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"L'un d'entre eux, leur propre prophète a dit : 'Crétois toujours menteurs, méchantes bêtes, ventres paresseux!. Ce témoignage est vrai"

Toutes les marques de fictionalité étudiées jusqu'à présent relevaient du péritexte. Cette limitation, nécessaire à la clarté de notre étude, a pu faire croire à une sorte d'autosuffisance du péritexte dans la constitution du contrat de lecture d'une œuvre. Il est pourtant évident qu'il n'en est presque jamais ainsi. Si c'était le cas, "la vérité, l’âpre vérité" en exergue au roman Le Rouge et le

Noir, "l'humble vérité" dans la marge d'Une Vie feraient de ces ouvrages des

récits autobiographiques ou historiques. Ne déclare-t-on pas ainsi que l'intégralité de ces deux textes est véridique ? En réalité, le lecteur ne s'y trompe pas. Il comprend que ces épigraphes résument les choix esthétiques, voire éthiques de Stendhal et de Maupassant. Il ne lui viendrait pas à l'idée d'y voir un engagement personnel quant à la véracité des faits rapportés.

Ces deux exemples sont convoqués pour rappeler cette évidence : le péritexte est rarement le seul facteur orientant la perception que peut avoir le lecteur d'une œuvre littéraire. Il y a dans le texte, dans le discours narratif, dans l'histoire dans les événements narrés, dans les personnages, dans le décor, et même dans la composition et le style d'une œuvre, des éléments qui y concourent au moins autant. Ce sont ces éléments qu'il faut maintenant tenter de recenser : les modalisateurs de fiction propres au texte.

Pour les cerner, il faut examiner les moyens dont dispose un texte pour procéder à une modalisation explicite, pour mettre en œuvre un protocole modal à la fois intra-textuel et formulée de façon évidente. Il convient d'insister sur le fait que notre examen se limite pour l'instant à tous les cas où un texte exprime directement et de façon patente la valeur de vérité de son contenu. Toutes les formulations indirectes, données par le biais de commentaires actoriaux, de mise en abyme ou de procédés de thématisation sont exclues de notre investigation. Que Cendrars, par exemple, dans Une Nuit dans la forêt (sous titré "Premier fragment d'une autobiographie") se décrive dans une scène en train de faire un demi-mensonge ("j'ai menti sans mentir") à l'un de ses meilleurs amis, voilà un trait qui ne peut qu'éveiller la méfiance du lecteur quant à l'exactitude et la précision de ce récit. Mais c'est là un procédé implicite d’ambiguïsation, d'ailleurs familier à Cendrars, qui ne peut retenir notre attention. De tels inducteurs d'ambiguïté ne sont pas là pour donner le statut générique d'un texte ; ils ne peuvent que le troubler et le rendre équivoque.

Cette détermination réduit donc le phénomène de la modalisation textuelle au cas explicite où un narrateur (qu'il soit hétérodiégétique ou homodiégétique) décrit le registre de son récit. Que ce narrateur soit ou non un personnage de son récit, peut importe. L'essentiel est : a) que ce narrateur soit le destinateur ultime du récit, b) que sa description de la valeur de vérité de son 'histoire soit énoncée de façon littérale, sans détours, c) que cette description désigne bien le statut des événements rapportés.

De telles déclarations modalisantes sont monnaie courante dans la plupart des récits. Elles font partie de l'ensemble des énoncés métanarratifs exigés par cette situation de discours qu'est le récit littéraire. Le caractère différé de sa communication et l'imprévisibilité de son destinataire font qu'il appelle un "surcodage compensatoire" et qu'il se présente toujours, par suite, comme un "énoncé à métalangage incorporé" (Hamon, 1977, pp. 264-265).

Au reste, ce besoin de "surcodage" devient impérieux quand une œuvre inaugure une nouvelle manière ou se situe dans un registre inédit. On se rappelle ainsi les excursus du narrateur dans Tom Jones. En consacrant le premier chapitre de chacun des livres de cet ouvrage à commenter son entreprise, Fielding peut prendre ses distances avec la littérature romanesque antérieure et expliciter la formule du roman moderne qu'il est en train d'inventer. On se souvient aussi de la fameuse déclaration liminaire du Père Goriot :

"… vous qui tenez ce livre d'un main blanche, vous qui vous enfoncez dans un moelleux fauteuil en vous disant : peut-être ceci va-t-il m'amuser. Après avoir lu les secrètes infortunes du père Goriot, vous dînerez avec appétit en mettant votre insensibilité sur le compte de l'auteur, en le taxant d'exagération, en l'accusant de poésie. Ah ! Sachez-le : ce drame n'est ni une fiction, ni un roman. All

is true, il est si véritable, que chacun peut en reconnaître

les éléments chez soi, dans son cœur peut-être".

Aucun commentateur n'a manqué de souligner l'importance de ce passage où Balzac énonce son credo romanesque. Contre les formes narratives artificielles et conciliantes de son époque, il revendique un nouveau vraisemblable, une fabulation vraie, qui ferait place à des sujets presque tabous et qui ne donneraient pas dans des dénouements moralisateurs.

Du fait de leur singularité générique, les textes autofictifs sont eux aussi dans la nécessité d'expliciter leur registre. Là peut-être plus qu'ailleurs, la

plupart des récits n expose, peu ou prou le caractère fictif ou référentiel de leur contenu, dans des déclarations qui vont de la simple auto-désignation à des développements plus amples. Citons quelques exemples, presque au hasard de notre corpus. Céline dans Normance, relatant Paris sous les bombardements :

- "Je vous ai dit : je mentirai rien... Les phénomènes surnaturels vous outrepassent, et c'est tout ! Les chroniqueurs sans conscience rapetissent, expliquent, mesquinent les faits ! Oh, votre serviteur... du tout ! Le respect des somptuosités !" (1954, p. 50) ;

Bastide dans La Vie rêvée, où (comme Genet dans Notre Dame des

Fleurs) il superpose le récit de soi et l'invention romanesque, se trouvant ainsi

dans l'obligation de faire de régulières mises au point :

"Je vais aussi commettre des erreurs, en parlant de ma famille. Mais la vérité stricte, qui importe peu ici, ne doit pas être préférée aux impressions reçues dès l'enfance. Ce qui compte, c'est que j'ai cru, ou imaginé, très têt" (1962, p. 30)

Dominique Rolin qui dans L'Infini chez soi rêve sa naissance, comme elle rêve sa mort dans Le Gâteau des morts :

"Je découvre ceci ce matin : la réalité n'est que pure invention prémonitoire. Jubilation. Je serai la pythie de moi-même. J'accomplirai mon travail de prospecteur ayant payé cash sa concession avec une curiosité que l'on peut qualifier de chirurgicale.( o..). Il faut oser. Percer. Fendre. Toucher mon avant-vie pour cesser enfin d'être le Je que d'ordinaire on suppose être moi" (1980, p. 9) ;

et plus loin, dans le même roman :

"Je fabule ? Mettons. J'ai le droit. J'en ai même le devoir. Il faudra que j'accouche de mes géniteurs, n'est-ce pas ?" (p. 131).

Le problème est de savoir quel crédit on peut accorder à ces commentaires où le narrateur éclaire le registre de son récit. Un passage de

Proust, déjà évoqué à propos de Genet, peut servir de fil conducteur à cet examen.` Dans A la recherche du temps perdu, une page entière est consacrée à dénier toute véracité à l’œuvre ; une page qui ne manque pas d'ailleurs d'ambiguïté et fait par cela pendant aux passages équivoques où le narrateur décline son identité :

"Dans ce livre où il n'y a pas un seul fait qui ne soit fictif, où il n'y a pas un seul personnage "à clefs", où tout a été inventé par moi selon les besoins de ma démonstration, je dois dire à la louange de mon pays que seuls les parents millionnaires de Françoise ayant quitté leur retraite pour aider leur nièce sans appui, que seuls ceux-là sont des gens réels qui existent. Et persuadé que leur modestie ne s'en offensera pas, pour la raison qu'ils ne liront jamais ce livre, c'est avec un enfantin plaisir et une profonde émotion que, ne pouvant citer les noms de tant d'autres qui durent agir de même et par qui la France a survécu, je transcris ici leur nom véritable : ils s'appellent d'un nom si - français d'ailleurs., Larivière" (Pléiade, t. III, p. 846)

Cette déclaration intervient au terme de la Recherche, dans le volume du

Temps retrouvé. Elle est faite presque en passant, à l'occasion d'un hommage

rendu à des cousins extrêmement fortunés de Françoise, cafetiers retirés pour jouir de leur avoir et qui, pourtant, ont repris gracieusement du service pour aider la veuve d'un neveu, mort durant la guerre de 14-18 à Berry-au-Bac. Elle insiste, en outre, sur le caractère entièrement imaginaire de la diégèse de la

Recherche : ce ne serait pas un roman à "clefs", ni même un récit d'inspiration

autobiographique. Apparemment donc, un avertissement net et sans équivoque possible sur le statut du roman. Si on le considère comme le protocole modal de l’œuvre, il faut toutefois reconnaître qu'il n'est pas aussi transparent qu'il en a l'air. "Marcel" prétend que "tout est inventé" dans sa suite romanesque. Mais cette affirmation est formulée pour citer des personnes qui existeraient dans la réalité. Qui plus est, ces Larivière ont un lien de parenté avec une certaine "Françoise", un personnage qui, lui, serait totalement fictif. Les personnages fictifs de la Recherche auraient donc des parents réels ? Et réciproquement, les Larivière ont donc de la famille dans la fiction ? Ce caractère hybride des Larivière laisse songeur et leur statut paradoxal amène à prendre conscience d'un autre paradoxe.

C'est que, quand le narrateur affirme "tout est inventé", déclare que son discours est de part en part fictif, il s'enlève toute possibilité de garantir son propos, de fonder son jugement. Dès lors que son discours déroule une fiction dont il fait partie (comme tout narrateur d'ailleurs, son statut autodiégétique important ici peu), lui même est un être de fiction et perd tout droit de reprise sur la vérité. Puisque l'ensemble de la Recherche n'est qu'un récit imaginaire, une déclaration faite en son sein ne peut être ni vraie ni fausse, tout au plus vraie et fausse, indécidable.

Si cette déclaration a bien la valeur paradigmatique que nous lui prêtons, on comprend la difficulté pour le lecteur à adhérer à ce type d'affirmation. Naturellement, il faut supposer, comme pour la Recherche, que rien dans le péritexte ne permet de décider de la valeur référentielle de l’œuvre. On sait déjà, en effet, que si les entours du texte ébauchent un contrat autobiographique, ce genre de revendication fictionnelle aura un effet déstabilisateur : on l'a vu avec Genet. On peut donc déjà en conclure que les déclarations modalisantes ont un effet privatif, qu'elles peuvent exprimer l'absence d'une qualité que suggérait pourtant la présentation de l’œuvre. Mais la vraie difficulté est de comprendre si une déclaration de cette sorte peut constituer à elle seule un énoncé d'autorité, un métalangage qui dirait la vérité de l’œuvre.

Est-ce vraiment une difficulté ? Formulée correctement, la question s'éclaircit comme d'elle-même. Un énoncé d'autorité n'a d'autre garantie que son énonciation, c'est-à-dire sa situation d'énonciation et la position du sujet de l'énonciation (Lacan, 1966, p. 813). Si le discours préfaciel, par exemple., peut dire le vrai sur un livre, c'est que par convention et institution, tous les énoncés formulés en ce lieu et pris en charge par l'auteur seront reconnus comme dignes de foi. Les propositions avancées se soutiendront de cette situation discursive, de sa valeur fondatrice et authentifiante. Au contraire, appartenant lui-même à l'univers qu'il décrit comme fictif, ce Narrateur se retrouve dans la même position d'énonciation que le fameux Crétois Epiménide. Son propos présente le même tour aporétique qui porte son nom et qui est aussi connue sous la version simplifiée du "paradoxe du menteur". En disant "tous les Crétois sont menteurs", Epiménide le Crétois ne pouvait dire la vérité qu'en mentant et, inversement, ne mentait qu'en disant la vérité. On ne peut naturellement

décider de la fausseté ou de la véracité d'une telle proposition. De même quand "Marcel" dit "tout est inventé", il fait de lui-même une invention.

Comment croire, dès lors, à son affirmation ? S'il dit vrai, il perd son statut de personnage romanesque. Il faut donc qu'il cherche à mystifier le lecteur pour que son ouvrage soit effectivement une affabulation. On voit mieux en quoi ce passage apparemment sans difficulté du Temps retrouvé fait pendant aux passages équivoques où le Narrateur décline son identité, dans La

Prisonnière. Sous couvert d'une sèche mise au point, pour les lecteurs

empressés de faire du roman une lecture biographique, Proust formule là l'aporie de tout texte qui voudrait dans le mouvement même de son écriture faire retour sur lui même et indiquer son caractère fictif.

Insistons : il s'agit bien d'un paradoxe, pas d'un sophisme, d'une mystification de Proust, d'une argumentation délibérément viciée, reposant sur une transgression logique. Rien à voir avec un vice volontaire du raisonnement, un cercle logique qui reposerait sur une conjonction du type "donnez-moi votre montre, je vous dirai l'heure". Il y a là un paradoxe au sens strict, parce qu'on arrive à une conclusion contradictoire à partir de prémisses non contradictoires. Aucune fiction ne peut lever ce paradoxe si elle prétend inscrire sa nature, référer à elle-même, en utilisant le même langage que celui par lequel elle se constitue. Comme une fiction est par définition le récit d'une fiction et la fiction d'un récit, le niveau de la narration ne représente pas un niveau de langage suffisant pour traiter l'histoire comme un langage-objet et lui appliquer les prédicats "vrai" et "faux". Quand on désigne les commentaires du narrateur par les termes "métadiscours", "métanarratif" ou "métalangage", il s'agit d'un abus. Cet usage métaphorique a son utilité, mais il ne doit pas faire oublier que dans une œuvre littéraire l'histoire n'est jamais un véritable langage-objet, poussant être réellement prédiqué par le "métalangage" du narrateur. Seuls le péritexte et l'épitexte, pour autant qu'ils ne sont pas fictionnelles eux aussi par l'auteur, constituent un étagement suffisant, une dénivellation assez forte pour atteindre la consistance d'un métalangage. La propriété pour un texte d'être véridique ou mensonger appartient ainsi au paratexte, ce qui montre une fois de plus toute son importance.

Une précision, pour finir sur ces pseudo-modalisations textuelles explicites : si elles sont incapables de définir la vérité de l’œuvre, elles n'en ont pas moins un effet sur le lecteur. Si le narrateur est "digne de confiance"

(Booth), ces déclarations vont façonner et orienter la perception et la compréhension du lecteur - au même titre que des indications de régie par exemple. Quand Fielding déclare que l'histoire de Tom Jones est vraie et que cette véracité la distingue des fictions de son époque, ces affirmations déterminent la lecture de façon non négligeable. On ne peut les écarter purement et simplement. Elles ont une signification pour le lecteur. Mais il faut bien distinguer cette signification et cet effet de celui d'un énoncé d'autorité qui évaluerait et déterminerait la réalité du contenu d'un texte. Ce sont des indications sur la structure de la représentation de l’œuvre, sur la vraisemblance qu'elle produit et sur la lecture qu'elle exige. Ces commentaires ont leur importance pour le statut ontologique de l'univers diégétique de l’œuvre, mais pas pour la totalité de l’œuvre. Aussi bien, ils peuvent compliquer le registre de l’œuvre s'ils sont en contradiction avec les indications du péritexte, comme c'est le cas chez Genet. Mais ils n'ont alors qu'un effet négatif, leur efficacité et privative.

En définitive, il faut donc bien constater qu'il n'existe pas à proprement parler de modalisateurs textuels. Aucune déclaration modale explicite ne peut donner le statut générique d'un texte, sous peine de tomber dans un paradoxe. Si ces déclarations sont si courantes, c'est soit qu'elles cherchent précisément à inscrire ce paradoxe dans le texte, soit qu'elles visent à indiquer le vraisemblable recherché par l’œuvre. Mais le vraisemblable n'est pas la vérité. Le XVIIe le savait bien qui recommandait de préférer le premier au second.

C'est donc ailleurs et sous une autre forme qu'il va falloir chercher les indices par lesquels un texte expose sa nature fictionnelle.