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1-1-2-1 – Des causes et des motifs de la réaffirmation de l’idéal de la Bildung

L’historien Fritz Ringer3 a cherché à montrer comment, dans l’Allemagne du XIXe siècle, cet idéal de la Bildung tendit à s’imposer parmi les universitaires en tant qu’idéologie de classe. Ses thèses furent essentiellement argumentées sur la base d’une analyse du discours de philosophes et de représentants de ce que l’on appelait alors les « sciences de l’esprit ». Il faut souligner d’emblée qu’elles ne sauraient prétendre à la généralité, c’est-à-dire embrasser véritablement l’ensemble du monde universitaire. En effet, bon nombre de représentants des « sciences de la nature » (Max Planck), des mathématiques (David Hilbert), ou même de la philosophie (Ernst Cassirer) et de la sociologie (Max Weber), ne les corroborent pas. Ces thèses méritent toutefois d’autant plus d’être considérées ici que Bertalanffy se forma primordialement dans les domaines de la philosophie et des « sciences de l’esprit », où Ringer ne manqua effectivement pas d’exemples pour appuyer ses arguments : je vais montrer qu’elles fournissent un cadre cohérent pour l’interprétation de certaines positions spécifiques du Viennois et, plus généralement, pour celle de son ethos. Ringer a non pas décrit une manière générale de penser dans le monde germanophone des années 1890-1930, mais élaboré un idéal-type particulièrement pertinent pour rendre compte de certains aspects du contexte intellectuel de cette époque. Que Bertalanffy se conforme très bien à cet idéal-type, c’est ce que je vais tenter de montrer.

Ringer s’est d’abord efforcé de mettre en évidence un lien entre l’ascension sociale des universitaires et la transition d’un système politique féodal à une monarchie bureaucratique : leur promotion en tant que véritable caste de « mandarins » aurait répondu à la nécessité de réduire le

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Bertalanffy L. von, respectivement (1964a), p. 505 et (1955a), p. 82.

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Ce qu’il fit surtout en 1893 dans ses conférences à l’Evanston Colloquium à propos de « l’étude des mathématiques à Göttingen » aussi bien que du « developpement des mathématiques dans les universités allemandes ». Voir à ce sujet, ainsi que sur les vues de Hilbert, la thèse de doctorat de David E. Rowe (1992) : “Felix Klein, David Hilbert, and the Göttingen Mathematical Tradition”.

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pouvoir de l’ancienne aristocratie. Selon Ringer, un équilibre fut dans un premier temps trouvé entre cette nouvelle aristocratie (intellectuelle cette fois) et un monarque qui ne pouvait plus invoquer Dieu, ni le peuple, pour garantir sa légitimité : les « mandarins », incarnations de la vie spirituelle de la nation, gardiens de la culture, auraient eu pour fonction de conférer cette légitimité à la monarchie pour autant que la conduite de l’Etat se conforme aux buts moraux et culturels qu’ils prescrivaient, parmi lesquels… leur liberté académique. Mais Ringer et d’autres historiens1 ont surtout étudié comment cet équilibre supposé commença à se rompre après la guerre de 1870, sous l’effet d’un changement radical et abrupt des conditions politiques, économiques, démographiques et sociales. D’un pays politiquement fragmenté, à économie essentiellement agraire et à population presque totalement rurale, l’Allemagne fut transformée en quatre décennies en une puissante nation unifiée et industrialisée, dont la population augmenta de 60% et devint majoritairement citadine, devant de surcroît subir l’érosion des solidarités traditionnelles sous l’effet d’une rationalisation brutale du travail. L’industrialisation et l’urbanisation allèrent de pair avec l’avènement conflictuel de nouvelles classes sociales, et avec une pression croissante pour une réforme de l’enseignement dans une perspective pratique, utilitaire, technologique. Selon Ringer, la domination de l’élite culturelle se trouva ainsi menacée et la perception de cette menace par les « mandarins » s’aiguisa à partir de 1890. La défaite lors de la première guerre mondiale et ses conséquences dans les années 1920 auraient exacerbé cette perception, dans un contexte de faiblesse économique et de chômage de masse. L’inflation monstrueuse toucha effectivement de plein fouet les classes moyennes, dont les « mandarins » faisaient partie ; elle créa un décalage avec leur statut social indubitablement susceptible de générer du ressentiment, certainement aussi de graves difficultés pour financer leurs travaux, et une menace bien réelle de régression de la recherche allemande. Par ailleurs, les démocrates au pouvoir dans la jeune république de Weimar entreprirent de réformer l’ensemble du système d’enseignement, notamment l’université, afin d’abattre les barrières sociales qu’il engendrait : du point de vue adopté par Ringer, ils s’attaquaient ainsi directement au système « mandarinal ». Le fait est que des réformes en question advint une certaine « massification » de l’enseignement, et que la croissance du nombre d’étudiants fut telle qu’il dépassa largement les possibilités d’emploi universitaire après 1925, engendrant une sorte de « prolétariat académique » vivant dans la misère.

Toute la période s’étendant de 1870 aux années 1920 peut ainsi être légitimement analysée comme la chronique de la mise en place des conditions favorisant le développement d’un profond sentiment de crise, non seulement chez les universitaires et les étudiants, mais dans l’ensemble de la société. Et si l’Allemagne est paradigmatique à cet égard, ce développement se retrouve avec une acuité comparable en Autriche, au moins après-guerre avec le démantèlement de l’empire et pour des raisons similaires2. Les traits dominants dans les deux pays au cours des années 1920 étaient un sens profond de désorientation et d’incertitude, une conscience aiguë du flux et de l’instabilité de toutes les conditions de vie, un état d’esprit désespéré dont attestent les statistiques de suicide ; mais aussi une remise en cause de beaucoup de valeurs et la recherche de nouvelles, un faim de sentiments forts et de grands objectifs. Il est très significatif de voir Bertalanffy écrire en 1923 dans sa première publication, avec un ressentiment très perceptible auquel la ruine de sa famille d’origine aristocratique n’était certainement pas étrangère3 :

En cette époque qui prêche un matérialisme théorique et pratique prononcé4, l’individu ne peut que se sentir tel un atome tourbillonnant dans un monde chaotique. L’homme moderne trouve son existence rétrécie, limitée, oppressée, anéantie, et ce non par une destinée grandiose, mais par les hasards mesquins et souvent banals d’un ordre social erroné [verfehlten Gesellschaftsordnung]. Le fossé entre les positions sociales ne fut jamais plus marqué que dans les temps modernes. L’individu se retrouve comme une particule dépourvue de signification, happée dans une situation déterminée du système social qui prédétermine ses possibilités de développement et de fortune, presque sans

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Sontheimer K. (1962, 1964) ; Peukert D.J.K. (1987, 1992); Harrington A. (1996), pp. xv-33.

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Voir Johnston W.M. (1985).

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Voir Pouvreau D. (2009b), p. 16 : par peur d’une révolution communiste en Autriche, sa mère et son beau-père (ses parents étaient divorcés) vendirent tous leurs biens fonciers en 1917 et 1918, et se retrouvèrent rapidement ruinés par l’hyper-inflation régnant après-guerre.

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égard pour ses dons particuliers […] Et l’homme finit par douter que le monde possède un quelconque ordre rationnel ; ce monde lui apparaît absurde et déraisonnable1.

Décisifs furent les effets corrosifs de la guerre et de la crise économique et sociale sur l’idéal de progrès par la science et la technologie qui s’était développé de pair avec l’industrialisation : les effets déplorables du processus de sécularisation n’avaient été supportés au XIXe siècle que par ses compensations matérielles, et la promesse d’un progrès matériel voyait désormais fondre sa crédibilité. Elle venait à vrai dire de se consumer dans les flammes de la défaite militaire de l’Allemagne ; une défaite que certains n’hésitaient pas à voir comme une revanche de Dieu sur les adorateurs de la « Machine », puisque la grande puissance industrielle, humiliée, n’avait pas su s’imposer en dépit de la sophistication de ses armes. La valeur et le sens des sciences « positives » de la nature, à l’origine de cette puissance, se retrouvaient particulièrement mis en question, mais il en allait de même de l’ensemble des sciences. Edmund Husserl a parfaitement résumé la nature du doute existentiel à cet égard qui, né vers 1890, trouva son point culminant dans les années 1920 :

Le renversement [qui eut lieu au tournant du siècle dernier] concerne la façon générale d’estimer les sciences. Il ne vise pas leur scientificité, [mais] ce que la science en général avait signifié et peut signifier pour l’existence humaine. La façon exclusive dont la vision globale du monde qui est celle de l’homme moderne s’est laissée, dans la seconde moitié du XIXe siècle, déterminer et aveugler par les sciences positives et par la « prosperité» qu’on leur devait, signifiait que l’on se détournait avec indifférence des questions qui, pour une humanité authentique, sont les questions décisives. De simples sciences de faits forment une simple humanité de fait. Ce renversement dans la façon d’estimer publiquement les sciences était en particulier inévitable après la guerre et […] elle est devenue peu à peu dans les jeunes générations une sorte de sentiment d’hostilité. Dans la détresse de notre vie – c’est ce que nous entendons partout – cette science n’a rien à nous dire. Les questions qu’elle exclut par principe sont précisément les questions qui sont les plus brûlantes à notre époque malheureuse pour une humanité abandonnée aux bouleversements du destin : ce sont les questions qui portent sur le sens ou l’absence de sens de toute cette existence humaine2.

La tendance au ressentiment contre la science évoquée par Husserl, ainsi que ses raisons, furent expliquées en des termes analogues par le philosophe Alois Wenzl (par ailleurs l’un des plus fervents promoteurs d’un vitalisme métaphysique en biologie). Ses réflexions à cet égard sont largement postérieures, relatives à l’après seconde guerre mondiale. Mais ceci n’empêche pas, bien au contraire, de pouvoir les transposer au contexte de l’après première guerre ; car même s’il est certain que l’avènement de la bombe atomique introduisit une nouveauté radicale et qu’il joua un rôle très significatif dans ces réflexions, celles-ci montrent surtout la prégnance des schèmes en question :

La crise présente est une crise de confiance dans l’esprit […] L’une de ses racines est le

ressentiment contre la technique […] Avec la guerre, son danger devint partout sensible et ce n’est

pas un hasard si avec elle l’optimisme du progrès s’est changé en pessimisme de la civilisation ; la technique avait [si l’on peut dire] déshumanisé la guerre ; elle avait détruit la structure des liens humains, sociaux et économiques […] ; elle avait mis en lambeaux la nature, l’avait détruite et souillée ; elle avait sapé la vie culturelle et privé d’âme la vie privée. Tels sont les reproches que l’on pouvait partout entendre. Et comme on voyait la technique et ses conséquences comme des applications de la science et l’expression [Ausfluss] de l’esprit, […] le ressentiment se dirigea contre la science et l’esprit eux-mêmes3.

Dans ces conditions, l’appel de Weber en 1919 à une acceptation stoïque du « désenchantement du monde » (un concept forgé en 1856 par Rudolf H. Lotze4) était destiné à l’échec et à une réception hostile5. Le sociologue avait estimé que la spécialisation, le caractère instrumentaliste et l’ambition d’une domination conceptuelle et pragmatique du monde étaient inhérents à la science moderne, et qu’il fallait se résigner à ce qu’elle ne fournisse pas de réponses aux questions existentielles, au fait qu’elle les prive au contraire de signification dans son cadre en en excluant consciemment le domaine des valeurs. Il allait ainsi à contre-courant d’une réaction de plus

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Bertalanffy L. von (1923), III.

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Husserl E. (1936, 1976), p. 10.

3

Wenzl A. (1949), pp. 373-374. Cet essai de Wenzl se trouve dans les archives de Bertalanffy.

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Orst E.W., in Rickert H. (1926, 1997), p. II.

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en plus puissante au sein de l’université, initiée à la fin du XIXe siècle, dont la finalité affichée fut le « ré-enchantement » d’un monde jugé dépourvu d’âme et dont, selon la thèse au moins partiellement justifiée de Ringer, le bras idéologique fut l’idéal de la Bildung réaffirmé au service des intérêts menacés des « mandarins » sous couvert d’une « nouvelle idéalisation » de la science.

1-1-2-2 – Idéal de la Bildung et rejet de la massification de l’enseignement

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Le premier volet de la réaction des « mandarins » décrit par Ringer fut leur forte opposition aux velléités de réforme du système d’enseignement. N’hésitant pas à afficher leur élitisme, ils condamnèrent dès la fin du XIXe siècle la tendance à la massification de l’enseignement et la baisse corrélative des exigences et du niveau qu’elle impliquait à leurs yeux, l’apparition de nouveaux groupes sociaux dans les universités, incultes et ayant un rapport utilitariste au savoir, ainsi que les progrès de l’enseignement de la technologie au détriment du savoir « pur » et la soumission croissante de l’université à l’exigence de satisfaire les besoins de la société industrialisée. Outre les exemples fournis par Ringer, on peut citer les lamentations de Nietzsche, qui se plaignit en 1888 que « la passion allemande pour les choses de l’esprit » allait « toujours en déclinant », que « les natures profondes ne trouv[ai]ent plus d’éducateurs » et que les universités étaient devenues des « serres pour le dépérissement de l’esprit »2. Cette réaction redoubla de véhémence après-guerre : certains s’en prirent alors à ce qu’ils voyaient comme une tolérance démocratique perverse et décadente pour le laxisme et la médiocrité, qui sacrifiait la rigueur et l’excellence intellectuelles sur l’autel de l’accommodation d’une masse d’esprits sans envergure à la quintessence de la culture. Cette réaction aristocratique visait en particulier l’augmentation considérable du nombre de scientifiques et allait de pair avec une critique méprisante de l’hyper-spécialisation de la plupart d’entre eux, sur laquelle je reviendrai plus loin. Elle n’était pas propre au monde germanophone : on la retrouve chez l’Espagnol José Ortega y Gasset, dont Bertalanffy fut un fervent lecteur3.

Il est saisissant d’observer la résurgence de tous ces thèmes chez ce dernier dans ses écrits tardifs des années 1950 et 1960. Bien que les réflexions citées aient été suscitées par certains aspects spécifiques du contexte américain de l’époque où elles furent rédigées, on y voit surtout réinvesti un

ethos beaucoup plus ancien ; on y devine en particulier la nostalgie de ce que Ringer a analysé comme

l’âge d’or des « mandarins », et une réminiscence du ressentiment né de la dégradation de leur statut :

L’une des caractéristiques les plus importantes de la science moderne en comparaison avec les siècles antérieurs est de nature sociologique. Autrefois, la science était l’apanage d’une petite élite intellectuelle ayant un énorme prestige social […] Un autre aspect essentiel était la relative liberté de soucis et de contraintes économiques, qui n’est plus possible en Europe après deux guerres mondiales, ni en Amérique avec la concurrence aiguë […] La science n’est plus une vocation de quelques esprits raffinés [Auserlesener], mais un métier comme un autre […] Le facteur de vocation personnelle s’efface de plus en plus devant des considérations de nature financière et sociale4. On peut concevoir que le manque de prestige et de récompense financière du scientifique, particulièrement en sciences dites fondamentales, mène à une sélection négative et donc à une diminution progressive de la stature des individus qui s’y engagent5.

La science américaine est singulièrement inefficace pour inventer de nouveaux véhicules de pensée. Je crois que cela tient à la dégradation du dogme démocratique. Celle-ci commence au niveau de l’école primaire lorsque l’idéal démocratique des droits égaux est converti en celui de l’intelligence égale […] Elle culmine dans les universités et la production scientifique […] Les universités européennes avaient l’habitude de sélectionner des leaders et des pionniers, et il était commun pour les étudiants de venir dans une université non pour suivre des cours en vue d’obtenir un diplôme,

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Comme dans la précédente sous-section et dans celles qui suivent, je me fonde ici essentiellement sur les travaux de Ringer, Peukert, Sontheimer, Ash, Harrington et Johnston auxquels j’ai référé dans les notes précédentes.

2

Nietzsche F. (1888, 1970), p. 133.

3

Ortega y Gasset J. (1932, 1986), p. 163, dans le cadre d’une attaque de la spécialisation des scientifiques : « Aujourd’hui, alors que le nombre d’‘hommes de science’ est plus grand que jamais, il y a beaucoup moins d’hommes cultivés que vers 1750 ».

4

Bertalanffy L. von (1957b), p. 4.

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mais pour écouter un professeur fameux […] On ne peut promouvoir une science sans leaders, des individus qui, au lieu de remplir des moules pré-construits, en créent de nouveaux1.

La conséquence de [la doctrine égalitariste] est l’orientation de l’éducation pour s’ajuster au plus petit dénominateur commun, c’est-à-dire au plus bas niveau d’intelligence du groupe2.

[La philosophie dominante de l’organisation de la recherche est] la croyance mystique en le groupe, l’équipe, le comité – et, devrais-je ajouter, l’exploitation de cette idée pseudo-démocratique à des fins personnelles […] Ceci mène à un nivellement progressif en science et au déclin de la liberté académique […] Le groupe ne remplacera jamais l’individu dans l’inauguration de nouveaux développements […] L’histoire montre au contraire que les progrès et percées majeurs en science ont résulté des ondes cérébrales souvent capricieuses et irrationnelles d’individus talentueux3.

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