formation des vertus rend-il cette acquisition possible pour l’ensemble des êtres humains, ou n’est-elle réservée qu’à quelques-uns d’entre nous? La question se pose en effet puisque les critères relatifs à la formation des vertus sont très exigeants et semblent difficiles à atteindre. D’une certaine manière, c’est ce qui fait la force des vertus, mais en un autre sens, cette difficulté semble porter atteinte au désir que nous pourrions avoir d’établir une démarche visant une telle formation. Nous pourrions pousser encore plus loin cette remarque en abordant l’idée de moralité elle-même. Si, pour agir de manière morale, il faut posséder la vertu et qu’en revanche la vertu, de part son exigence, n’est réservée qu’à quelques-uns d’entre nous, alors est-ce à dire que l’agir moral n’est réservé qu’à quelques-uns d’entre nous? Accepter une telle conséquence semble difficile, puisque nous ferions face à un problème de taille, dans

le mesure où l’agir moral est supposé par toute vie en société. Ainsi, nous pourrions envisager ce problème de différentes façons. Nous pourrions nous demander si nos critères de formation sont trop élevés; si la formation des vertus est nécessaire en vue du développement du sujet moral chez l’enfant; s’il n’y a pas d’autres manières d’envisager la question de l’éducation morale en philosophie pour les enfants; si, à défaut de vertu, nous ne serions pas mieux de nous contenter de «simples» dispositions qui, bien que simples,

représentent une puissance non négligeable; etc. Afín de répondre à ces interrogations dans le contexte de la philosophie pour les enfants, nous pourrions entreprendre une nouvelle recherche qui comprendrait d’autres cadres que ceux de la pensée critique et du dialogue, ce qui pourrait, le cas échéant, venir modifier notre jugement quant à la formation des vertus, voire même quant à l’éducation morale en général. Ces cadres pourraient être par exemple la pensée de la sollicitude (caring f/zinA;ngj telle qu’elle est développée par Lipman; ou encore la place qu’occupe la pensée créatrice dans l’éthique et le comportement moral, c’est-à-dire de quelle manière elle pourrait nous conduire à poser des gestes moraux. Il nous faudrait donc réviser nos supposés et élaborer de nouveaux cadres d’analyse afin non seulement de voir si la démarche de Lipman peut former aux vertus d’une autre manière, mais également afin de mieux évaluer la portée éthique que possède l’approche pédagogique consistant à faire de la philosophie en communauté de recherche.

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