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Le message de Kant était que contrairement aux formes étudiées par les sciences physico-chimiques, l’organisation biologique, finalisée, ne saurait en aucun cas être déduite des éléments matériels constitutifs de l’organisme et de principes mécanicistes ; qu’elle doit être admise comme une donnée servant de base aux explications mécanicistes des interactions entre ces composants. En fait, Kant développa cette conception sous l’influence des travaux contemporains du biologiste Johann F. Blumenbach, qu’il stimula en retour en leur conférant des fondements philosophiques. La grande contribution de l’historien des sciences Timothy Lenoir5 est d’avoir montré que leurs conceptions conjointes furent la base d’un « programme de recherches » unifiant les modes téléologiques et mécanicistes d’explication, qu’il a qualifié de « téléomécanicisme » ; que c’est dans le cadre de ce programme que l’essentiel de la biologie allemande se développa au moins au cours des quatre premières décennies du XIXe siècle ; et qu’il persista, ne serait-ce que par les oppositions qu’il suscita, à conditionner ses développements ultérieurs. Ce programme est incontournable ici : mes études menées au 1-4-5 et dans la seconde partie permettront de montrer que l’on peut dans une certaine mesure interpréter les travaux biologiques de Bertalanffy comme un effort pour le réhabiliter.

L’idée de Blumenbach, convergeant donc avec les conceptions de Kant, était qu’une position qui ne soit ni un réductionnisme matérialiste, ni un vitalisme métaphysique, est possible et féconde en biologie : celle qui consiste à postuler ce que Kant appelait une « force formatrice » [Gestaltungskraft], ou encore « pulsion de formation » [Bildungstrieb], comprise à la fois comme l’expression et le principe de l’organisation des composants matériels de l’être vivant. Une « force

1

Arendt H. (1958, 1983), p. 369 : « Pour utiliser l’expérimentation afin de connaître, il fallait déjà être convaincu que l’on ne peut connaître que ce que l’on a fait, car cette conviction signifiait que l’on peut s’informer des choses que l’homme n’a point faites en se représentant et en imitant les processus qui les ont amenées à l’existence » ; plus généralement, voir ses analyses pp. 362-380.

2

Kant E. (1789, 1985), p. 1177-1178. Dans la première partie de la citation, les italiques me sont propres.

3 op. cit., p. 1211. 4 op. cit., pp. 1215-1216. 5 Lenoir T. (1982).

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vitale », donc, mais qui n’existerait pas en dehors des composants matériels et qui dépendrait exclusivement de leur ordre spécifique, tout en ne pouvant être expliquée par eux. Cette Bildungstrieb était ainsi conçue comme une propriété à la fois immanente à la matière organisée et émergente, dont la cause était et resterait inconnue, inexplicable par des principes physico-chimiques. Blumenbach l’interpréta comme une version organique de la force newtonienne, dont Newton n’avait pas plus expliqué l’origine tout en montrant comment elle pouvait unifier divers phénomènes1. L’essentiel est que chez Kant et Blumenbach, elle devait être comprise comme un simple concept régulateur de la faculté de juger : un principe méthodologique à valeur heuristique qui devait fournir un cadre pour la recherche des mécanismes permettant aux organismes de fonctionner, de préserver leur organisation et de la transmettre, mécanismes qui devaient donc être interprétés comme les moyens employés pour le maintien de l’organisation finalisée et dont la « force vitale » exprimerait l’intégration. Leur position anticipait largement celle que Bernard embrassa par la suite sous le nom de « vitalisme physique », dont il énonça ainsi le principe :

L’élément ultime du phénomène est physique ; l’arrangement est vital.

Bernard souligna en effet de surcroît que « la seule force vitale que nous pourrions admettre ne serait qu’une sorte de force législatrice, mais nullement exécutive »2.

Le « téléomécanicisme » inspiré par Kant et Blumenbach fut fécond ; il inspira les travaux de deux des plus grands biologistes de la première moitié du XIXe siècle : Johannes Müller et Karl von Baer. La morphologie et l’embryologie du développement naissante en furent les principales bénéficiaires. Le problème est qu’au lieu de se restreindre strictement aux variantes de « holisme nucléaire » et de vitalisme épistémologique posées par le programme « téléomécaniciste », les praticiens de ce dernier eurent tendance à dériver vers un « holisme intégral » et un vitalisme métaphysique : Müller, von Baer et d’autres « téléomécanicistes » tels Karl F. Kielmeyer ne résistèrent pas à la tentation de rendre constitutif (et non plus seulement régulateur) leur usage du concept de « force vitale », d’hypostasier celle-ci et, en conséquence, d’accorder à la totalité organique, via cette « force », une priorité ontologique et causale sur les composants organiques ; c’est-à-dire d’attribuer directement à la « force vitale » la détermination des propriétés et comportements des parties organiques, donc de les expliquer par elle. Müller, qui parlait d’une « force organique du tout conditionnant l’existence de ses parties », écrivit par exemple :

L’activité continuelle qui opère dans la matière vivante organisée est aussi créatrice et finalisée selon les lois d’un plan raisonnable, en ce que les parties y sont ordonnées au service d’un tout et c’est exactement ce qui caractérise l’organisme […] Chaque partie du tout organique a son fondement non en elle-même, mais dans la cause du tout […] Une Idée se trouve au fondement de chaque organisme et tous les organes sont organisés de manière finalisée selon cette Idée3.

Avec les progrès de la chimie organique et le développement de la théorie cellulaire, certains comme Justus von Liebig (un pionnier de la première aux côtés du Français Marcellin Berthelot), Theodor Schwann (l’un des pères de la seconde) et le médecin et philosophe Rudolf H. Lotze commencèrent à critiquer vigoureusement ces dérives où la téléologie outrepassait ses droits, et à considérer comme inutile et dangereux le postulat de « forces vitales » émergentes, même conçues dans une perspective matérialiste : ils estimaient que la vie s’identifie purement et simplement à l’ordre spécifique des matériaux organiques et qu’aucune « force vitale » spéciale n’en émerge4. Contre l’idée holistique d’une détermination des affinités chimiques en contexte physiologique, la synthèse de l’urée par Friedrich Wöhler en 1828 avait à cet égard joué un rôle catalytique en suggérant le caractère superflu du postulat de cette « force ». Du « téléomécanicisme » restait l’idée que l’analyse mécaniciste ne peut fournir une compréhension complète de l’organisation biologique, celle-ci devant être prise comme point de départ ; mais la téléologie du vivant était réinterprétée dans une perspective fonctionnaliste : bien que seules agissent dans l’organisme des « forces » physico-chimiques, l’organisation imposerait des exigences fonctionnelles, des limites dans lesquelles elles s’exercent, fixant les paramètres des solutions possibles à l’application des lois physiques. L’idée était

1

op. cit., p. 9 et pp. 20-30.

2

Bernard C., in Reinke J. (1901), p. 625. Voir aussi les commentaires de Bergson sur Bernard : Bergson H. (1907, 1939), pp. 260-266.

3

Müller J., in Reinke J. (1901), pp. 635-636.

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que la « force vitale » doit impérativement être comprise comme une métaphore et qu’on ne doit pas lui attribuer le maintien de l’état finalisé de l’organisation biologique, parce qu’un tel attribut pose une limite injustifiée à la recherche d’explications mécanicistes. Lotze, en particulier, souligna que les « forces » ne sont pas des objets de l’expérience, mais des concepts régulateurs au sens kantien1. Et Liebig, qui se fixait pour objectif de remplacer chaque fois que possible l’action d’une « force vitale » par une série d’échanges matériels, interpréta dans le même sens cette « force » comme un simple effet spécifique des relations entre forces physiques, comme une sorte d’« énergie potentielle » immanente à l’ordre des matériaux organiques2.

1-3-6-3 – L’émergence et la domination du paradigme « mécaniciste »

Mais une opposition frontale au « téléomécanicisme », plus radicale et dont les motifs sont partiellement idéologiques3, commença à se dessiner à la fin des années 1840, pour atteindre son apogée au début des années 1860. Les principaux zélateurs en furent Helmholtz, Du-Bois Reymond, Ludwig, von Brücke et Mathias J. Schleiden4. Pour eux, la biologie pouvait être ultimement réduite aux principes physico-chimiques et la téléologie devait être définitivement expurgée de la science.

C’est par le biais de ses recherches physiologiques sur la contraction musculaire que Helmholtz fut amené, en 1847, à la formulation du principe de conservation de l’énergie (ou « conservation de la force »), entendue comme constance d’une relation entre forces physiques. Et c’est ce principe qui servit de cheval de bataille contre la « force vitale ». D’une part, une « force » devrait d’une manière générale être interprétée comme la mesure et non comme la cause d’un mouvement ; et d’autre part, la constance de la somme des énergies cinétique et potentielle dans tout système de particules matérielles impliquerait l’absence de source d’où la « force vitale » peut émerger : il n’y aurait donc aucune utilité à attribuer à une telle « force » un rôle directeur immatériel, car elle ne pourrait assumer ce rôle que par l’intermédiaire d’agents matériels incapables de témoigner de sa présence. Ce qui réfuterait l’existence de lois organiques spécifiques, dans la mesure où celles-ci présupposent l’existence d’une « force vitale » (dont elles sont le résultat). Mais par-delà cette « force » dont l’hypostase n’était qu’une perversion du « téléomécanicisme » tel qu’originellement formulé, c’est au cœur de ce dernier que visaient ces critiques : la question de l’origine de l’organisation n’avait pour eux aucune raison d’être mise hors de portée de la recherche scientifique. Ils concevaient même que l’on puisse reproduire la vie expérimentalement. Et au holisme « téléomécaniciste », ils opposèrent un mécanicisme réductionniste et déterministe radical, considérant (dans les termes de Ludwig) que « toutes les apparences produites par le corps animal sont une conséquence de la simple attraction et répulsion qui sont observées par la conjonction des atomes »5. La théorie cellulaire devint un lieu majeur d’expression de leur position, qui les amenait en bonne logique à tenir les cellules pour des atomes biologiques eux-mêmes exhaustivement justiciables des lois physico-chimiques, des « briques élémentaires » à partir de laquelle la totalité organique pourrait être reconstruite et comprise.

Les succès effectifs de ce mécanicisme triomphant qui s’imposa alors ne firent pas pour autant taire totalement les oppositions, la théorie cellulaire étant notamment le lieu de controverses suscitées par les approches tout aussi fécondes de Müller et Rudolf Virchow, qui s’inscrivaient pourtant dans la lignée holistique du « téléomécanicisme »6. Des oppositions par ailleurs d’autant plus justifiées que des problèmes sérieux commençaient à apparaître, qui minaient les positions mécanicistes de Helmholtz et ses collègues. La formulation du second principe de la thermodynamique, surtout dans l’interprétation statistique qu’en fit Ludwig Boltzmann, ne tarda pas, y compris chez eux, à susciter des interrogations quant à la mystérieuse capacité du vivant à « remonter » le cours de l’entropie7. Des

1

Lotze écrivit notamment : « Les choses n’agissent pas parce qu’elles ont des forces, mais plutôt apparaissent avoir des forces chaque fois qu’elles ont un effet sur quelque chose » (cité in op. cit., p. 169).

2

op. cit., pp. 156-179.

3

Voir Kaye H.L. (1986), pp. 59-60. Je reviendrai sur cet aspect au 1-5-1-1.

4

Lenoir T. (1982), pp. 195-222 et pp. 231-232.

5

Ludwig K., cité in op. cit., p. 218.

6

op. cit., pp. 223-229.

7

Helmholtz, évoquant l’impossibilité de tout accroissement d’énergie libre dans les systèmes physiques écrivit ainsi lui-même dès 1882 : « Quant à savoir si un tel changement serait également impossible dans la structure raffinée des tissus vivants organisés, cela m’apparaît encore être une question ouverte » (cité in Needham J. (1928b), p. 81).

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interrogations durables, comme en témoigne l’invention en 1910 du terme « ectropie » par Félix Auerbach1 afin de désigner cette capacité, et le fait qu’elles persistèrent à alimenter les réflexions tout au long du siècle dernier2. A cette première difficulté s’ajoutaient celles posées par la théorie darwinienne de l’évolution. Comme beaucoup alors et par la suite, Helmholtz et consorts, qui se satisfaisaient de son apparente compatibilité (au moins de principe) avec le physicalisme (au sens où je l’ai défini au 1-2-2) et en particulier avec le principe de conservation de l’énergie, considéraient que cette théorie anéantissait le plus puissant argument vitaliste contre la métaphore « machinaliste » de l’organisme ; à savoir celui de l’ingénieur, c’est-à-dire les questions laissées en suspens de l’origine et de la finalité de la « machine » :

Nous voyons dans la découverte par Darwin de la sélection naturelle dans le combat pour la vie la preuve frappante de la validité exclusive de la cause mécanique efficiente dans l’ensemble du domaine biologique, nous y voyons la mort définitive de tous les jugements téléologiques et vitalistes sur les organismes3.

Avec le principe de sélection, l’énigme a été résolue quant à comprendre comment le finalisé advient sans l’action d’une force finalisante4.

Le plus grand service rendu par Darwin tient à sa tentative d’expliquer la finalité organique à partir des forces (non psychiques) dominantes dans la nature en renonçant à tout principe métaphysique impliquant l’action d’une intelligence consciente5.

« Grâce » à Darwin (et bientôt « grâce » aux généticiens), la « sélection naturelle » complétée par le hasard leur semblait pouvoir se substituer à l’embarrassant Dieu cartésien qui n’avait guère fait que « rassembler la téléologie toute entière à son point de départ »6. Mais d’une part, j’y reviendrai au 1-4-4-5-2, cette substitution ne répondait pas nécessairement pour autant aux deux questions évoquées, le reproche fait à Descartes restant au moins partiellement justifié. Et d’autre part, la contingence de la variabilité introduite par Darwin apparaissait inconciliable avec le déterminisme, auquel ces mécanicistes étaient farouchement attachés. Même à supposer que la théorie darwinienne éradiquait la téléologie, elle ne le faisait ainsi qu’au prix du sacrifice de l’un des piliers de leur mécanicisme.

En dépit d’un horizon qui s’assombrissait, ce mécanicisme persista à dominer largement la biologie jusqu’à la fin des années 1880. Le problème de l’ontogenèse, qui avait été un « fief » des « téléomécanicistes » tels que Müller et von Baer, fut lui aussi investi. Nombre de questions fondamentales n’y avaient pas été résolues, et le sentiment commun parmi les embryologistes était celui d’une stagnation. On ignorait toujours ce qui se passait au cours des premiers stades du développement embryonnaire, et largement aussi comment se déroulait ce dernier. Mais le rejet de l’idée holistique que l’organisme ne peut être étudié en lui faisant violence, i.e. en expérimentant sur ses parties isolées du tout, changea la donne. La cytologie et l’histologie étaient devenues légitimes. Et, tandis qu’un Ernst Haeckel, fervent adepte et promoteur de la doctrine darwinienne, cherchait encore à expliquer l’ontogenèse en l’interprétant comme une « récapitulation » de la phylogenèse (une « loi biogénétique » qui fut en fait formulée dès 1821 par Johann F. Meckel et fut dès le départ combattue par von Baer7), certains biologistes allemands, à la suite de Wilhelm His, commencèrent dans les années 1870 à affirmer que ce sont pour l’essentiel des causes proximales, « mécaniques », qui déterminent l’ontogenèse, et que la tâche de l’embryologie est de les déterminer par des méthodes expérimentales adéquates, dans une perspective méristique et déterministe. Wilhelm Roux, qui prédit que le « Newton de la biologie » viendrait non de la phylogénie, mais de la physiologie8, prétendit

ainsi pouvoir transformer l’embryologie en une « mécanique du développement »

[Entwicklungsmechanik] : non plus une embryologie descriptive, donc, mais une science

1

Auerbach F., (1910). Selon lui, la vie est l’organisation que le monde a créée pour lutter contre la dégradation de l’énergie. Il défendait un physicalisme, estimant que « les sciences physico-chimiques fournissent à la biologie les seuls fondements possibles de son progrès » (p. 76).

2

Dans le concept d’entropie négative développé par exemple par Erwin Schrödinger : (1944, 1986), pp. 170-172 ; et bien sûr dans l’identification ultérieure de ce concept à celui d’information : voir entre autres Brillouin L. (1949, 1968) et (1950, 1968) ; et Atlan H. (1979)

3

Haeckel E. (1866), cité in Hertwig O. (1918), p. 649.

4

Weismann A. (1909), op. cit.

5 Plate L. (1913), pp. 8-9. 6 Canguilhem G. (1965, 1998), p. 113. 7 Cassirer E. (1940, 1950, 1995), p. 194. 8 op.cit., pp. 226-229.

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expérimentale isolant les différents facteurs causaux impliqués dans la différenciation progressive qui, d’un œuf, fait advenir un organisme complexe, et étudiant la manière dont leurs modes d’action se combinent. Mais c’est précisément de la tentative de mener à bien ce programme qu’émergea un vitalisme vigoureux, qui sonna l’heure de la révolte contre une biologie purement mécaniciste…

En convergence avec August Weismann, Roux développa dans les années 1880 une théorie qui, publiée par le premier en 1892, fut connue sous le nom de « théorie de Roux-Weismann de la division cellulaire qualitativement inégale », ou encore « théorie du plasma germinatif ». Elle trouvait son origine dans l’intuition de Roux (promise à un grand avenir) que c’est le noyau cellulaire, non le cytoplasme, qui joue un rôle essentiel dans l’ontogenèse. Sur la base de premières expérimentations, il émit l’hypothèse que si, au cours de la première division mitotique de l’œuf, à la fois le matériel du protoplasme et celui du noyau sont divisés de manières qualitativement identiques, ce n’est plus le cas en ce qui concerne le matériel nucléaire à partir de la seconde division. Ce qui signifiait donc que les différentes parties de l’œuf divisé à partir de ce stade étaient porteuses d’informations héréditaires différentes : le matériel héréditaire contenu dans le noyau – qui restait largement inconnu à l’époque et qui demeurait alors l’objet de spéculations faisant intervenir des entités hypothétiques – était dans cette hypothèse la cause « mécanique » de la différenciation qualitative du matériel cellulaire initialement homogène. Roux crut en 1888 démontrer expérimentalement son hypothèse : après avoir tué l’un des deux premiers blastomères d’un œuf de grenouille immédiatement après la fin de la première segmentation, il surveilla le développement de la cellule survivante et vit alors se former un demi-embryon qui, selon les termes de Driesch, « était aussi exactement une moitié d’organisme que pourrait l’être un embryon bien développé qu’on aurait sectionné en deux parties avec un rasoir ». Forts de ce résultat, Roux et Weismann développèrent leur théorie qui, récusant explicitement toute épigenèse, était assimilable à une forme raffinée de préformisme1 : elle concevait l’embryon comme une « mosaïque » où chaque partie, indépendamment des autres, développe sa forme et ses fonctions dans le tout embryonnaire en étant déterminée à cet égard par la séparation d’unités d’information héréditaire. Cette théorie, qui renouvelait considérablement le champ de l’embryologie, fut érigée par ses tenants comme un dogme2. Elle permit à Roux d’avoir une emprise considérable et durable sur l’embryologie allemande. Par l’intermédiaire de la revue qu’il fonda (Roux’ Archiv für

Entwicklungsmechanik der Organismen, dans laquelle Bertalanffy fit justement publier en 1926 son

premier article d’épistémologie biologique et, en 1934, ses premiers articles sur la théorie de la croissance organique), cette influence s’étendit même bien au-delà des frontières allemandes.

Mais les critiques ne tardèrent pas à se faire entendre. Hertwig, par exemple, attaqua aussitôt cette théorie au motif qu’elle reposait sur l’introduction « métaphysique » d’entités hypothétiques, rendant son caractère déterministe et même tout simplement scientifique illusoire3. Il y avait certes là matière à un débat épistémologique (qui sera évoqué au 1-4-5-4) concernant le statut théorique de telles entités, et la critique de Hertwig n’était pas la plus gênante. Par contre, il apparut rapidement que l’expérimentation fameuse de Roux en 1888 était biaisée. Ce qui était beaucoup plus grave. Il l’avait conçue de telle sorte que tout processus de régulation du blastomère non tué était rendu impossible ; sa conclusion était donc en principe injustifiée, puisqu’un tel processus aurait a priori pu permettre le développement d’un embryon complet4. C’est cette faille qui fit la « fortune » de Driesch.

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