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J’ai déjà souligné au 1-3-6-4 le caractère holistique du vitalisme prôné par Driesch, qui s’exprimait dans ses concepts de « système équipotentiel harmonique » et de Ganzheitskausalität. Cet embryologiste, qui prétendait défendre un « rationalisme de la totalité » [Ganzheitsrationalismus] en lieu et place du « rationalisme sommatif du XVIIIe siècle »4, considérait qu’on ne saurait trouver de « totalités » à proprement parler que dans les organismes vivants, ces derniers étant selon lui les seuls à porter en eux-mêmes les principes de leur formation, de leur régénération et de leur reproduction spontanées en tant que totalités, en vertu d’une dynamique interne5.

Ungerer, un élève et critique de Driesch que je tiens pour l’un des plus fidèles promoteurs des conceptions de Bertalanffy, reconnut dans sa thèse d’habilitation à son directeur un mérite que la plupart des partisans d’une biologie holistique lui accordaient à l’époque : celui d’avoir entrevu que

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Voir notamment le numéro spécial de Perspective on Science, 1993, vol. 1, n°3.

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Particulièrement dans Bertalanffy L. von (1928a) et (1932b).

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Bertalanffy L. von (1949e), pp. 24-25.

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Driesch H. (1926b), p. 297.

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seul le concept de totalité pouvait libérer la biologie du finalisme, et que le système kantien des catégories devait être modifié en conséquence afin d’en faire une catégorie de l’entendement à part entière et non, comme devait le demeurer la finalité, une simple maxime de la faculté de juger1. Mais dès les années 1910, et à une époque où Driesch l’avait déjà déserté pour se consacrer au développement de sa métaphysique vitaliste, le problème de l’embryogenèse fut appréhendé par d’autres chercheurs dans une perspective non moins holistique et « épigénétiste » voyant l’embryon comme une totalité première dont les parties apparaissent par différenciation progressive et ont un destin déterminé par leurs positions respectives dans le « tout », avec cette nuance essentielle qu’ils restaient pour leur part soucieux de se restreindre à des explications naturalistes : préfigurant par là-même très significativement le concept d’« auto-organisation » sur lequel des Humberto R. Mathurana, Francisco J. Varela, ou encore Niklas Luhmann construisirent près d’un demi-siècle plus tard leur notoriété, ils tenaient les traits holistiques du développement morphogénétique pour des propriétés immanentes à la matière dont on peut scientifiquement rendre compte, sans chercher à les attribuer à l’action de quelque agent immatériel. Lorsque Bertalanffy énonça en 1928 ses dix « lois du développement » ontogénétique2, il ne fit de son propre aveu que synthétiser les diverses manifestations de cette perspective.

Child fut l’un des premiers à l’embrasser. Sa théorie des « gradients métaboliques », développée à partir de 1911, s’inspirait de travaux d’embryologie réalisés au tournant du siècle par Theodor Boveri et Thomas H. Morgan. Ceux-ci avaient déjà suggéré que le cytoplasme joue un rôle important dans le développement de l’œuf et mis en évidence une « polarisation » de ce dernier selon un ou plusieurs axes, qui oriente l’évolution de ses différentes régions dans des directions qualitativement différentes et qu’ils pensaient induite par des « gradients » dont la nature restait à déterminer3. Child, qui voulait rendre compte du mécanisme physiologique par lequel l’embryon se maintient comme un tout unifié, s’efforça (avec un succès certes mitigé) de montrer l’existence de variations quantitatives et graduelles du métabolisme selon certains axes, et la « domination » exercée par les régions à taux d’activité métabolique élevé sur les autres (par exemple chez les planaires, celle de la partie antérieure sur la partie postérieure)4. Il cherchait en fait à réfuter les « théories corpusculaires de l’organisme » visant l’explication de la différenciation ontogénétique par l’action substantielle de structures logées dans le noyau cellulaire, à montrer les « insuffisances » de telles « approches analytiques du problème » et les « impasses » où elles mènent, leur opposant une idée que nous retrouverons au cœur des travaux de Bertalanffy en théorie de la croissance relative : celle selon laquelle les structures morphologiques dérivent plutôt de processus physiologiques, des « différentiels quantitatifs » inhérents à ces derniers étant susceptibles d’expliquer pour une large part les différences qualitatives émergeant au cours de la morphogenèse, mais aussi l’unité et la « corrélation des activités dans un tout » des différentes parties de l’organisme et le développement ordonné qu’elle permet, qui ne saurait selon Child advenir sans des relations de domination et de subordination entre elles5.

Bien que Spemann, un élève de Boveri, fit partie des critiques de Child opposant à celle des « gradients métaboliques » l’hypothèse de « gradients de substances », sa théorie des « organisateurs du développement », qui lui valut le prix Nobel en 1935, fut influencée par celle de l’Américain ne serait-ce que par l’approche physiologique et holistique du problème de l’ontogenèse développée par ce dernier – Child et Julian Huxley virent du reste réciproquement dans ses travaux une confirmation et un prolongement de la théorie des gradients métaboliques, surtout de l’idée d’une intégration de l’embryon allant de pair avec son processus de différenciation, advenant via des relations de domination fondées sur des différences quantitatives entre parties dans les conditions physiologiques6. Au tournant du siècle, Spemann avait déjà effectué sur des tritons une série d’expériences interrogeant la pertinence de la « théorie de la mosaïque » de Roux et Weismann et des vues opposées

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Ungerer E. (1922), p. 108. Voir aussi Harrington A. (1996), p. 52.

2

Bertalanffy L. von (1928a), pp. 209-212. Je reviendrai sur ces « lois » dans ma seconde partie. Il suffit ici de mentionner les principales : l’ontogenèse est déterminée par des « causes intimes », signifie une « augmentation de diversité », la création d’une forme hautement différenciée à partit d’un matériel chimique indifférencié, où « la détermination d’une partie est une fonction de sa position dans le tout ».

3

Voir entre autres Dupont J.C. & Schmitt S. (2003), pp. 165-190.

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Child C.M. (1911) et surtout (1913), pp. 108-109 et pp. 151-152 pour un résumé synthétique de l’ensemble de ces travaux.

5

Child C.M. (1913), p. 152 et (1929), p. 456, p. 460 et pp. 464-465. Voir aussi Dupont J.C. & Schmitt S. (2003), pp. 193-198 et Haraway D. (1976), pp. 53-54.

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développées par Driesch. Mais ce fut dans la première moitié des années 1920 qu’il réalisa ses expériences les plus significatives avec l’une de ses élèves, Hilde Mangold, et qu’il commença à développer sa théorie des « organisateurs ». Après avoir prélevé sur un embryon, au début de la gastrulation, des tissus normalement destinés à la formation de la lèvre dorsale du blastopore, il les greffa au niveau correspondant à la future paroi ventrale d’un congénère au même stade de gastrulation. Il réalisa l’expérience inverse et constata dans les deux cas que si le stade de gastrulation choisi est assez précoce, les tissus greffés se développent conformément à leur nouvel environnement : le tissu initialement destiné à devenir dorsal devient par exemple un tissu normal de l’épiderme. Mais il montra que le résultat est tout autre si le stade de gastrulation est plus avancé : les fonctions du tissu greffé sont alors déjà déterminées et, dans l’exemple précédent, des formations dorsales se développent sur la paroi ventrale du sujet greffé. Ainsi put-il établir que le développement ne s’accomplit ni purement en mosaïque, ni de manière purement holistique. Il se révélait être le résultat de l’interaction entre l’embryon dans son ensemble avec la région du blastopore. La lèvre dorsale apparaissait comme un centre contrôlant le développement structural de tout l’embryon : c’est ce qui l’amena à la qualifier d’« organisateur ». Son concept d’« organisateur » référait d’une manière générale aux tissus possédant aux premiers stades de développement la capacité, lorsqu’ils sont greffés sur d’autres régions de l’embryon, d’engager le développement de celles-ci dans des voies différentes de celles qu’elles auraient sinon suivies ; Spemann qualifia d’« induction » le processus en question et de « champ morphogénétique » les territoires embryonnaires se développant sous l’influence des mêmes influences organisatrices1. D’inspiration holistique et résolument voués à la défense d’une conception épigénétiste de l’ontogenèse2, ses travaux tendaient ainsi à montrer que l’embryon doit être considéré comme un tout au sein duquel les interactions entre parties jouent un rôle primordial. Ils mettaient d’une part en évidence la dépendance de chaque partie de l’embryon à sa position dans ce dernier aux premiers stades de son développement, et d’autre part un processus de différenciation et de hiérarchisation progressives auquel Bertalanffy accorda une signification « organismique » essentielle. Il est remarquable que Spemann ne voyait par contre strictement aucun intérêt à formuler les questions embryologiques en termes cellulaire ou génétique, ni même à étudier la possible nature biochimique des « organisateurs ».

Si Spemann parla en 1924 de « champ morphogénétique », ce concept restait flou chez lui, désignant un simple « moyen pratique de comprendre les divers faits d’induction »3. De plus, il n’en était pas plus le créateur qu’il n’avait découvert le phénomène d’« induction »4 : en réalité, le terme de « champ » avait été introduit en 1910 par Boveri et le concept correspondant avait dès 1921 fait l’objet de travaux d’Alexander Gurwitsch. Ce dernier avait alors élaboré une méthode de représentation du champ morphogénétique d’esprit analogue à celle des transformations de D’Arcy Thompson, sur laquelle je reviendrai largement au 1-4-5-3 et surtout au 2-4-2-1. Gurwitsch voulait montrer que le problème de la relation du tout embryonnaire à ses parties peut être « mis sous une forme géométrique relativement simple et claire ». Cette mise en forme traduisait sa conviction holiste, nourrie des écrits de Driesch, qu’« un élément donné ne saurait rien accomplir de déterminé sans le tout », que ce dernier « co-détermine » au contraire le destin de chaque partie de l’embryon au cours du développement, destin qui constituerait donc une « fonction des relations de cette partie au tout » ; la seule différence avec Driesch est qu’il se restreignait à des facteurs morphogénétiques localisables dans l’espace. Sa méthode de représentation consistait à exprimer par un vecteur l’influence des diverses parties de l’embryon en chaque élément embryonnaire ponctuel, et à trouver un système de coordonnées permettant de représenter selon des lois constantes les variations de ces vecteurs. Mais Gurwitsch ne fournissait là qu’une représentation de la géométrie des processus morphogénétiques, qui ne disait rien d’une éventuelle structure physico-chimique sous-jacente et n’avait pas pour vocation de les expliquer ; rien n’était dit de la relation entre le « champ » et la matière qu’il était supposé « dominer ». Le champ permettait toutefois de mettre en évidence la logique globale à laquelle sont soumis les déplacements des cellules de l’embryon et les directions dans lesquelles

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Voir Spemann H. (1924) et (1927) ; Bertalanffy L. von (1932b), pp. 293-295; Hamburger V. (1999), p. 232 ; Horder T.J. (2001), pp. 99-110; Dupont J.C. & Schmitt S. (2003), pp. 217-239.

2

Spemann H. (1927), p. 950. Sur le holisme de Spemann et ses origines liées à l’influence de Pauly, voir Hamburger V. (1999), p. 233.

3

Spemann H., in Horder T.J. (2001), p. 108 ; voir aussi Haraway D. (1976), p. 177.

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s’accomplit sa croissance1. Il fallut attendre les travaux sur le sujet de Weiss, développés à partir de 1926, pour voir advenir une véritable ébauche de « théorie des champs morphogénétiques » – laquelle eut une influence durable puisqu’on en retrouve l’inspiration chez René Thom en 1972, dans son concept de « champ vital »2.

Weiss, avec lequel Bertalanffy entretint des relations personnelles régulières entre 1924 et 1926, rejetait l’approche de Gurwitsch et insistait sur la nécessité de combiner les considérations structurales et biochimiques d’une part, et les « explications » par le concept de champ d’autre part : pour lui, tout aspect de l’ontogenèse devait être vu comme le résultat des « interactions entre la totalité matérielle avec ses propriétés de champ, et les parties matérielles ». Il ne parvint certes pas plus à conférer au « champ » un statut autre que celui d’un mode de description, d’une « abstraction tentant d’exprimer un groupe de phénomènes observés dans les systèmes vivants »3. Le « champ » désignait pour lui les modes d’action par lesquels certains tissus déjà formés sont capables d’affecter le développement de blastomères greffés dans leur région. De la greffe d’un blastomère de régénération d’une queue de triton à proximité de l’une de ses pattes résulte par exemple non une queue entière, mais seulement son extrémité : si les cellules de régénération sont à l’origine identiques quant à leur potentiel de différenciation, elles produisent des formes différentes liées à un effet d’organisation propre à la région où elles se développent, effet auquel référait le concept de « champ » de Weiss. Explicitement influencé par les « psychologues de la Gestalt » et entretenant d’ailleurs une correspondance avec Köhler sur le concept de champ4, Weiss concevait plus généralement celui-ci comme un système de facteurs organisateurs procédant de parties embryonnaires déjà organisées en direction d’autres régions et résultant en la formation de configurations spécifiques ; un « champ » originaire se fractionnerait au cours du développement en « sous-champs » dirigeant le développement des organes jusqu’au stade où l’embryon constituerait un système de sphères d’action coordonnées en équilibre. Ses études qu’il qualifia de « morphodynamiques » aboutirent à l’énoncé de cinq « lois de champ »5. L’essentiel ici est que Weiss transportait de la sorte dans le domaine de l’embryologie, en l’appliquant au concept de « champ », un point de vue systémique général qu’il avait esquissé en 1922 dans sa thèse et dont il sera encore question au 1-4-5-6 ; en particulier son idée, où se lit aussi bien une réminiscence de Goethe et de Fechner qu’un écho de la tendance « gestaltiste » en psychologie, que tout système répond comme tel à des perturbations extérieures de manière à atteindre un « état stable » et se caractérise par un certain degré d’« autonomie ». À ma connaissance, il fut à ce propos le premier à évoquer des « lois systémiques générales », une expression que lui reprit Bertalanffy :

Toutes les lois de champ se laissent concevoir comme des cas particuliers de lois systémiques générales [allgemeiner Systemgesetze]6.

1

Gurwitsch A. (1927), en particulier pp. 434-435, p. 444 et p. 454. Voir aussi Rudy H. (1929) ; Bertalanffy L. von (1930/1931), pp. 373-374 et (1932b), pp. 326-327 ; et Haraway D. (1976), p. 58.

2

Thom R. (1972), pp. 158-159.

3

Weiss P.A. (1939), in Haraway D. (1976), p. 58 et p. 178.

4

Voir Hofer V. (2000), pp. 149-150.

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Sur ces travaux de Weiss, voir Weiss P.A. (1926). Voir aussi Haraway D. (1976), p. 58 et pp. 177-178, ainsi que Khittel S. (2000), pp. 166-167 et Drack M., Apfalter W. & Pouvreau D. (2008), pp. 357-358. Les cinq « lois de champ » de Weiss furent énoncées comme suit (Weiss P.A. (1926), pp. 15-26 et Bertalanffy L. von (1932b), p. 328) : (1) Tout champ a une structure axiale qui mène à une hétéro-polarité selon au moins un axe ; (2) Si l’on prélève du tissu dans une région, la distribution du champ résultant dans le tissu restant est, relativement à ce dernier, la même que dans le tissu initial ; (3) Si de la matière inorganisée mais susceptible d’être organisée entre dans la région où s’exerce le champ, elle est intégrée par ce dernier ; (4) Les composantes du champ diffèrent selon les directions de l’espace et lorsque deux champs se rencontrent, ils peuvent s’additionner ou produire un champ mélangé dépendant de leurs orientations ; (5) Un champ a tendance à s’associer à des champs équivalents situés dans son environnement.

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Weiss P.A. (1926), pp. 26-27. Dans ses articles en allemand sur la « systémologie générale », par exemple (1945) et (1949b), Bertalanffy préféra l’expression « allgemeine Systemprinzipien ». Il utilisa le terme « Systemgesetze » dès (1932b).

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