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Les efforts des théoriciens de la Gestalt pour unifier dans un même cadre holistique la psychologie et la physique, qui culminèrent avec Köhler, s’attirèrent bon nombre de critiques. On reprocha bien souvent à ces théoriciens leur manque de clarté, notamment eu égard aux distinctions parfois jugées indispensables entre les concepts de structure, de totalité, de Gestalt et de système5. Mais il est symptomatique du Zeitgeist que les critiques les plus virulentes et argumentées furent formulées par des avocats tout aussi ardents d’une psychologie holistique. La raison principale en fut bien résumée par le psychiatre et historien de la médecine Walter Riese, lorsqu’il critiqua chez les « gestaltistes » leur réduction de l’expérience psychologique à un « champ » impersonnel et leur ignorance de « la synthèse goethéenne », qui « unifie l’expérience en une totalité ou Gestalt faisant sens »6. Ils étaient effectivement bien souvent non attaqués pour leur holisme, mais pour leur supposé dévoiement de l’esprit du holisme : ils se seraient approprié des termes typiquement goethéens et en auraient perverti le sens ; ils prétendaient avoir fourni une approche « synthétique » de la vie mentale et les bases d’une vision unifiée du monde, mais auraient négligé la plupart des dimensions significatives de l’expérience humaine. Le physicalisme de Köhler était en particulier dénoncé comme une insulte à l’autonomie de la psyché et donc de la psychologie, qui ne pouvait livrer qu’une vision « réactiviste » du sujet. Et au lieu d’être le support d’un « ré-enchantement du monde », leur prétendu holisme apparaissait pour ainsi dire à beaucoup comme le comble de son « désenchantement ».

Parmi les critiques constructifs de la psychologie « gestaltiste » se trouvait le psychologue viennois Karl Bühler, dont Bertalanffy fit la connaissance personnelle à la fin des années 1920 (il fréquenta l’un de ses séminaires), dont l’œuvre l’inspira très tôt et durablement, et dont il resta un ami

1 Köhler W. (1938), pp. 389-391, p. 393 et p. 396. 2 Andler D. (2002), pp. 1053-1054. 3

« Une enquête en philosophie de la nature » [Eine naturphilosophische Untersuchung].

4

Fries C. (1925/1926), pp. 209-211.

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Par exemple Krüger F. (1926, 1953), p. 106.

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jusqu’aux années 1960 (en dépit des vicissitudes de leurs émigrations respectives)1. Bühler jugea en 1926 que la pensée holistique était en train d’apporter « une libération » et « un air rafraîchissant » à la psychologie, estimant toutefois qu’elle ne pourrait y accomplir sa « mission historique » qu’en se « purifiant » et en se débarrassant des « vains espoirs » que certains tendaient à y placer2. Bühler insista alors sur la nécessité de dépasser les clivages introduits dans la discipline par les approches « associationnistes », behavioristes et socio-historiques (au sens diltheyen du terme

geisteswissenschaftlich), chacune ayant sa part de légitimité tout en restant par elle-même très

insuffisante ; il fallait selon lui « synthétiser ces approches » afin de dépasser l’état de « crise » engendré par ces clivages, « l’objet de la psychologie » étant précisément « l’unité à laquelle le vécu, le comportement chargé de sens [sinnvoll] et leur corrélation aux produits [Gebilde] de l’esprit objectif appartiennent en tant que moments constitutifs »3. A ses yeux, le « mérite du point de vue holistique » des « psychologues de la Gestalt » était d’avoir montré la « fécondité » potentielle d’une « pensée structurale » [Strukturgedanken] en psychologie. Mais, tout en insistant lui aussi sur la nécessité de généraliser effectivement celle-ci par-delà le seul problème de la perception, il considérait que les « gestaltistes », tout autant que la psychologie « associationniste » et le behaviorisme, négligeaient de toute façon le « sens » et la « valeur » qui, aux côtés de la « structure », constitueraient « les trois problématiques de la psychologie théorique »4. Bühler, qui s’exclamait « assez du physicalisme ! » contre toutes ces tendances réductionnistes, rejetait ce qu’il appelait le « monisme structural » d’un Köhler, considérant qu’il manquait de justifications et qu’il ne pourrait en tout état de cause jamais rendre compte des « multiples degrés de liberté » de l’action humaine, de son caractère téléologique, ni de l’émergence de formes toujours plus complexes de comportement au cours de l’évolution, telles que le langage5. Ses critiques des « gestaltistes » se concentrèrent d’ailleurs surtout sur la quasi-totale absence de prise en compte du langage dans leur psychologie, alors que sa propre théorie, à cette époque en cours d’élaboration, cherchait justement à mettre en évidence tant le rôle de ce dernier dans la structuration de l’expérience que l’importance de ses fonctions d’« expression » et de « représentation » quant aux problématiques du « sens » et de la « valeur »6. Une théorie dont nous verrons au 2-1 qu’elle marqua si fortement Bertalanffy qu’il l’incorpora après-guerre encore dans l’« anthropologie philosophique » qu’il développa à cette époque.

Les critiques les plus virulentes des « gestaltistes » vinrent néanmoins d’une autre « école » allemande de psychologie holistique, fondée par Krüger : celle dite de la « psychologie de la totalité » [Ganzheitspsychologie]. Ses représentants reprochaient eux aussi aux « gestaltistes » leur physicalisme, dénonçant le « matérialisme » qui les porterait en fin de compte à ne pas conférer à la vie mentale « une valeur propre par rapport au matériel »7. Les réponses de Köhler à ce type d’accusation, appuyées sur l’argument du processus de « désubstantialisation » de la physique, n’infirmèrent d’ailleurs guère leur légitimité, dans la mesure où elles réaffirmèrent ses convictions réductionnistes8. Krüger et ses disciples attribuaient le biais physicaliste des « gestaltistes » à leur abstraction complète du rôle des sentiments et de la volonté dans la constitution de l’expérience, à leur négligence des processus créateurs des Gestalten conscientes expérimentées qu’ils avaient étudiées,

Gestalten qui émergeraient des sources « pré-logiques » et « irrationnelles » de l’activité mentale. En

d’autres termes, le point de vue des « gestaltistes » se révélait selon eux essentiellement « statique » et « non-génétique »9. Négligeant en particulier allègrement les relations sociales, plus généralement le

1

Les références de Bertalanffy à la théorie du langage de Bühler furent récurrentes après-guerre, j’aurai l’occasion d’y revenir en seconde partie. En ce qui concerne sa fréquentation de l’un de ses séminaires à la fin des années 1920, voir Mayerhöfer J., in Blackmore J. et al. (2001), pp. 129-130. Sa première référence à Bühler se trouve dans (1928a), p. 2. Quant à leur amitié, qui concerna aussi l’épouse du psychologue, Charlotte Bühler (elle-même psychologue), voir la correspondance entre Bertalanffy et celle-ci (Archives du B.C.S.S.S.)

2

Bühler K. (1926), p. 499.

3

op. cit., p. 466. Voir aussi pp. 485-486.

4 op. cit., pp. 496-499. 5 op. cit., pp. 501-505. 6 Ash M. (1995), pp. 315-316. 7

Krüger F. (1926, 1953), p. 108; voir aussi Harrington A. (1996), pp. 124-125.

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Ainsi dans Köhler W. (1938), p. 407, où il écrivit que le matérialisme ne peut plus, après la physique moderne, être interprété autrement que comme le « postulat fondamental de la science moderne en général que l’homme tant comme organisme que comme agent mental s’est développé à partir de formes inférieures d’organisation », « qu’il descend de la nature inorganique » et qu’il existe entre processus mentaux et faits biologiques les « relations les plus intimes ».

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« vécu » et ses fondements, il engendrerait ainsi une nouvelle variante de « psychologie sans âme », au holisme illusoire à force d’être superficiel :

Qui perd de vue le vécu dans son intégralité [die totale Ganzheit des Erlebens] brise le devenir individuel tout autant que le devenir social en des morceaux amorphes1.

Compte tenu de la manière, qui sera étudiée au 2-1, dont Bertalanffy s’appropria après-guerre les résultats des « psychologies génétiques » de Jean Piaget et Heinz Werner, il est très probable qu’il partagea le point de vue des « psychologues de la totalité » à cet égard.

Krüger et ses disciples estimaient que l’erreur fondamentale des « gestaltistes » tenait en fin de compte à l’insuffisance de leur holisme. Ils pensaient que la réalité expérimentée ne se présente pas comme d’emblée structurée ; « holistiquement diffuse », elle serait une « expérience totale » ancrée dans l’activité inconsciente du sujet, dans ses émotions et sa volonté, qui ne se serait pas encore différenciée et ne constituerait donc pas encore une Gestalt. Si Krüger critiqua l’entéléchie de Driesch et surtout son éventuel rôle en psychologie – « une hypostase prématurée qui reste stérile pour la recherche en psychologie »2 – il n’en demeure pas moins qu’il importa largement le modèle vitaliste du système « équipotentiel-harmonique » dans sa conception de l’activité mentale. Le concept central de sa « psychologie de la totalité », qui en déterminait la problématique, était celui de « structure », par lequel il désignait le Gestalter [« formateur »] dont la Gestalt serait le produit, une sorte de « pulsion vers la totalité » [Drang nach Ganzheit] analogue à la « pulsion de formation » des vitalistes, qui organiserait l’expérience « diffuse » en une Gestalt consciente. Tissée des inclinations, habitudes et « dispositions » particulières du sujet, la « structure » caractériserait la force toujours active mais toujours cachée issue des profondeurs de l’inconscient, dont l’existence ne pourrait qu’être inférée à partir de ses effets, mais qui devrait être postulée afin d’expliquer les différences d’expérience entre individus. Pour les « psychologues de la totalité », celle-ci restait en fin de compte une catégorie métaphysique, et non comme chez les « gestaltistes » un trait objectif de l’expérience. Le holisme ne pourrait jamais quitter le terrain de la métaphysique, tout simplement parce que ce terrain lui est consubstantiel ; sans être explicite, Krüger se référait peut-être ici encore à Goethe, qui avait déjà en son temps insisté sur le lien essentiel entre les concepts de totalité et d’infini3 :

La totalité ne se laisse pas complètement définir. Toute définition travaille avec des concepts et présuppose déjà la relation d’un tout à ses parties. Le concept lui-même est une forme particulière, idéale, de totalité. Le problème de la totalité est lié à celui de l’infini ; il ne peut donc, comme ceux de la vérité et de l’existence, être dans une certaine mesure traité que dans un système métaphysique […] Du point de vue formel, la totalité est une idée de la raison – comme toute idée sur l’infini – et d’un autre côté elle est un concept originel inévitable de l’entendement, une catégorie4.

Remarquons que Bertalanffy manifesta en 1928 une vision apparentée quant au concept d’« organisme » : en tant qu’« expression du point de vue téléologique » selon lequel les processus partiels sont « ordonnés vers l’entretien du tout », l’« organisme » ne serait autre en fait selon lui qu’une « forme particulière de pensée », un « concept primitif » qui « rend possible la description des phénomènes dans le domaine de la nature vivante »5.

Leur concept de « structure » amena les « psychologues de la totalité » à rejoindre le souci diltheyen de comprendre les faits psychologiques en les connectant à l’ensemble de leur environnement socio-culturel, ce que Krüger appelait le « tout de la culture » [Kulturganzes]. En conjonction avec l’avènement du nazisme, auquel il chercha ainsi à fournir une légitimité théorique, Krüger en vint même à poser le principe de la subordination absolue de l’individu à la « communauté » organique du « peuple », comprise comme totalité supra-individuelle de nature « bio-psychologique » (au sens où elle aurait une âme et un destin propres fondés sur la race)6. Le concept

1

op. cit., p. 108, ainsi que pp. 102-105. Voir aussi Ash M. (1995), p. 311 et p.317 ; Harrington A. (1996), pp. 125-126.

2

Krüger F. (1926, 1953), p. 108.

3

Goethe J.W., in Harrington A. (1996), p. 217 : « Dans chaque être vivant, ce que nous nommons les parties sont inséparables du tout, de telle sorte qu’elles ne peuvent être conçues que dans et avec lui ; et les parties ne peuvent ni être la mesure du tout, ni le tout être la mesure des parties. Ainsi un être vivant fini prend-il part à l’infini ; il porte quelque chose de l’infinité en lui ».

4

Krüger F. (1932, 1953), p. 151. Voir aussi (1924, 1953), pp. 125-150 sur le concept de « structure ». Voir par ailleurs Geuter U. (1994), pp. 199-201 et Harrington A. (1995), pp. 126-127.

5

Bertalanffy L. von (1928a), p. 80.

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de « structure » servit d’ailleurs à cette fin via une « caractérologie » [Charakterkunde] dont il était censé constituer le fondement théorique, qui rejoignait les tentatives de typologie psychologique de Jaspers et Spranger, et fut explicitement élaborée en référence à Goethe. Krüger et ses disciples (en particulier Friedrich Sanders) s’efforcèrent ainsi d’identifier des styles de perception et de cognition auxquels chaque individu pourrait être associé. Leur typologie se divisait en trois groupes principaux : le type « analytique », caractérisé par la prédominance d’une rationalité méristique ; le type « synthétique », gouverné par le sentiment pur et l’intuition et où le principe d’une « fusion holistique diffuse » resterait prédominant ; et le type des individus « aptes à la construction de Gestalten » [gestaltungskräftig], supposé très rare et supérieur aux deux autres, du fait de leur capacité à synthétiser l’intuition holistique et la rigueur analytique. Krüger suggérant en 1931 que les Allemands possédaient justement ce génie particulier, lequel serait menacé de succomber face aux assauts toujours plus insistants d’une pensée « fragmentée »1

Le fait que se trouve dans les restes de la bibliothèque de Bertalanffy le principal essai de Krüger sur sa métaphysique de la totalité2 suggère que le Viennois fut familier avec sa pensée et qu’elle contribua à ses réflexions. Mais qu’il n’ait jamais cité Krüger dans ses publications – de même que Spann et manifestement pour la même raison – est un indicateur supplémentaire d’un aspect essentiel de sa pensée : une volonté d’extirper le holisme de sa gangue métaphysique afin de l’ériger en mode légitime d’interprétation scientifique du réel.

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