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C’est dans les premiers écrits de Bertalanffy, surtout dans ceux consacrés à l’histoire et à la philosophie de l’art3, que s’observe le plus clairement la conséquence profonde sur la genèse de sa problématique de tous les éléments examinés dans ce premier chapitre. Tous ces premiers écrits manifestent une quête de points d’appui, de fondements et d’orientation solides, dans un présent ressenti comme disloqué dont l’horizon de sens se serait évanoui.

Ainsi s’opposait-il vigoureusement à l’expressionnisme, « une gothique fausse » et « pathologique », expression parfaite de la « barbarie moderne ». Préfigurant le thème de « l’art dégénéré » cher aux nazis, il estimait que tandis que le gothique avait en son temps conservé des limites à ne pas franchir dans l’éloignement de la nature, l’expressionnisme – qui prétendait s’en inspirer – avait aboli de telles limites et « sombré » dans un « simple jeu de formes sans valeur ni contenu », où l’objectivité comme le sentiment avaient été éliminés. Pour Bertalanffy, la vocation de l’art était de créer un ordre, d’introduire la « forme » dans le chaos, ou de la préserver lorsqu’elle existait déjà. Il voyait l’art et la nature comme les parfaits symboles, complémentaires, de l’ordre. Le Romantisme, et plus particulièrement Hölderlin à cette époque, lui fournissaient son inspiration à cet égard. Une inspiration qui se retrouve ailleurs, notamment dans le Cercle du poète Stefan George (dont il connaissait bien les activités)4, et qui consistait à faire de l’art un substitut de la religion, l’œuvre d’art étant en fin de compte assimilée à un temple. D’où aussi l’attachement de Bertalanffy au classique : l’art « véritable » se réduisait pour lui aux styles qui s’en inspiraient réellement, avec la conscience des formes, l’exigence d’une métrique stricte et la foi en la rationalité du monde que cela impliquait ; l’expressionnisme incarnant au contraire la perte de cette foi, l’abandon de l’exigence classique de proximité avec la nature et, en définitive, le chaos. L’important ici est que cet attachement au classique (qui refusait l’abandon au classicisme5) exprimait un attachement plus général à une

cosmologie, à un ordre rationnel du monde : Un art cosmique, classique, est une nécessité6.

1

Hertwig O. (1918), p. 23.

2

Simmel G. (1918), pp. 418-419. Les italiques me sont propres.

3

Principalement Bertalanffy L. von (1924b), (1926c) et (1927b), mais aussi (1923), (1926a), (1926e) et (1928d).

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Bertalanffy L. von (1927b), pp. 347-348.

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C’est un point que n’a pas vu Hofer, laquelle est allée jusqu’à commettre l’erreur d’écrire que Bertalanffy ne distinguait pas entre « classique » et « classicisme » (Hofer V. (1996), p. 58), alors que cette distinction fut centrale dans Bertalanffy L. von (1927b) (que Hofer n’a pas pris en compte dans ses analyses) : elle y constitua la base d’une critique radicale du classicisme contemporain, évoquée plus haut.

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Dans cette exigence où la quasi-synonymie des termes était posée, ce n’est pas un retour au classique qu’il faut voir (Bertalanffy récusant « l’utopie classique »), mais un retour à son esprit et une quête cosmologique qui pourrait résumer toute la vocation du philosophe :

Nous étions désespérés du monde et nous étions raccrochés à des puissances irrationnelles supérieures ; nous devons désormais nous y retrouver dans le monde, apprendre de nouveau à croire en sa rationalité. C’est en nous-mêmes que le monde est devenu un chaos ; c’est en nous que nous

devons de nouveau le reconstruire comme un cosmos1.

Cette citation manifeste le lien entre cette quête cosmologique et deux aspects essentiels de la pensée de Bertalanffy. Le premier est qu’il inscrivait la quête en question dans une perspective idéaliste (le « cosmos » était à reconstruire « en nous », il devait donc être une construction et non une donnée extérieure qu’il s’agirait révéler). Le second, qui introduit en grande partie aux considérations des prochains chapitres, tient à son allusion à un puissant et bien réel vent d’irrationalisme, auquel il n’avait pour autant en rien l’intention de succomber. Un autre point essentiel est que Bertalanffy voyait dans la « crise » alors tant commentée non seulement le symptôme d’un déclin, mais aussi un « chaos fertile dont sortira[it] un nouveau cosmos »2. Que ce souci de constitution d’une cosmologie ait été une constante de la vie intellectuelle de Bertalanffy, on s’en convaincra en l’observant près d’un demi-siècle plus tard réactualiser, comme en écho à Alexandre Koyré3, les complaintes du poète John Donne contre la destruction du cosmos aristotélicien :

« Toute cohérence est partie » – ceci s’applique à notre monde plus encore qu’à celui de John Donne […] Nous n’avons semble-t-il pas de lieu sûr dans le schème des choses4.

La convergence de Bertalanffy avec le structuralisme, qui sera surtout discutée dans les deux premiers chapitres de ma seconde partie, s’explique justement aussi par cette quête commune de cohérence et de sécurité dans le « schème des choses ».

Comprendre les modalités de construction de la cosmologie (« systémique ») de Bertalanffy impose maintenant de prendre en compte deux autres traits essentiels du contexte intellectuel de la genèse de ses conceptions, étroitement liés aux aspects relevés dans les considérations de ce premier chapitre car incarnant pour beaucoup les paradigmes centraux d’une réorientation de la vision du monde jugée adéquate pour dépasser l’état de « crise » généralisée : l’ubiquité des concepts de « vie » et de « totalité ». Il m’a toutefois semblé indispensable, avant d’exposer les aspects de cette ubiquité et leur impact sur Bertalanffy, de tenter au préalable une clarification d’un certain nombre de néologismes que nous retrouverons largement utilisés dans tout ce qui suivra, tels que ceux de « holisme », d’« émergentisme », de « réductionnisme » et de « mécanicisme ». Ces termes sont en effet hautement équivoques, une équivocité qui constitue la base de leur usage en général polémique, ainsi que celle des associations d’idées parfois fécondes mais aussi fréquemment dangereuses dont les concepts qu’ils mettent en jeu sont les pivots.

1

op. cit., p. 342. Les italiques me sont propres.

2

Bertalanffy L. von (1928a), p. 2.

3

Koyré A. (1968), pp. 42-43 analysa la « tragédie » de la science moderne comme son impuissance à faire de l’homme, du « monde de la vie », son objet ; elle aurait « coupé le monde en deux », par son abstraction des « qualités » et par son approche exclusivement atomistique.

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