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Cassirer a parfaitement explicité l’inspiration holistique sous-jacente à cette promotion du concept de champ qui se dessinait déjà chez Maxwell et que nous retrouverons avec les

« théoriciens de la Gestalt ». Il voyait dans la transition d’une « physique de la matière » à une « physique du champ » une expression majeure et caractéristique de l’avènement d’une ontologie « relationaliste » en rupture avec une ontologie « substantialiste » :

La réalité désignée par le nom de « champ » n’est plus pensable comme un complexe de choses physiques, elle est l’expression d’un ensemble de relations physiques. Prélever sur ces relations certains éléments, considérer pour eux-mêmes des lieux particuliers du champ, ne signifie jamais qu’on puisse aussi les séparer réellement dans l’intuition en qualité de figures isolées. Chacun de ces éléments est au contraire conditionné par le tout auquel il appartient, et n’est même « défini » que par ce tout2.

Remarquons que Smuts lui-même, dans l’exposé systématique de son holisme métaphysique publié trois ans plus tôt, avait déjà souligné la nécessité du concept de champ, prophétisant son avènement dans d’autres sciences que la physique :

Un tout naturel a son « champ », et le concept de champ se trouve des plus importants à cet égard. De même qu’une « chose » est en réalité un « événement » synthétisé dans le système de la Relativité, un organisme est une section unifiée, synthétisée, de l’histoire, qui inclut non seulement son présent mais beaucoup de son passé et même son futur […] La conception du champ devient donc nécessaire et se révélera féconde en biologie et en psychologie non moins qu’en physique3.

La fameuse équivalence posée par la théorie de la relativité restreinte entre masse et énergie, la découverte de la radioactivité et celle de l’applicabilité du principe de « dualité onde-corpuscule » au rayonnement et à la matière furent autant de jalons supplémentaires dans le processus de « désubstantialisation ». Bavink, à l’appui de sa défense d’une vision processuelle, « dynamistique » du réel, se trouva fondé à écrire dès 1913 que « tout matérialisme au sens étroit », i.e. le « postulat de substances éternelles », devait être « exclu ». Selon lui, il ne restait « rien des petites billes rigides de l’ancienne mécanique » ; au lieu de se donner une substance et de s’efforcer ensuite d’étudier ce qui peut en advenir, il s’était révélé que l’on n’a besoin que d’un « quelque chose d’ordonné » et de ses « lois formelles »4. Cassirer s’appuyait quant à lui en particulier sur ces évolutions de la physique pour avancer son thème central, sur lequel je reviendrai plus amplement au 2-1 :

À la logique du concept générique régi et contrôlé […] par le concept de substance s’oppose désormais la logique du concept mathématique de fonction5.

On trouverait difficilement écho plus fidèle à Bavink et Cassirer que chez Bertalanffy, pour qui la physique moderne avait « dissout les structures rigides en dynamique ». Si le Viennois ne fut pas là inspiré par Whitehead, qui insista de même en 1926 sur le « fait » que la physique moderne se serait

1

Einstein A. & Infeld L. (1936, 1983), pp. 133-134, p. 142 et pp. 229-230. Les italiques me sont propres.

2

Cassirer E. (1929, 1972), p. 512.

3

Smuts J.C. (1926, 1973), p. 87. Voir aussi p. 1.

4

Bavink B. (1913, 1949), p. 212.

5

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« débarrassée de la matière avec son apparente durée indifférenciée »1, il le rejoignait lui aussi sur ce point, écrivant au début des années 1930 :

Par l’intermédiaire de la mécanique ondulatoire, [la physique moderne] a radicalement éliminé le concept de substance […] Le « matérialisme » au sens étroit, c’est-à-dire le postulat selon lequel existe une « matière éternelle et indestructible » composée d’atomes en tant que « blocs rigides édifiant la réalité », est assurément dépassé2.

La physique moderne a abandonné la matière en tant que « briques solides de la réalité » ; […] à sa place s’est imposé un point de vue dynamique [et cette physique] ne peut et ne veut fournir plus que les relations existant dans le monde, en renonçant à l’intuition du sens commun.

[Elle] a « dissout » le concept de matière, considérant purement et simplement les lois de la nature comme des expressions de relations mathématiques entre des choses en soi indifférentes3.

Sa vision ne varia guère au cours des années, si ce n’est pour se préciser dans ses expressions ; il écrivit par exemple quarante ans plus tard encore :

La matière apparaît comme une sorte de point nodal dans une « substance » hautement abstraite et invisualisable que nous appelons l’énergie, et dont rien ne peut être prédit sinon qu’elle est définie par certaines relations mathématiques et que son comportement est descriptible par des relations et lois mathématiques aussi abstraites et invisualisables. En dernière analyse, on peut dire que les seules entités ou substances persistantes sont selon la physique moderne certaines invariances de concepts mathématiques extrêmement abstraits tels que la conservation de l’énergie, du spin, de la parité, etc. – des entités qui sont totalement invisualisables et ne peuvent être décrites que par des expressions mathématiques plutôt difficiles. C’est tout ce qui reste de la matière4.

1-4-2-3 – La nature statistique des lois et « l’indéterminisme » de la nouvelle physique

Le troisième moment « holicisant » de la physique moderne retenant son attention fut la transformation du concept de loi induite par l’introduction de concepts et d’outils statistiques et probabilistes, solidaire d’une remise en question de la catégorie de causalité et du postulat déterministe qui avaient jusqu’alors constitué des piliers de la vision « mécaniciste » du monde. Weyl fut un « prophète » à cet égard, affirmant dès 1921 :

Il doit être dit une fois clairement que la physique actuelle ne peut plus s’appuyer sur la croyance à une causalité de nature matérielle reposant sur des lois rigoureusement exactes5.

Cette remise en cause advint en deux temps, s’appuyant d’abord sur la thermodynamique, puis sur la mécanique quantique. Depuis les travaux de Boltzmann en thermodynamique statistique, qui avaient établi que l’état global d’un nombre immense de molécules peut être strictement déterminé sans qu’une connaissance du comportement spécifique de chacune d’entre elle ne soit un préalable nécessaire, la vision « statisticienne » du monde s’était imposée parmi les physiciens viennois, au premier rang desquels Franz Exner6. C’est à cette source que se nourrit Bertalanffy dès ses premiers travaux, ainsi qu’aux écrits convergents sur le sujet de Nernst, Weyl, Hans Reichenbach et Richard von Mises. Pour ces physiciens et physico-mathématiciens, il s’était révélé que la valeur de toute loi physique, et non seulement celle du second principe de la thermodynamique, n’est que statistique :

Différents motifs nous laissent supposer que le second principe n’a pas un caractère d’exception, et qu’au contraire toutes nos lois de la nature ont le même trait, [… à savoir que] les processus individuels ultimes leur échappent [et qu’elles ont] un caractère essentiellement statistique7. La plupart des concepts physiques […] ne sont pas exacts, mais statistiques, i.e. ils représentent des valeurs moyennes affectées par un certain degré d’indétermination. De manière similaire, la plupart

1

Whitehead A.N. (1926, 1994), p. 55.

2

Bertalanffy L. von (1932a), pp. 69-70.

3

Bertalanffy L. von (1932b), p. 103 et p. 77. Voir aussi (1933c), p. 253 et (1949e), p. 168.

4 Bertalanffy L. von (1971c), p. 36. 5 Weyl H. (1921, 1958), p. 274. 6 Coen D.B. (2006), pp. 500-503. 7

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des « lois » physiques usuelles, surtout celles concernant la matière, ne doivent pas être interprétées comme des lois de la nature strictement valides mais comme des régularités statistiques1.

Toutes les affirmations en physique apparaissent désormais comme des approximations, qui ne se laissent en principe pas [indéfiniment] perfectionner et ont essentiellement le caractère d’énoncés statistiques. C’est seulement du fait qu’ils réfèrent en général à une très grande multiplicité de processus élémentaires qu’est suscitée l’apparence d’énoncés déterministes2.

Il n’est pas un seul énoncé fondamental relatif à l’univers qui présente un caractère de certitude : ils n’ont tous qu’un caractère plus ou moins prononcé de probabilité […] L’incertitude pénètre dans une science que l’on croyait absolue […] Le caractère statistique donne lieu à des régularités : cela devient un trait fondamental du devenir physique […] Le principe statistique est introduit en tant que forme de la régularité, au même titre que le principe causal3.

Bertalanffy puisa là une idée dont nous verrons le rôle clef dans son œuvre. Elle se manifestera dans son interprétation des lois systémiques comme des « statistiques d’ordre supérieur » et dans sa vision des sciences comme une « hiérarchie de statistiques ». C’est en s’appuyant sur les physiciens mentionnés qu’il insista dès la fin des années 1920 sur la signification générale et profonde de cette évolution (la compatibilité de « l’ineffabilité » de l’individu et de la soumission d’une collection d’individus à des lois « exactes » strictes) :

La physique elle non plus n’est plus en mesure d’énoncer des lois complètement exactes de la nature, et doit bien plutôt se satisfaire de méthodes et de règles statistiques […] La vision causale du monde du physicien se dissipe ; à sa place en surgit une nouvelle, qui reconnaît l’individualité même pour le processus moléculaire, et ne peut plus trouver une expression dans des lois naturelles, mais dans de simples valeurs moyennes statistiques […] Seul le comportement d’un grand nombre de choses individuelles, d’organismes, de molécules, peut être prédit en biologie et en physique, mais pas le comportement de l’individu particulier. Et exactement le même principe vaut en psychologie. Le comportement d’une masse humaine est – comme l’a depuis longtemps reconnu la sociologie – complètement justiciable de lois ; mais le comportement de l’individu n’est pas prédictible […] C’est en définitive la vieille maxime scolastique : « Individuum est ineffabile », qui s’exprime dans les trois domaines de la physique, de la biologie et de la psychologie4.

Les grands ensembles sont soumis à une légalité qui paraît pour cette raison exacte ; mais dès que nous envisageons dans les diverses sciences les objets individuels, nous reconnaissons l’individualité de leur comportement, qui ne peut jamais être appréhendée par l’intermédiaire de lois générales5.

Comme l’a montré Forman, l’insistance de nombre de physiciens sur la nécessité de substituer une conception statistique des lois physiques à une conception déterministe était congruente avec le contexte de domination des « philosophies de la vie », particulièrement avec les idées de Spengler, qui avait désigné la causalité « rigide » comme une catégorie à abattre6. Il est vrai que Spengler avait interprété l’irruption de concepts statistiques en physique comme un « refuge » exprimant le déclin de la science « mécanistique » et le surgissement de l’histoire, du « devenir » et donc de la « vie », au cœur même de la science du « devenu » :

La statistique ressortit, comme la chronologie, au domaine de l’organique, à la vie changeante en mouvement, au destin et au hasard, non au monde des lois et de la causalité intemporelle […] Plus la dynamique se rapproche du but par épuisement de ses possibilités intérieures, plus résolument surgiront les traits historiques de l’image, plus forte sera la nécessité organique du destin à côté de celle de la causalité, et à côté des facteurs de l’étendue pure ceux de la direction7.

1 Weyl H. (1927, 1949, 1963), p. 199. 2 Mises R. von (1930), p. 890. 3 Reichenbach H. (1932), pp. 25-26. 4

Bertalanffy L. von (1927d), pp. 654-656 et (1930a), pp. 30-32.

5 Bertalanffy L. von (1932b), p. 111. 6 Forman P. (1971). 7 Spengler O. (1923, 1976), I, pp. 404-405.

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Bertalanffy ne se priva d’ailleurs pas de mettre en parallèle les réflexions de Nernst et de Spengler, les deux se rejoignant à ses yeux dans l’affirmation que le renoncement de la physique à la toute puissance de la causalité laisserait place à un nouveau mysticisme1.

Néanmoins, un critique de Forman a justement souligné que « l’acausalisme » de maints physiciens de l’époque ne fut pas une simple expression de leur « accommodation » à un contexte intellectuel « hostile » au principe de causalité ; et qu’il fut, comme ce qui suit va l’illustrer, avant tout motivé par des considérations épistémologiques internes à la physique2. Par ailleurs, si un critique précoce de Bertalanffy lui a reproché de « prendre trop au sérieux les propos des physiciens »3, on peut accorder au Viennois que se comptaient parmi eux certains des plus éminents. Le fait est que la mécanique quantique sapait les fondements du déterminisme de manière beaucoup plus radicale que la thermodynamique statistique. Celle-ci reposait encore sur l’hypothèse de lois déterministes des mouvements des molécules, des lois de nature statistique ne survenant que lorsqu’on cherche à dériver les effets macroscopiquement visibles de ces mouvements. Louis de Broglie a bien témoigné du changement essentiel opéré par la mécanique quantique à cet égard :

Dans les théories classiques où les probabilités intervenaient, les phénomènes élémentaires étaient censés être régis par des lois rigoureuses et les probabilités s’introduisaient pour la description des phénomènes globaux par une statistique portant sur un nombre immense de phénomènes élémentaires. Dans la physique quantique, au contraire, les probabilités s’introduisent directement dans la description du cours des phénomènes élémentaires4.

Que la fonction d’onde Ψ d’un système quantique soit solution d’une équation aux dérivées partielles ne changeait en rien le fait que ce déterminisme restait purement mathématique et que toutes les conclusions physiques tirées de l’équation de Schrödinger demeuraient essentiellement et irréductiblement probabilistes5. Par ailleurs, et Bertalanffy n’a pas manqué de le répéter à la suite de Heisenberg et sans doute aussi de Jordan6, les relations dites « d’indétermination » [Unbestimmtheit] ruinaient les fondements mêmes du postulat déterministe, le rendant (selon les termes d’Heisenberg) « sans contenu » : les prémisses de son application ne pouvaient pas être satisfaites. La conjugaison de variables telles que la position et la quantité de mouvement qu’exprimaient ces fameuses relations impliquait en effet l’impossibilité de principe d’une connaissance exhaustive des conditions initiales nécessaires à la détermination univoque d’un état futur :

Les relations d’indétermination montrent d’abord qu’une connaissance précise des éléments de détermination qui, dans la théorie classique, sont nécessaires pour établir une relation causale, sont impossibles dans la théorie quantique. La conséquence suivante de l’indétermination est aussi que le comportement futur d’un tel système imprécisément connu ne peut être prédit qu’imprécisément, i.e. statistiquement. Il est évident que par les relations d’indétermination, le fondement nécessaire à la loi causale précise de la physique classique est perdu7.

La physique quantique contraignait ainsi à disjoindre ce que la physique dite « classique » avait toujours connecté avec succès, à savoir la description des phénomènes dans l’espace et dans le temps d’une part, et le principe de causalité d’autre part. Bohr, tout en pointant cette contrainte, insista sur l’irréductibilité de l’individualité qu’elle impliquait ; il ne pouvait ainsi que nourrir les convictions de Bertalanffy au sujet de son « ineffabilité » :

Il ne peut plus être question de causalité au sens ordinaire du mot. [… Il y a une] impossibilité d’une description causale et spatio-temporelle des phénomènes lumineux. Si nous voulons étudier les lois de la propagation des actions lumineuses dans l’espace et dans le temps, nous sommes réduits, en raison du postulat quantique, à des considérations statistiques. Inversement, en appliquant le

1 Bertalanffy L. von (1927d), p. 656 et (1927c), p. 252. 2 Hendry J. (1980), notamment p. 160 et p. 168. 3 Groβ J. (1930), p. 324. 4 Broglie L. de (1937, 1986), p. 222. 5

Heisenberg W. (1931), p. 183 ; Jordan P. (1932), p. 818 et Broglie L. de (1937, 1986), p. 223. Pour une introduction limpide aux principes mathématiques impliqués dans la dérivation de prédictions physiques de nature probabiliste à partir de la fonction d’onde de Schrödinger et dans le cadre du formalisme des espaces de Hilbert, voir Bitbol M. (1996), pp. 146-178.

6

Bertalanffy L. von (1932b), p. 104 ; voir aussi (1949e), pp. 153-154 et p. 166.

7

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principe de causalité aux phénomènes lumineux individuels caractérisés par le quantum d’action, nous renonçons à la connaissance des rapports spatio-temporels1.

Dans la description des phénomènes atomiques, l’idéal classique [d’unité et de connexion causale dans la description des phénomènes] ne peut être atteint […] Si la description causale et spatio-temporelle convient à la coordination des faits expérimentaux ordinaires, cela tient exclusivement à la petitesse du quantum vis-à-vis des actions qui entrent en jeu dans les phénomènes habituels2.

Des physiciens tout aussi éminents, aux premiers rangs desquels Einstein, Planck et Paul Langevin, résistèrent certes à cet a-causalisme. Ainsi Planck considérait-il en 1926 que si le physicien ne peut logiquement, compte tenu des incertitudes de mesure, formuler que des « lois statistiques », il ne saurait s’en satisfaire en principe et doit au contraire autant que possible viser la formulation de « lois dynamiques », i.e. déterministes, le postulat d’une causalité stricte ne pouvant selon lui être évité en science ne serait-ce que comme maxime heuristique3. Mais le fait est que ces résistances ne s’accompagnèrent à l’époque d’aucune théorie causale alternative des phénomènes quantiques, de sorte qu’un point de vue a-causal s’y imposait légitimement et que Bertalanffy pouvait tout aussi légitimement arguer de « l’indéterminisme radical »4 s’exprimant en physique pour avancer ses propres arguments. De Broglie remarqua d’ailleurs quelques années plus tard :

Un certain nombre de physiciens manifestent encore la plus grande répugnance à considérer comme définitif le renoncement au déterminisme rigoureux auquel la physique quantique actuelle est contrainte. On a été jusqu’à dire qu’une science non déterministe est inconcevable. Cette opinion nous paraît exagérée puisqu’en somme la physique quantique existe et qu’elle est indéterministe […] Bien que beaucoup de réformes fondamentales nous paraissent encore nécessaires pour y voir clair en physique quantique, il ne nous paraît personnellement pas très probable qu’on parvienne à rétablir entièrement le déterminisme de l’ancien temps5.

L’a-causalisme, loin d’être une spéculation, était ainsi inséparable de la nouvelle physique :

[Il] n’est pas une hypothèse ajoutée au système de la mécanique quantique et qui pourrait à volonté en être éliminée. Au contraire, elle fait corps avec ce système, de sorte que pour revenir à un point de vue causal il faut ou bien rejeter la théorie (mathématique) en bloc ou bien tout au moins modifier radicalement l’ensemble de son interprétation physique […] L’idée classique du déterminisme causal n’est ni vraie, ni fausse, mais simplement dénuée de sens physique6.

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