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Le délaissement des recherches causales au profit d’une approche « morphologique » des phénomènes fut la conséquence épistémologique majeure des moments holistiques précédents, et c’est précisément elle qui forme l’arrière-plan de l’appel des années 1920 et 1930 au « retour à Goethe » que Bertalanffy fit largement sien. Goethe fut en effet celui qui développa cette conséquence avec la plus grande fécondité. Lui qui forgea d’ailleurs le terme même de « morphologie » jugeait que la recherche des causes d’un phénomène ne peut que faire prédominer l’analyse et le dissoudre tel qu’il est intuitivement perçu. Il considérait la causalité comme une catégorie subjective et non comme l’a

priori qu’y avait vu Kant ; la recherche de liens causaux risquait selon lui de troubler l’objectivité de

la connaissance :

Dans ce qui est ou paraît être, dans ce qui persiste ou passe, il n’est rien d’entièrement isolé : chaque phénomène exerce ou subit des influences. Dès lors, dans cette intrication des effets et des causes, comment reconnaître les résultats, comment apprécier les faits qui dominent et les faits secondaires, les principes et les conséquences ? Là est la grande difficulté que toute assertion théorique entraîne avec elle ; là est l’écueil de la distinction entre la cause et l’effet […] S’il en est ainsi, il ne reste d’autre ressource au sérieux observateur que de déterminer en quelque sorte le point moyen, et de chercher ensuite comment, en partant de ce centre, il pourra atteindre la périphérie6.

1

Gœthe J.W., in op. cit., p. 75.

2

Gœthe J.W., in Callot E. (1971), p. 53.

3

« Müsset im Naturbetrachten / Immer eins wie alles achten »: Gœthe J.W., in Bapp K. (1921), p. 46 et in Bertalanffy (1932b), p. III.

4

Gœthe J.W., in Bapp K. (1921), p. 30 ; voir aussi in Callot E. (1971), p. 51 : « En bas sont les utilitaires, puis les savants qui voient les faits objectivement, les intuitifs qui perçoivent l’unité sous la multiplicité ; les universalistes enfin, qui parviennent à l’idée générale du type et même à l’idée universelle du tout ».

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Schelling F.W. (1799, 2001), pp. 80-81.

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L’« universaliste » ne devrait donc pas chercher à expliquer un phénomène donné dans sa singularité en l’appréhendant comme la résultante de phénomènes sous-jacents. Au lieu de s’efforcer d’établir des liens matériels et causaux entre les phénomènes, il devrait les considérer à la manière de Platon comme des paradigmes1 dont il s’agirait d’inférer l’Idée – l’« archétype » [Urtyp] – dont ils participent, et de dériver sur cette base des liens purement formels entre eux. L’objectif était en d’autres termes de saisir l’universel dans chaque phénomène singulier, le « type » idéal qu’il exprime et qui seul lui confère une intelligibilité :

Qu’est-ce que l’universel ? Le cas singulier. Qu’est-ce que le singulier ? Des millions de cas. L’universel et le singulier coïncident. Le singulier est l’universel manifesté dans diverses conditions2.

Dans ces conditions, la recherche d’analogies put se substituer à la recherche causale comme méthode légitime d’étude de la nature. Selon Goethe, qui présentait cette particularité par rapport à la plupart des autres Naturphilosophen d’éviter tant les spéculations théosophiques que l’esprit de système en conciliant intuition et empirisme (une raison manifeste de l’attachement particulier de Bertalanffy à son égard), cette recherche devait être effectuée avec discernement et soumission au verdict de l’expérience :

Nous devons constater et proclamer les services de l’analogie comme levier capable de pénétrer et de mouvoir la nature ; il ne faut pas nous rebuter si elle induit parfois en erreur, si elle s’évanouit en fumée comme les vues arbitraires d’un esprit subtil ; ne nous laissons pas aller à un jeu de fantaisie et de gaieté avec les objets, à des rapprochements plus ou moins convenables, à des rapports étranges avec les faits éloignés […] Sachons nous en tenir au contraire à notre but, faisant appel à une analogie régulière et par laquelle l’expérience est vérifiée, en même temps que les liens établis entre les phénomènes séparés et éloignés en découvrent l’identité, et nous font de plus en plus sentir dans la science la vie d’ensemble de la nature3.

La plupart des Naturphilosophen n’eurent toutefois pas ces scrupules. D’une manière générale, en tant que philosophes de l’unité, ils investissaient naturellement la pensée analogique de la mission de déceler les correspondances multiples que l’unité du cosmos ne saurait manquer d’induire. Telle fut certainement, en liaison étroite avec le caractère organiciste de leurs cosmologies, l’une des raisons de leur parenté avec des mystiques de la Renaissance tels que Nicolas de Cues et Paracelse.

L’historien de la philosophie Peter Harrison a mis en évidence la logique de la transition progressive, vers le XIIIe siècle, d’un monde dépourvu de signification et indigne en lui-même dont l’intelligibilité reposait tout entière, dans la perspective de l’herméneutique augustinienne des Écritures, sur un rapport allégorique et purement « vertical » à la transcendance divine, à un « ordre naturel » autonome ayant sa dignité propre, fondé sur les similitudes perçues entre les choses matérielles elles-mêmes et non plus seulement entre ces choses et le divin. Le « Livre de la Nature » naquit alors : les choses n’y apparaissaient plus comme des symboles du divin muets en eux-mêmes, mais comme interconnectées par des similitudes « horizontales », qui fournissaient à ce « Livre » une syntaxe et en permettaient une herméneutique distincte de celle des Ecritures, tout aussi légitime puisque constituant une voie parallèle de compréhension du message divin. Harrison a bien montré comment les méthodes d’interprétation du nouveau « Livre » furent modelées par l’herméneutique qui avait jusqu’alors codifié l’interprétation des Écritures. Dans cette herméneutique, les Écritures avaient été conçues comme formant une unité : c’est seulement par rapport à leur totalité que la signification des parties pouvait être connue et le sens émergeait des similitudes entre ces différentes parties. De même, la signification de la nature en vint à être conçue comme une question de relation des parties au tout. C’est pourquoi le modèle qui prévalut fut celui de l’homologie du macrocosme et du microcosme, que Platon avait déjà transposé au monde naturel dans son Timée. Et tandis que cette homologie avait servi une lecture tropologique du monde physique, où la signification des entités du monde matériel dérivait de leur relation au monde intérieur et servait à l’édification de l’âme, elle

1

Le terme de « paradigme » possèdait chez Platon deux sens opposés : (1) les Idées sont définies comme des paradigmes des choses sensibles ; (2) les choses sensibles sont qualifiées de paradigmes des Idées. L’importance et la richesse de ce second sens, utilisé ici, ont été mises en évidence par V. Goldschmitt (1985, 2003). Remarquons au passage que cette ambivalence du terme fut l’une des sources des débats sans fin autour de la philosophie de l’histoire des sciences de Kuhn.

2

Gœthe J.W., in Bapp K. (1921), p. 31 et Callot E. (1971), p. 48.

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devint un moyen d’ordonner et de connaître le monde en tant que tel, voire de le maîtriser1. Ainsi Paracelse tenait-il l’alchimie (qu’il nommait « chimie ») pour une science universelle embrassant les rapports analogiques qui lient les différents règnes cosmiques2 et permettant d’accéder à l’essence véritable des choses : par les analogies, en effet, il s’agissait de « rendre visible l’invisible »3.

On comprend dès lors que la réactivation de la doctrine de l’homologie du macrocosme et du microcosme fut un thème caractéristique de nombre de Naturphilosophen ; sa fonction était en définitive de rompre avec le mutisme dans lequel la science « mécaniciste » aurait plongé la nature et de lui rendre « vie », d’y investir toute chose d’un sens pour l’homme, d’une signification :

De même que tous les éléments et toutes les choses de la nature, en tant que simples abstractions du tout, retournent finalement dans la vie totale de la nature, dont l’image nous est offerte par la terre et les astres, dont chacun porte divinement en soi toutes les formes et espèces de l’être – de même, il faut nécessairement que tous les éléments et créations de l’esprit passent en fin de compte à une vie commune, plus haute que la vie de chacun d’eux en particulier4.

1-4-1-5 – « Ex omnibus partibus relucet totum » : holisme et principe d’analogie

Particulièrement prompt à déceler le potentiel suffisant pour une réactivation analogue dans les théories et modèles élaborés entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe, Bertalanffy, qui choisit certes des exemples très douteux comme illustrations dans la mesure où leur pertinence scientifique était largement contestée (tels que la doctrine de la récapitulation de Haeckel et le modèle de l’atome de Bohr), vit bien là un fil conducteur entre les mystiques de la Renaissance, les Naturphilosophen et son propre temps5. Il importe ici de souligner l’inspiration essentiellement holistique de la doctrine de l’homologie et plus généralement de la pensée analogique des philosophes concernés, bien résumée dans une formule de Nicolas de Cues que Bertalanffy ne considérait pas par hasard comme l’une de ses propres maximes et qu’il n’eut de cesse de citer : « ex omnibus partibus relucet totum » (« la lumière du tout est reflétée par chacune de ses parties »). En effet, que toutes choses procèdent de la totalité dont elles sont parties (qu’en ce sens elles la « reflètent ») et qu’elles soient par là-même subordonnées à une même logique, constituait en dernière analyse le principe ultime dont certaines analogies entre ces choses pouvaient apparaître comme des conséquences nécessaires. De surcroît, le Cusain, qui parlait à ce propos de « proportion » et que l’on peut par là-même voir renvoyer à un principe de transitivité inhérent à la procédure analogique, mit bien en évidence l’inspiration humaniste de ces considérations, qui renvoie d’ailleurs aussi au monisme spinoziste ultérieur des romantiques allemands évoqué plus haut :

L’homme n’est un petit monde que sur un mode tel qu’il puisse être en même temps une partie du grand, car en toutes les parties se reflète le tout […] ; de même l’homme tout entier se reflète dans la main, qui est proportionnée au tout, et c’est néanmoins dans la tête que se reflète plus parfaitement l’entière perfection de l’homme. Ainsi l’univers se reflète en chacune, quelle qu’elle soit, de ses

parties, car toutes conservent, par rapport à l’univers, leur relation et proportion, et néanmoins en

cette partie qu’on appelle l’homme, il se reflète plus qu’en aucune autre. Il en résulte que la perfection de la totalité de l’univers se reflète davantage dans l’homme et que l’homme est, lui aussi, un monde parfait, encore que petit monde et partie du grand monde. C’est pourquoi ce que contient l’univers de façon universelle, l’homme le contient aussi, de façon particulière, propre et distincte6.

Ce même thème se retrouve dans la monadologie de Leibniz où, intimement liée à l’organisme universel, une monade ne saurait en percevoir une partie sans percevoir le tout : elle serait un « miroir vivant de l’univers », dont la perception ne serait toutefois « distincte » que d’une manière limitée ; chaque monade « exprime[rait] » bien l’univers dans sa totalité, mais seulement de son point de vue fini, selon sa propre perspective :

1

Harrison P. (1996), pp. 11-63.

2

Paracelse avançait une classification harmonieuse du monde : à la Trinité divine correspondaient les trois divisions de l’univers (mondes inférieurs, astral et divin), les trois parties de l’homme (esprit, âme et corps) et les trois forces constitutives (soufre, mercure et sel).

3

Paracelse, in Jacob F. (1970), p. 29.

4

Schelling F.W., in Gusdorf G. (1985), p. 77.

5

Bertalanffy L. von (1926a), pp. 49-50.

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Et, comme une même ville regardée de différents côtés paraît tout autre, et est comme multipliée perspectivement, il arrive de même que par la multitude infinie des substances simples, il y a comme autant de différents univers, qui ne sont pourtant que les perspectives d’un seul selon différents points de vue de chaque Monade1.

Dieu était alors pour Leibniz le « géométral de toutes les perspectives », garant d’une vérité absolue se diffractant en une multiplicité de vérités partielles. Il serait en ce sens le tout qui se « reflète » dans chacune de ses parties et qui, constituant leur secrète unité sous-jacente, assure la possibilité d’établir entre elles certaines correspondances, et par là-même de révéler partiellement cette unité. L’important ici est que la promotion par Leibniz du raisonnement analogique comme clef de l’« art d’inventer »2 était intimement liée à ce perspectivisme. L’induction et la formulation d’hypothèses devaient en effet selon lui reposer sur le choix de connexions significatives entre les phénomènes étudiés, qu’il s’agissait d’« exprimer » symboliquement. Et c’est justement l’analogie, érigée en instrument général d’analyse, qu’il identifiait comme étant le moyen de réaliser de telles connexions3. Il la comprenait comme la manifestation d’une continuité entre les formes logiques « exprimant » les phénomènes. De même que la géométrie du cercle se transpose à celle des autres sections coniques, l’analogie se justifiait d’une manière générale chez lui par son principe de continuité et consistait à transposer à la théorisation d’un phénomène en cours d’investigation, par le biais d’un symbolisme approprié, les relations entre concepts structurant la théorie déjà établie d’un autre phénomène ou groupe de phénomènes. Elle était bien la traduction épistémologique du perspectivisme évoqué, puisque la transposition de connexions empiriques en analogues symboliques se justifiait ultimement en tant que construction d’une perspective « exprimant » certains des rapports qui structurent son « géométral » :

Il n’est pas nécessaire que ce que nous concevons des choses hors de nous leur soit parfaitement semblable, mais qu’il les exprime comme une ellipse exprime un cercle vu de travers4.

Il convient toutefois de remarquer que la pensée analogique de Leibniz se distinguait nettement dans sa forme et ses fondements de celle des Naturphilosophen post-kantiens, en particulier de celle de Goethe. Et que c’est précisement cette distinction, qui concerne les statuts et rôles de la pensée logico-mathématique et de l’intuition, qui justifie que Bertalanffy en ait appelé plus encore à Leibniz qu’à Goethe lorsqu’il exposa son projet de « systémologie générale » : celle-ci n’investissait l’analogie d’une valeur scientifique que pour autant qu’elle entre dans l’ordre de la « science exacte », et c’était là une conception qui allait nettement à l’encontre de l’aversion du père de la morphologie pour les mathématiques5.

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