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Protocole modal contradictoire.

2 DES MODALISATEURS FICTIONNELS PARATEXTUELS

II. MODALISATEURS PERITEXTUELS

II.2. Protocole modal contradictoire.

A l'inverse de la situation précédente, le péritexte rend aussi possible la disposition d'un registre contradictoire. Son mode d'être périphérique, déjà signalé, lui permet l'addition de signaux génériques opposés. L’œuvre n'est plus alors sans protocole achevé, sans registre de lecture fermement établi. Elle est plutôt saturée de modalisateurs, à ceci près que ces derniers sont incompatibles, ne peuvent coexister de façon cohérente. Comme précédemment, cette "situation d'énonciation complexe" n'est pas nécessairement le résultat d'un choix délibéré.

On peut imaginer en effet la situation inverse de celle de Giocomo Joyce. Un manuscrit semblable, mais présentant une foule de signaux génériques contraires. Certains le définiraient comme un roman, d'autres comme un récit autobiographique etc. L'écrivain mort sans laisser d'éléments pour trancher, les héritiers seraient bien embarrassés. Ce n'est bien star qu'une hypothèse d'école. A notre connaissance, il n'est pas d'exemple d'une telle situation. Par

contre, de nombreux ouvrages ont un statut incohérent à la suite d'erreurs, de confusions ou d'abus des éditeurs, voire des écrivains.

Un exemple ? Le premier livre d'Ada, Elle voulait voir la mer... (Maurice Nadeau, 1985). S'il faut en croire l'indication générique de la couverture et de la page de titre, c'est un "roman". Pourtant, le prière d'insérer complique cette classification générique dans le résumé qu'il donne de l'ouvrage. Dans celui-ci, la narratrice et héroïne du livre est identifiée à l'auteur :

"Une famille ouvrière italienne dans la banlieue parisienne. Le père est maçon. La mère rêve d'un meilleur sort pour ses enfants. Elle parvient à faire entrer Ada au lycée. Pas d'autre orientation pour Ada que le 'technique'. Elle effectue un travail de bureau dans une grande 'boite' alors que ne cesse de l'habiter le désir de parvenir à la culture et de se réaliser".

Apparemment, ce texte est donc une autofiction. Le protocole modal du dispositif est réalisé (c'est un "roman") ; ainsi que le protocole nominal (l'auteur et l'héroïne ne font qu'un). Et cette classification est la seule façon d'accorder les désignations contradictoires sous lesquelles se présente l'ouvrage. Pourtant, le récit ne répond pas à cette description du péritexte. A la lecture, seule l'histoire correspond au résumé du prière d'insérer. C'est bien le récit, à la première personne, de l'enfance, de l'adolescence et de l'entrée dans la vie active d'une Française d'origine italienne, prise entre deux mondes, enfermée dans son milieu ouvrier, aspirant à la culture et au bonheur personnel. Mais la narratrice ne s'appelle pas le moins du monde "Ada". Dans le roman, on apprend que son patronyme est "Renault" (pp. 68, 70) et de nombreuses occurrences la dotent du prénom "Renata" (au hasard, pp. 153, 157, 159, 166, 168 etc.) L'indication générique présente le livre comme un roman, alors que la quatrième de couverture en fait un récit autobiographique tandis que le texte présente une héroïne différente de l'auteur. Que peut en conclure le lecteur ? Naturellement, il ne verra pas dans ces palinodies la volonté de produire un effet littéraire spécifique. Selon son humeur ou son indulgence, il pensera que le personnel de cette maison d'édition) a) est étourdi, manque de coordination, c) tente de concilier des recettes commerciales incompatibles (le "vécu" se vend bien, mais tout ce qui est "romancé" ne se vend pas trop mal non plus). Il ne s'agit là que d'un exemple, mais ces incohérences péritextuelles sont

malheureusement monnaie courante dans le secteur grand public de l'édition (Lejeune, 1986 b).

Plus intéressante littérairement est la constitution voulue d'un registre de lecture contradictoire. Il suffit pour cela que l'écrivain accompagne son texte d'indications discordantes quant à sa véracité ou sa fictionalité. Les propriétés du péritexte permettent même d'opérer une mise en place tardive, lors d'une édition ultérieure, de ce statut générique complexe.

Dans Monsieur Jadis (La Table ronde, 1970) d'Antoine Blondin, le registre contradictoire du texte repose sur une double dédicace provocante :

"A l'abbé Pistre, la part de confession qui lui revient de droit.

A Yvan Audouard, les mensonges, en hommage au maître de la 'vérité du dimanche'.".

Cette déclaration contradictoire donne d'emblée le ton de cette pochade qui fait alterner un régime autodiégétique et un régime hétérodiégétique de narration, afin de raconter une nuit passée par l'auteur au commissariat, pour une vérification d'identité. Ce contrôle policier est naturellement l'occasion pour Blondin de réfléchir sur son identité et de faire le bilan de son existence. C'est le thème bien connu de l'homme mûr qui se penche sur son passé et qui se confronte au jeune homme qu'il fut. A ceci près que cette fois, la confrontation est réelle, la fiction permettant à l'auteur de se dédoubler et de camper un personnage représentant le jeune homme qu'il a été, «’jadis’. Ainsi cette histoire est autant imaginaire que personnelle et intime, ce qui explique l'aporie de la double dédicace. A vrai dire, l'épigraphe du roman donnait déjà la solution de cette contradiction :

"Ma vie est un roman"

(Tout-Un-Chacun). Cette pseudo-sentence de la Sagesse des Nations donne exactement le programme du livre, qui pourrait être rapporté de la façon suivante : "comme tout le monde, je m'invente des histoires à partir de la mienne. Pour me raconter, je vais fixer quelques-unes d'entre elles en les ramassant dans un roman. Comme tout ce que l'on imagine fait partie de son mythe personnel, ce dernier sera aussi vrai que les incidents réels qui composent ma biographie".

Plus complexe et d'une autre qualité littéraire, Moravagine de Blaise Cendrars appartient au cas de figure où le protocole modal d'un texte devient contradictoire à la suite d'addition uItérieures. On a déjà cité ce "roman" à plusieurs reprises, en particulier pour indiquer que Cendrars y jouait un petit rôle et pour suggérer la possibilité d'un protocole modal de fiction "impur". Le moment est venu de détailler ce qui fait la singularité générique de cette œuvre.

Le roman tel qu'il se donne à lire aujourd'hui présente en effet un appareil péritextuel d'une ampleur inhabituelle. Il est en particulier encadré par une Préface, qui date de la première édition de 1926, et par deux textes, ajoutés lors de la dernière édition en 1951 : Pro domo, écrit selon Cendrars à partir de notes rédigées de 1917 à 1926, dont le sous-titre est "Comment j'ai écrit Moravagine (Papiers retrouvés)" ; une Postface, datée de 1951. Mais cet ensemble n'est pas seulement pléthorique, il est aussi conflictuel et contrasté.

Il faut dire que dès l'édition de 1926, accompagnée de la seule Préface, ce livre était déjà assez retors dans son agencement et plutôt problématique dans son statut. Si les épigraphes, la dédicace, la préface, les notes, le style "ampoulé et prétentieux" (Cendrars dixit), la construction, constituaient autant de signaux ironiques quant à la réalité des faits rapportés, la Préface ne déclarait la fictionalité du texte que sur le mode de la dénégation. Dans celle-ci, Cendrars reprend en effet les topoï de la malle aux manuscrits et du texte confié par un ami pour être édité. Ordinairement, c'est là un signe sûr de la fictionalité, l'indice implicite qu'il est donné au lecteur une histoire imaginaire, la marque d'une "fiction de non-fiction" (Rousset). Pourtant, il y a dans ce cas une petite nuance qui fait une grande différence. Non seulement Cendrars apporte un luxe de détails à son affabulation, mais en outre il est un élément de cette mise en scène, une donnée de cette mystification. L'auteur de ce manuscrit, il le connaît assez pour que celui-ci lui demande d'intervenir en sa faveur ; l'histoire qui y est racontée, on a vu qu'il en fut un des acteurs, même si celle-ci glisse discrètement sur son rôle. Il y a loin de cette situation et du procédé traditionnel du manuscrit apocryphe. Voyez le cas de Stendhal, avec La Chartreuse ou

Armance rien de comparable. Dans ces deux romans, Stendhal prétend avoir

reçu un manuscrit (les annales d'un "bon chanoine", la nouvelle d'une "femme d'esprit"), l'avoir publié sous son nom, en n'apportant que des corrections minimes. Mais dans les deux cas, il n'est pas un personnage, même effacé, de

ces récits : il n'a pas eu le bonheur de croiser la Sanseverina, ni de goûter l'amitié d'Octave.

Au contraire, Cendrars remplit un rôle dans l'histoire de Moravagine, rôle qui n'est minime que dans la mesure où son apparition est concomitante d'une formidable ellipse diégétique du roman, comme si tout ' coup une censure impérieuse se levait pour occulter ses relations avec le héros éponyme. En réalité, si l'on comble ce silence à l'aide des données fournies par le texte, tout montre que dès leur première rencontre Cendrars et Moravagine font équipe. Inutile de faire appel au hors-texte, de rappeler que Cendrars signait parfois ses cartes postales "Moravagine". Le roman le dit en toutes lettres. A partir de l'épisode de Chartres, Cendrars prend la place de Raymond le narrateur auprès de Moravagine. Épuisé par l'ardeur de ce dernier, par son culte furieux de l'action, Raymond lui abandonne sa fonction de double fasciné, participant, à tous les débordements de son modèle. Fort de son savoir d'Eubage (ce récit poétique, déjà rencontré, est publié la même année), de sa connaissance du désordre inhérent à toutes choses, Cendrars passe désormais à l'acte dans le morde de ses fictions : c'est maintenant un Portrait de l'artiste en activiste qu'il donne, sur un mode mineur, à ses lecteurs. Comme s'il voulait rassembler sur son nom tous les extrêmes, multiplier les images contrastées de lui-même, il se dépeint lancé. avec Moravagine dans " l'action qui obéit à un million de mobiles différents, l'action éphémère, l'action qui subit toutes les contingences possibles et imaginables, l'action antagoniste. La vie" (M., p. 393). Par rapport à l’Eubage, cette fiction de soi élargit le champ des possibles cendrarsiens : après la connaissance, c'est l'action qu'il prétend aimanter à son nom. Dans l'édition de 1926, Cendrars est ainsi à la fois au cœur et à la périphérie de Moravagine : sur ses marges comme éditeur du texte et au centre du récit comme double du héros éponyme.

Une telle position de l'auteur complique naturellement à outrance la fiction du manuscrit apocryphe. La présence de Cendrars dans le roman a un effet contradictoire : elle le déréalise tout en apportant une sorte de vraisemblance au statut allographe du texte. Poussée à la limite, la dénégation ne permet plus au lecteur de jouer innocemment à la "fiction de non-fiction". Il est obligé de se demander si l'auteur ne croit pas à ce qu'il raconte, quand bien même l'objet de son récit serait irréel. Il faudrait pouvoir approfondir le registre curieux où Cendrars essaie de loger son texte. Mettons pour simplifier qu'il a

recours à une "fiction de non-fiction", mais en essayant réellement d'y faire croire le lecteur. Tendanciellement, la Préface de 1926 présente donc

Moravagine comme un texte référentiel.

Tout se complique, si l'on peut dire, avec l'édition de 1951 et les deux additions signalées. Les liens entre ces deux pièces rapportées, entre elles et l’œuvre de 1926, sont pour le moins inattendus.

- Pro domo / Postface : ces deux textes sont à la fois contradictoires et complémentaires. La Postface garantit l'authenticité de l'origine du Pro domo, accrédite son statut de "papiers retrouvés", de fragments contemporains de la longue gestation de Moravagine. Mais dans le même temps, elle reconduit, à un quart de siècle de distance, la, mystification qui fait de Cendrars un simple éditeur de ce roman. Pourtant, cette mystification est en contradiction avec le Pro dodo puisque, dans celui-ci, Cendrars révèle qu'il est le véritable auteur de ce livre. Comme son sous-titre l'indique bien, ce Pro domo est, en effet, une sorte de Journal de Moravagine : il relate toutes les circonstances qui ont conduit à son existence, depuis les sources du personnage jusqu'aux étapes de la rédaction de ce texte. C'est un document littéraire exceptionnel par toutes les informations qu'il donne sur les sentiers de la création chez Cendrars. Tout le

Pro domo s'inscrit donc en faux contre le simulacre qui fait de Moravagine une

personne réelle et du récit la relation de son histoire écrit par un tiers. Avec l'édition de 1951, Cendrars fait par conséquent un geste contradictoire. Du même mouvement, il défait (avec le Pro domo) et reconduit (avec la Postface) l'artifice mis en place en 1926. Tout se passe comme s'il n'arrivait pas à choisir entre ces deux options - à moins que ces "papiers retrouvés" ne soient, eux aussi, une "fiction de non-fiction", que Cendrars ait inventé après coup l'élaboration de Moravagine, comme il avait inventé l'histoire de cet "idiot".

- Version de 1926 / Pro domo / Postface : si on considère maintenant le livre dans sa totalité, tel qu'il se présente dans sa version finale en 1951, on constate que Cendrars s'est livré à une curieuse manipulation. Considérons la disposition des derrières pièces du livre : la Postface boucle le volume et garantit l'authenticité du Pro domo, alors que son contenu est manifestement fictif, qu'elle s'inscrit dans la tradition des manuscrits perdus ou retrouvés. Le commentaire génétique et explicatif du Pro domo se trouve, par suite, encadré par une présentation fictive (la Préface) et par sa réactualisation (la Postface). Ce texte référentiel est comme enclavé dans l'imaginaire, encerclé par des

fabulations. En toute logique, on se serait attendu à l'inverse : un texte final, à la rigueur liminaire, qui donnerait toutes les informations du Pro domo, rétablirait la vérité et la réalité. Par convention, le dernier mot, le mot de la fin revient d'habitude au commentaire discursif qui se situe à un niveau plus abstrait et dont la, position hiérarchique est dominante. Or, c'est précisément le contraire que présente Moravagine. Il y a là comme un contre-emploi du discours d'escorte, du commentaire historique et critique par Cendrars. Au lieu de surplomber le livre, d'avoir la maîtrise de son imaginaire, le Pro domo se trouve placé sur le même plan que les inventions qui le constituent ; bien plus, il se trouve subordonné à l'une d'elles. S'agit-il d'une étourderie de Cendrars ? Or. a du mal à le croire ; d'autant que son texte sur Villon montre combien Cendrars était sensible à la structuration interne d'un livre, aux effets de sens produits par la répartition des textes dans le volume (1952, p. 60). De toutes façons, le résultat est le même : dans la position où il est, le Pro domo perd sa compétence à décliner la vérité du reste de l'ouvrage et à disposer de la vérité qui est la sienne. Cette inversion le signale au lecteur comme un texte qui n'a aucun privilège particulier, une recréation fictive de la création littéraire, un commentaire fictif de Moravagine. Cendrars a imaginé rétrospectivement la rédaction de ce roman, comme il avait inventé l'histoire de Moravagine et sa rencontre avec lui. La fabulation n'est bien sûr pas du même ordre dans les deux cas ; une frontière les sépare, qui est celle-là même qui passe entre les autofictions et les textes "mythobiographiques" comme Bourlinguer. Dans ce dernier cas, il part de la réalité pour inventer ; dans l'autre, il s'invente pour tenter de retrouver le réel et son expérience vécue. Mais ces deux plans "communiquent de façon subtile" comme le montrent Moravagine et ses autres textes.

En inversant les attentes et les conventions discursives, Cendrars pousse ainsi encore plus loin la fictionnalisation de soi. Non seulement son nom est devenu celui d'un personnage fictif, mais son travail d'écrivain est devenu lui-même une sorte de fiction. On assiste alors à une invagination de l'ensemble de l’œuvre ; tout son ancrage référentiel se trouve retourné dans l'ordre imaginaire qu'il a produit. La fiction n'a plus de bord ni de dehors.

Il faut arrêter là ce tour d'horizon des modalisateurs péritextuels de fiction. On aura noté, une fois de plus, que le péritexte a montré sa capacité à produire des modulations et des effets aussi variés qu'inattendus. On ne saurait

assez souligner, après Gérard Genette, combien ces franges littéraires sont importantes pour la physionomie des œuvres et pour l'expérience de la lecture. Si quelque analyse d'un texte particulier aura paru longue, on espère que l’indifférence qui était jusqu'alors lors de mise envers le paratexte l'excusera. On aura relevé, en outre, comment des usages apparemment inconciliables du péri texte finissent par converger pour produire un registre complexe indéfini ou contradictoire. Entre Genet, et Cendrars, aucun dénominateur commun ne semble exister 'dans l'élaboration de la "situation globale de communication" de leurs textes. Le premier opte pour un quasi-silence, refusant d'exploiter ce lieu privilégié de la communication littéraire que sont les marges de l'œuvre pour éclaircir le statut de ses textes par une sorte d'indifférence envers le lecteur que Bataille a décrit un peu vite comme une forme de mépris. Le second multiplie, au contraire, les développements et les explications, sature les entours de son œuvre d'une légion d'indications, comme s'il craignait que le lecteur manque d'éléments pour le découvrir. Pourtant, ces deux stratégies de communication, en apparence opposées, cherchent un effet identique : brouiller les pistes afin de disparaître dans une légende, où seul l'écriture demeure. Par excès ou par défaut, leurs emplois du péritexte et les profils génériques qui en découlent, se rejoignent dans un résultat similaire des livres mystérieux, inclassables, appelant à l'infini l'exégèse critique, entretenant indéfiniment la curiosité et l'étonnement des lecteurs.