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Sur la question de la nature de l’hérédité, dont nous avons vu Thompson entendre « circonscrire » l’importance en morphologie, c’est vers Hertwig qu’il semble d’abord nécessaire de se tourner afin de voir émerger en 1900 un point de vue holistique dans ce qui s’annonçait pourtant déjà comme le fief par excellence d’une biologie méristique. Hertwig critiqua comme non-scientifique la théorie du plasma germinatif, vouée à assigner au matériel héréditaire la cause déterminante du développement. Il considérait comme métaphysiques l’introduction à cette fin d’entités hypothétiques et plus encore leur hypostase par Weismann, considérant que le matériel hérité se transforme au cours du développement par un processus épigénétique et voyant en conséquence dans les processus physiologiques des causes proximales largement plus significatives. Comme par anticipation, il se portait en faux contre la réflexion ultérieure de Jean Perrin à propos des atomes, selon laquelle la science aurait pour tâche d’« expliquer du visible compliqué par de l’invisible simple »2 :

[La théorie du plasma germinatif] ne fait que transférer à une région invisible la solution du problème que nous cherchons à résoudre, au moins partiellement, par l’étude de caractères visibles ; et dans la région invisible, il est impossible d’appliquer les méthodes de la science […]

Pour satisfaire notre appétit de causalité, des biologistes transforment la complexité visible de l’organisme adulte en celle, latente, du germe […] Celui qui construit de tels châteaux en l’air prend facilement ses briques imaginaires, inventées pour expliquer la complexité, pour des pierres réelles […] Il fait finalement plus confiance au travail de son esprit qu’à celui de la Nature elle-même3.

Cette critique anticipait aussi celle d’Eddington en 1920, qui fut reprise en 1929 par Woodger ; à savoir que « la tentative d’expliquer le complexe en termes du simple implique nécessairement le paradoxe d’expliquer le familier en termes non familiers », ou encore, en définitive, d’expliquer le (relativement) « connu » en termes d’« inconnu »4.

Woodger et son collègue londonien Edward S. Russell furent en fait, le premier entre 1929 et 1931 et le second entre 1916 et 1930, les plus virulents héritiers de Hertwig à cet égard, dans leurs critiques d’une génétique encore très fragile dans ses fondements. Leurs essais furent étudiés et maintes fois cités par Bertalanffy dans les années 1920 et 1930. En ce qui concerne plus particulièrement Woodger, j’insiste dès maintenant sur l’existence d’une correspondance très intense avec Bertalanffy entre janvier 1930 et 1932, qui se poursuivit de manière moins régulière jusqu’en décembre 1959 au moins. Cette correspondance, dont je suspectai l’existence jusqu’en 2010, est désormais attestée et en cours d’analyse5. Il est probable qu’une rencontre prolongée eut lieu entre les deux biologistes en 1926, année au cours de laquelle Woodger travailla plusieurs mois au Vivarium de Vienne cependant que Bertalanffy, qui terminait alors sa thèse, était en étroite relation avec cet institut.

Russell, soucieux de récuser la pensée « matérialiste » en général (notamment parce qu’il la jugeait socialement nuisible), cherchait à démontrer coûte que coûte son inadéquation en biologie, n’hésitant pas à s’appuyer sur les évolutions de la physique afin d’avancer son organicisme. Comme Whitehead, ce biologiste (qu’il ne faut pas confondre avec Bertrand Russell !) considérait que les

1 op. cit., p. 2. 2 Perrin J.(1912, 1993), p. 24. 3 Hertwig O. (1900), in Maienschein J. (1991), pp. 417-418. 4

Eddington A.S. (1920) et Woodger J.H., in Woodger J.H. (1929), p. 71.

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Correspondance personnelle avec Marshall W. Allen et Wolfgang Hofkirchner, directeur du B.C.S.S.S. Allen, un ancien étudiant de Woodger qui rédigea sa thèse sous sa direction et travaille à la rédaction de sa biographie, m’a communiqué cette information en janvier 2011 : Woodger lui a fait don de 90 lettres de Bertalanffy, et un travail commun est engagé afin d’en examiner le contenu. Les lettres, dont je dispose de copies, sont désormais disponibles au B.C.S.S.S. de Vienne, les négociations avec Allen ayant eu lieu fin janvier 2011. Birgit Zehetmayer, une étudiante de Hofkirchner, travaille activement et avec efficacité au regroupement des correspondances de Bertalanffy.

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véritables éléments de la nature, des atomes aux êtres vivants, sont des « organismes » de différents degrés de complexité dont l’activité ne saurait être comprise en termes purement mécanicistes, quand bien même elle serait causée par les entités qui les composent. Il faisait de la totalité organique l’unité fondamentale de la biologie mais ne proposait guère qu’un retour à Aristote, sous la forme d’une vision fonctionnaliste de l’organisme et d’une réhabilitation empiriste du sens commun face aux abstractions « atomistes » d’une biologie « matérialiste ». Selon Russell, ce ne seraient pas les processus organiques qui permettent d’expliquer la forme organique, mais le contraire. Aucune substance ni entité intra-cellulaire ne pourrait être responsables du développement et de l’hérédité, lesquels constitueraient des phénomènes holistiques, des « fonctions ou activités de l’organisme unitaire dans son ensemble ». Les gènes ne seraient que des « fictions purement hypothétiques inventées pour rendre compte du comportement héréditaire », des objets de pensée et non des objets des sens, qui auraient certes « une certaine valeur interprétative et heuristique », mais qu’il faudrait se garder d’hypostasier. La génétique pourrait tout au plus expliquer de petites différences entre espèces inter-fertiles : elle ne pourrait en aucun cas être pertinente pour le problème de la morphogenèse1.

Bien qu’il fusse, à l’opposé de Russell, l’un des plus vigoureux critiques d’une biologie exclusivement empiriste et l’un des grands promoteurs d’une biologie théorique digne de ce nom, Woodger le rejoignit par une voie plus « cassirerienne », d’inspiration néo-critique et « relationaliste », dans sa critique des entités hypothétiques telles que les gènes. Seules les relations entre de telles entités étaient selon lui significatives :

Puisque de telles entités imperceptibles sont invoquées pour expliquer quelque chose qui est perçu, elles ne peuvent pas être logiquement prioritaires sur ce dernier. Elles sont donc hypothétiques et rien ne peut être affirmé à leur propos au-delà de ce qui est requis pour le but en vue – l’explication

du phénomène observé, et ceci signifie mettre celui-ci en relation avec d’autres phénomènes observés […] Mais il y a une puissante tendance à oublier leur nature conceptuelle et à traiter de

telles entités comme si elles étaient « plus réelles » ou « plus fondamentales » que ce qui est donné dans la perception ; ce qui mène aisément à toutes sortes d’erreurs2.

Le biologiste et philosophe organiciste écossais Edmund Montgomery apparaît en fait (avant même Hertwig) comme un précurseur de cette critique en ce qu’il avait déjà dans les années 1870 critiqué le recours à des entités hypothétiques au motif qu’il susciterait invariablement pour se justifier l’introduction d’explications occultes et des hypothèses ad hoc3. Woodger, influencé par des philosophes néo-hégéliens tels que Josiah Royce, se fondait directement sur la doctrine des « relations internes ». Son développement du concept de hiérarchie organique, qui sera considéré au 2-4-6-2, reposait en effet sur l’idée que le moment le plus important du concept d’organisme est la différence entre propriétés « intrinsèques » et propriétés « relationnelles ». Par les premières, Woodger désignait celles que manifeste une partie de l’organisme dans toutes les relations viables pour elle ; les secondes référant à celles qu’une telle partie ne manifeste que dans certains types de relation, qui dépendent donc des relations spécifiques de la partie concernée avec les autres parties. C’est la négligence de l’existence de telles propriétés « relationnelles » qui, justement, rendait selon lui inadéquate la métaphore de la machine. C’est elle qui aurait conduit les généticiens « mécanicistes » (de la « secte du mendélisme expérimental » surtout représentée par « l’école de Morgan »), qu’il réduisait à des adeptes du schéma « stimulus-réponse », à associer « illusoirement » de manière univoque un gène à un caractère. Woodger estimait qu’il faut au contraire envisager a priori que tous les gènes peuvent être impliqués dans l’élaboration d’un unique caractère (phénomène de polygénie qui se révéla effectivement plus tard être important), pourvu que l’on veuille bien reconnaître l’existence de « relations internes » à l’organisme :

[Nous voyons que] tous les gènes peuvent être impliqués dans l’élaboration de ce qui est nécessaire pour la manifestation d’un unique caractère, à condition de reconnaître la différence entre propriétés intrinsèques et relationnelles des parties non-cellulaires, et l’existence et l’importance de relations internes à la hiérarchie organique. De telles possibilités étaient fermées à Weismann parce qu’il

1

Russell E.S. (1930), notamment p. 62, pp. 67-70 et p. 287 ; Goldschmidt R. (1931), pp. 459-460 ; Haraway D.J. (1976), p. 23 et p. 37 ; et Roll-Hansen N. (1984), pp. 407-413.

2

Woodger J.H. (1929), pp. 280-281. Les italiques me sont propres.

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postulait que les propriétés d’une cellule ne dépendent que de son noyau (au moins au cours de son développement) et qu’il ignorait ainsi complètement les relations internes mutuelles entre parties1.

L’insistance sur le trait holistique des phénomènes héréditaires, notamment le principe de polygénie, se retrouve aussi dans la théorie « physiologique » de l’hérédité ou « génétique physiologique » développée par Goldschmidt à partir de 1919 et publiée en 1927. Cette génétique tentait de concilier les points de vue holistique et physicaliste, et d’unir dans une même perspective les domaines alors largement séparés de la génétique, de l’embryologie et de la biochimie. Goldschmidt s’attachait à étudier un problème laissé dans l’ombre par la théorie de Morgan, à savoir « la manière dont le gène, quel qu’il soit, agit en contrôlant le développement jusqu’à la forme adulte montrant tous les traits héréditaires », c’est-à-dire encore la manière dont le développement se relie à « la fonction et à l’action des gènes »2. Dans sa théorie purement chimique, les gènes étaient assimilés à des enzymes, donc essentiellement à des catalyseurs. Le développement y était expliqué comme le produit des réactions en chaîne qu’ils induisent avec des taux de réaction déterminés, son ordonnancement remarquable l’étant par l’introduction d’un principe de coordination globale des vitesses de réaction. Et les mutations y étaient logiquement assimilées à de simples changements dans la quantité d’une enzyme, à une « perturbation du jeu normal des réactions catalytiques » (les allèles d’un même gène différant donc d’un point de vue quantitatif et non pas qualitativement)3. Goldschmidt concevait en fin de compte l’embryon comme un système chimique polyphasé dans lequel les substances contribuant à la formation des divers organes apparaissent par un processus coordonné de différenciation chimique ; ce qui lui permit d’expliquer les phénomènes de régulation mis en évidence par Driesch : la perturbation (telle une ablation partielle) de l’embryon n’empêchait pas un nouvel équilibre de s’établir4. Sa théorie était elle aussi solidaire du rejet de la conception orthodoxe assimilant le gène à l’unité d’hérédité (selon le schéma linéaire un gène – un caractère) : il fallait à son avis « en finir avec elle »5. Ce serait en effet le chromosome dans son ensemble qui constitue l’unité d’hérédité, de sorte que chaque caractère serait déterminé par l’action concertée de tous les gènes : chaque expression phénotypique d’un gène « dépend[rait] de la condition de tous les autres »6. Si Goldschmidt insistait de la sorte comme Woodger sur le principe de polygénie, il soulignait tout autant, comme le plus solide avocat néerlandais contemporain d’une biologie holistique7, l’importance de celui de pléïotropie, à savoir la détermination de plusieurs caractères par un seul gène8. L’influence de Goldschmidt sur Bertalanffy quant au problème de l’hérédité fut encore plus considérable que celles de Russell et Woodger. C’est d’ailleurs presque toujours au premier qu’il fit référence lorsqu’il s’efforça de légitimer sa perspective « organismique » dans ce domaine :

Nous devons nous libérer d’une conception sommative du processus héréditaire […] Chaque gène agit sur beaucoup de caractères voire en définitive sur tout l’organisme ; et réciproquement, un unique facteur n’est pas responsable d’un caractère, l’action commune de nombreux facteurs héréditaires étant nécessaire à son existence […] La totalité de l’organisme de l’animal adulte est engendrée par la totalité du complexe de dispositions (le génome) de la cellule germinale9.

Je montrerai au 2-5 comment Bertalanffy chercha à intégrer le point de vue de Goldschmidt dans la constitution d’une théorie synthétique de la morphogenèse.

Une autre approche holistique de la génétique, dont l’influence sur Bertalanffy fut moins significative bien qu’il s’y soit aussi référé dans ses premiers articles, doit enfin être mentionnée – ne serait-ce que du fait de sa dénomination. Il s’agit de la « théorie des systèmes génétiques » [Theorie

der genetischen Systeme] élaborée dans les années 1920 par Martin Heidenhain, qui représentait un cas

extrême illustrant comme les travaux de Russell, Woodger et Goldschmidt le fait que ce domaine et

1

Woodger J.H. (1930), p. 18; voir aussi pp. 12-15 et p. 438.

2

Goldschmidt R. (1938), p. 1 et Pichot A. (1999), p. 164.

3

Goldschmidt R. (1938), pp. 51-52 et p. 310. Voir aussi Piternick K.L. (1980), p. 20.

4

Goldschmidt R. (1938). Voir aussi Sapper K. (1926), pp. 889-895 ; Bertalanffy L. von (1929a), p. 100 et (1930), pp. 369-370.

5 Goldschmidt R. (1938), p. 311. 6 op. cit., p. 156. 7 Jordan H.J. (1932), p. 490. 8

Goldschmidt R. (1938), notamment pp. 78-81 et pp. 156 sq. Voir aussi Pichot A. (1999), pp. 164-165 et Ruffié J. (1982), p. 120.

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celui de la morphogenèse ne se laissaient à l’époque pas encore séparer1. Avec cette « théorie synthétique » de l’organisme qu’il élabora essentiellement entre 1923 et 1929 et qu’il baptisa aussi du nom de « synthésiologie » [Synthesiologie], Heidenhain entendait dépasser la théorie cellulaire orthodoxe et son atomisme. Des organites intra-cellulaires jusqu’à l’organisme dans sa totalité, l’être vivant était conçu comme un cosmos, dans une perspective revenant à décliner sur un mode biologique la « vision monadologique du monde » : cet être ne serait ni dans son ensemble, ni dans ses parties un simple agrégat de cellules, mais une hiérarchie de formes, les « histosystèmes », dont l’ordre, qualifié d’enkapsis, suivrait le modèle de l’emboîtement. Dans sa théorie, chaque « histosystème » est subordonné à l’action de ceux dans lesquels il est « encapsulé ». Le principe de leur engendrement, quel que soit leur niveau dans la hiérarchie organique, étant la reproduction par division. Heidenhain s’efforça de montrer que ce seul principe permet de rendre compte de l’existence d’une « force naturelle se développant à partir de l’organisation spécifique de la matière vivante », la « syntonie », qui assurerait la cohésion des « histosystèmes » et l’intégration des différents niveaux de l’enkapsis.

1-4-5-5 – L’organisme et son environnement comme « totalité »

Une autre problématique biologique investie par les modes de pensée holistiques de manière plus significative encore que celle de l’hérédité est celle concernant les relations de l’organisme individuel et de son environnement, et ce qu’elles induisent sur son comportement. Les approches holistiques de cette problématique, que l’on peut d’ailleurs peut-être considérer comme celles des sciences de la vie ayant le plus profondément influencé Bertalanffy si l’on tient compte non seulement de sa biologie « organismique » mais aussi de sa théorie de la connaissance, se subdivisent en fait en deux groupes, dont je distinguerai ici l’examen en deux sous-sections. Je considérerai dans la présente celles que l’on peut qualifier d’approches « écologiques » de l’organisme ; à savoir celles qui considèrent que son comportement est incompréhensible abstraction faite de son environnement, les deux formant un « système » qui doit être appréhendé en tant que tel. La « théorie de l’Umwelt » de Jakob von Uexküll (et son prolongement chez Hermann Weber), dont nous verrons au 2-1 le rôle dans le perspectivisme de Bertalanffy, en fut la manifestation majeure : très influente, y compris et peut-être surtout des points de vue idéologiques et philosophiques2, elle constitua en fait une figure emblématique du holisme dans le monde germanique à l’époque.

Von Uexküll se considérait en biologie comme un héritier des « téléomécanicistes » majeurs que furent von Baer et Müller, et il entretint dès 1891 des relations étroites avec Driesch. Il épousait en philosophie de la connaissance les vues de Kant, tout ayant la prétention de les enraciner dans la biologie3. Il développa sa « théorie de l’Umwelt » dès la fin des années 1900, la sophistiquant par la suite jusqu’à la fin de sa vie. En se fondant sur une approche purement behavioriste et physiologique, il visait à montrer que la perception qu’un organisme animal a de son « entourage » [Umgebung] et la manière dont il agit sur lui sont déterminées par son organisation biologique. Selon sa théorie, qui anticipait en particulier largement le concept cybernétique de « rétroaction » [feedback], l’organisme n’expérimente pas un monde « en soi », mais deux mondes engendrés par la coordination de ses organes « récepteurs » (i.e. sensoriels) et « effecteurs » (i.e. d’action) en un « cycle fonctionnel » [Funktionskreis] : son « monde perceptif » [Merkwelt] et son « monde de l’action » [Wirkwelt]. Ces deux mondes formeraient une « totalité close » : le « monde vécu » ; celui auquel, précisément, Uexküll donnait le nom d’Umwelt (« milieu »)4. Le « milieu » d’un être vivant serait ainsi l’ensemble des caractéristiques partielles de son « entourage » auxquelles il est sensible et sur lesquelles il peut agir conformément à son organisation psychophysique ; il serait le monde que cet être crée par nécessité biologique et qui lui permet de subsister :

Tout sujet tisse ses relations comme autant de fils d’araignée avec certaines caractéristiques des choses et les entrelace pour faire un réseau qui porte son existence5.

1

Heidenhain M. (1923). Voir aussi Sapper K. (1926), pp. 345-346 ; Bertalanffy L. von (1930/1931), pp. 372-373 et (1932b), pp. 261-263.

2

En ce qui concerne l’idéologie, voir le dernier chapitre de cette partie. En ce qui concerne la philosophie, on peut au premier chef mentionner Cassirer (par exemple Cassirer E. (1944, 1975), p. 41). Voir aussi le premier chapitre de ma seconde partie.

3

Uexküll J. von (1934, 1965), p. 28 ; Harrington A. (1996), p. 39 ; Kull K. (2001), p. 8.

4

Uexküll J. von (1934, 1965), pp. 14-24.

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La différence entre « entourage » et « milieu » est le lieu précis où se logeait le holisme de Uexküll : le premier désignait la totalité d’un espace dans lequel on considère un organisme indépendamment de celui-ci, alors que le second était essentiellement un concept relationnel1. L’« entourage » ne deviendrait « milieu » que dans l’exacte mesure où il serait porteur d’une signification. L’organisme serait seul à pouvoir instaurer cette signification, qui dériverait de la relation « perceptive-active » qu’il établit avec son « milieu » :

Ce sont les actions des animaux projetées dans leur milieu qui confèrent leur signification aux images perceptives grâce à la connotation d’activité […] Avec le nombre des actions possibles d’un animal croît également le nombre des objets qui peuplent son milieu2.

Un animal ne peut entrer en relation avec un objet comme tel […] Ce n’est qu’à travers un rapport que l’objet se change en un porteur de signification, signification qui lui est conférée par le sujet […] Chaque milieu constitue une unité fermée sur elle-même, dont chaque partie est déterminée par la signification qu’elle reçoit pour le sujet de ce milieu3.

Chaque organisme constituerait donc une sorte de monade. Il aurait son univers propre, parce que l’expérience qu’il a de son « entourage » lui serait propre :

Chaque sujet vit dans un monde où il n’y a que des réalités subjectives et où les milieux mêmes ne représentent que des réalités subjectives4.

Selon Uexküll, il ne saurait même pas y avoir de temps ni d’espace absolus. Ses études zoologiques l’amenèrent en effet à affirmer que seul existe un « temps perceptif » relatif à chaque organisme ; et que, comme le temps, « l’» espace est un « produit du sujet », engendré en fait par l’intersection de trois espaces : les espaces « tactile », « actif » et « visuel »5. Les formes de l’intuition que Kant avait considérées comme des a priori immuables et absolus se révèleraient ainsi relatives aux conditions physiologiques de chaque organisme. Mais d’un autre côté, Uexküll jugeait que cette relativisation équivalait à une démonstration éclatante, purement biologique, de la « révolution copernicienne » opérée par Kant :

Sans sujet vivant, le temps ni l’espace n’existent. La biologie trouve là accès à la doctrine de Kant, qu’elle exploite scientifiquement dans la théorie des milieux en insistant sur le rôle décisif du sujet6.

Du point de vue de la philosophie de la connaissance, une première conséquence de la théorie de l’Umwelt, radicalement relativiste, était donc que deux organismes biologiquement différents expérimenteraient des réalités incommensurables ; « la » réalité ne pourrait se définir que comme le produit, relatif au sujet, de l’interaction entre ses mondes « perceptif » et « de l’action » :

Trop souvent nous nous imaginons que les relations qu’un sujet d’un autre milieu entretient avec les choses de son milieu prennent place dans le même espace et dans le même temps que ceux qui nous relient aux choses de notre monde humain. Cette illusion repose sur la croyance en un monde unique dans lequel s’emboîteraient tous les êtres vivants7.

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