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C Cannes, jeudi, le 3 mai 1917.

2 1 Le protocole nominal : premier

B. C Cannes, jeudi, le 3 mai 1917.

Cette dernière adresse va bien dans le sens du titre, confirme la signification symbolique du récit en appelant une lecture à la fois fictionnelle et herméneutique. Mais la première oriente de façon tout autre le texte, elle le présente comte un écrit personnel, elle fait de ce voyage extravagant la "relation pure et simple" d'une expérience vécue par Blaise Cendrars lui-même. L'eubage, ce prêtre lettré qui tient chez les Celtes du druide et du barde, de l'initié et du poète, figure à laquelle s'identifie le narrateur au chapitre 5, ce serait Cendrars en personne. Par cette dédicace, c'est à une lecture quasi-autobiographique que le lecteur est convié. Aux trois types de lecture précédents vient donc s'ajouter une exigence intime : il faudrait lire ce texte comme le récit d'une expérience "personnelle".

A nouveau, c'est l'exemple d'une identification transversale que fournit

L'Eubage, mais cette fois pour des raisons formelles. Si Cendrars s'était confondu

dans le texte avec son narrateur-héros, il aurait rompu un anonymat essentiel pour la tension entre les différents types de lecture qui constituent l'originalité de ce texte. Les noms propres sont des connecteurs trop puissants pour que l'on puisse en faire usage sans qu'ils remplissent irrémédiablement les personnages qu'ils désignent. Doté d'un nom identique à l'auteur, le narrateur aurait fait perdre à ce texte son indétermination et son allure intransitive. Anonyme, personnage individué mais impersonnel, identifié par la bande, le narrateur permet de maintenir un équilibrage entre les différents types de lecture du texte. Le résultat de cette identification indirecte, c'est qu'il rend possible des encodages contradictoires, sans qu'aucun ne puisse prédominer sur les autres ; il autorise la multiplication des lectures possibles, jusqu’à la dissonance et la contradiction, sans qu'aucune ne l'emporte. De concert récit fictif, texte initiatique, poème en prose et écriture de soif

de l'unité. Comme l'univers décrit par le narrateur, il présente une écriture pour ainsi dire isomère, qui selon les procédés retenus par la lecture produit des propriétés, des effets et des registres différents.

II. 3. Fonction de surdétermination.

Comme les "substituts livresques", la plupart des formes péritextuelles permettent de combiner pour un même personnage plusieurs identités. Un écrivain peut ainsi attacher son nom à l'identité d'un protagoniste fictif totalement autonome, doté d'une identité et d'un appellatif propres. Ainsi, il peut engendrer des effets qui sont impossibles ou plus délicats à obtenir avec les substituts livresques une identité contradictoire complexe et la possibilité d'une identification rétrospective.

Notons d'abord que la réalisation d'une identification contradictoire est moins coûteuse par le péritexte parce qu'il suffit que l'écrivain superpose deux noms pour la réaliser. Dans le cas des "substituts livresques", l'auteuur attribuait ses propres oeuvres à un personnage fictif. Cela supposait par conséquent que ce protagoniste soit un écrivain, tout au moins un auteur, que sa production soit motivée ou rendue crédible. Si l'auteur ne voulait pas faire son autoportrait sous le couvert d'un individu fictif (comme Strindberg) ou si ces oeuvres ne remplissaient aucun rôle dans l'histoire, cette accréditation pouvait apparaitre comme une pièce rapportée. C'est sans doute pour cette raison que de tels exemples ne se trouvent pas dans notre corpus, sinon quand cette projection auctoriale est mineure (comme chez Belleto)a Avec le péritexte, cette authentification est inutile. Une simple déclaration liminaire, une brève annotation marginale suffisent amplement pour surimprimer une identité actoriale et ainsi établir un protocole nominal. Naturellement, plus cette indication sera lapidaire et impromptue, plus l'effet de cette surimpression sera transgressifo La Douleur de Marguerite Duras est à cet égard exemplaire. En tête d'an des textes de ce volume, "Albert des Capitales", on trouve l'avertissement suivant :

"Ces textes auraient dî venir à la suite du Journal de la

douleur, mais j'ai préféré les en éloigner pour que cesse le

Thérèse c'est moi. Celle qui torture le donneur, c'est moi. De même celle qui a envie de faire l'amour avec Ter le milicien, moi. Je vous donne celle qui torture avec le reste des textes. Apprenez à lire : ce sont des textes sacrés". Cette déclaration abrupte est inhabituelle au début d'une fiction, dans le péritexte immédiat d'une histoire. Ce genre de confidence, qui n'est pas sans rappeler celle de Flaubert à propos de Mme Bovary, est d'habitude ccnfié à I'oralité ou à un entretien, bref à l'épitexte privé ou public ; pour formuler moins une identification qu'une affiliation, comme on l'a vu. Mais c'est qu'ici Duras joue sur ce type de déclaration qu'un auteur peut faire sur ses personnages. D'une part, elle en déplace le lieu canonique, en l'inscrivant en tête même du texte plutôt que de la maintenir à distance respectueuse de l'oeuvre. D'autre part, elle en modifie la formulation, en ne déclarant pas que Thérèse est inventée d'après des actes et des sentiments vécus durant la libération de Paris, mais en assumant intégralement son comportement, jusqu'aux moins valorisants. Du coup, Duras donne une tout autre portée à ce type de déclaration. Il ne s'agit plus de fournir des informations permettant de déchiffrer le sens de l'oeuvre, mais de constituer celle-ci par une identification avec un protagoniste qui est important, mais qui n'est pas le narra' teur, qui est présentée de l'extérieur et qui est un hétéronyme de l'auteur. Un protocole nominal d'autofiction est ainsi mis en place par un simple avertissement, qui rend contradictoire une identité actoriale, Thérèse demeurant malgré tout différente de Marguerite. Cet exemple est d'autant plus remar1uable que le procédé utilisé a deux valeurs opposées selon l'amplitude qu'on lui donne : disruptif pour "Albert des Capitales" où il déstabilise l'identité du personnage focalisateur, permet toutefois à l'échelle du volume La Douleur, d'homogénéiser des textes dont les régimes d'écriture (un journal, une fiction à la troisième personne)sont, différents, bien qu'ils soient ccntemporains et d'une inspiration identique.

La Douleur illustre un cas simple d'identité contradictoire : l'héroïne d'”

Albert des Capitales" n'a que deux noms, Thérèse et Marguerite Duras. A partir de là, on peut imaginer des cas plus complexes d'identité non plus double, mais multiple. L'intérêt de cette redondance peut être l’articulation du double auctorial avec des personnages fictifs d'autres oeuvres, autographes ou allographes, qui pourront être eux-mêmes des doubles fictifs de leur auteur. Plutôt que d'élaborer

une combinatoire encombrante pour cerner tous les cas de figure possibles, on se contentera de la réalisation enpirique d'une de ces combinaisons avec Ingénue

Saxancour. Dans ce roman, la figure auctoriale a déjà une identité contradictoire

puisque c'est le père d'Ingénue qui en est le support, par le biais de "substituts livresques", Restif lui attribuant quelques-unes de ses oeuvres. Mais le plus célèbre polygraphe du XVIIIe siècle a voulu compliquer davantage les choses...

Dans la seconde occurrence du titre, qui surplombe la première partie, l'intitulé Ingénue Saxancour ou la femme séparée renvoie à la note suivante :

"Le vrai nom est Jean-de-Vert" (p. 37).

Dans le système des notes de ces Mémoires fictives, il s'agit d'une "note auctoriale assomptive", les "notes actoriales" étant soit signées soit revendiquées par Ingénue ou son père. Cette indication est donc à prendre au sérieux, son statut est référentiel. "Saxancour" serait dès lors un nom supposé, le personnage-narrateur d'Ingénue aurait pour patronyme véritable "Jean-de-Vert". Par suite, son père se nommerait en réalité Nicolas-Edmé Jean-de-Vert. Question : d'où vient ce patronyme ? Désigne-t-il une famille réelle, dont l'existence est vérifiable ? Evidemment non, comme on pouvait s'y attendre avec Restif. Il ne s'agit que d'un masque de plus, ce nom de famille étant celui de personnages fictifs d'un roman antérieur de Restif, intitulé La Femme infidelle. Ce nom désigne d'ailleurs un père et une fille dont les caractères et les destins ressemblent étrangement à celui d'Ingénue et de son père. Et pour cause, c'est que La Femme

infidelle relate exactement la même histoire de mariage abusif, mais du point de

vue du père. Dans ingénue, c'est le personnage éponyme qui raconte son calvaire, selon le mode de l'autobiographie fictive si en faveur au XVIIIe siècle. Dans La

Femme infidelle, c'est le père qui relate cette tragédie domestique, en donnant les

lettres du mari qui attestent de sa scélératesse (Restif, 1978, "Dossier"). Le texte

d'Ingénue Saxancour ne manque pas d'ailleurs de renvoyer à plusieurs reprises

pour ces lettres à La Femme infidelle, ce qui renforce sa filiation avec ce roman. Mais Restif aurait pu se contenter de cette note initiale, qui suffisait à articuler les deux romans, et ainsi à restituer par des fictionnalisations successives l'union malheureuse de sa fille Agnès avec Augé. Dans Ingénue Saxancour, la figure auctoriale a donc trois noms et par suite une triple identité, puisqu'on a vu que le

"poète Saxancour" était une fictionnalisation de Restif. C'est donc bien un cas

d'identité contradictoire complexe.

Il reste à signaler un dernier aspect de cette capacité du péritexte à surdéterminer l'identité de la figure auctoriale. C'est qu'il permet la mise en place d'une identification fictionnelle tardive, rétrospective, à moindre coût, sans remaniement textuel. En un sens, c'était déjà la fonction remplie par la dédicace à Jacques Doucet de L'Eubage. Pour ne pas compliquer l'analyse, on a omis de relever qu'il semble que Cendrars ait eu seulement a posteriori l'idée de se fictionnaliser dans son personnage d'Eubage. C’est pourtant ce que semble être la leçon du manuscrit, en particulier des mières versions de cette dédicace (Flückiger, 1986, pp. 132-133). Cela n'infirme toutefois pas notre analyse puisqu’aussi bien, la stratégie complexe de ce récit empêchait toute identification directe.

Ce n'est pas le cas de Le Pays d'origine d'Eddy du Perron où seul le désir de revenir sur le projet romanesque initial, de le réorienter dans le sens d'une fabulation personnelle, a motivé la réalisation péritextuelle du protocole nominal. On connaît la matière de ce roman, salué naguère par Malraux : il s'agit du journal tenu durant une année, de février 1933 à février 1934, par un dénommé Albert Ducroo. Il y relate son apprentissage difficile de la vie à Paris, la pauvreté succédant à un mode d'existence facile et cosmopolite. En contrepoint, ce journal fait en effet le récit discontinu d'une enfance privilégiée, mais à jamais perdue, d'un fils de colons néerlandais dans file de Java. Ces deux registres, à la fois temporel et mélodique, sur lequel ce roman-journal se donne à lire, sont bien sûr d'inspiration très autobiographique. Le texte donne d'ailleurs une foule de clefs pour reconnaître les personnages gravitant autour de Ducroo : on a un certain Viala quipar toutes sortes d'allusions, rappelle Pascal Pia et les activités éditoriales qui l'occupaient à cette époque ; un certain Hervelé qui a écrit un roman qui ressemble étrangement à La Condition humaine, beaucoup d'autres transpositions de figures plus ou moins connues de cette époque ; sans compter toute une série d'indices plus perceptibles pour un lecteur néerlandais que pour un lecteur français.

En 1935, lors de la publication, Eddy du Perron présente ce texte comme un simple roman, d'inspiration autobiographique. Il se met à rédiger, cependant, pour un de ses amis néerlandais, plus de quatre cents notes expliquant les clefs, les modèles et la part autobiographique de son texte. Par la suite, dans les éditions ultérieures, l'indication générique roman fut abandonnée. Puis du Perron commença à préparer une édition où les notes figureraient intégrées dans le livre, comme une dimension supplémentaire mais à part entière de cette oeuvre, travail que sa mort interrompit en 1940. Néanmoins, c'est bien ainsi que le livre se présente aujourd'hui pour nous (Gallimard, 1980). Le texte n'oscille plus simplement entre le "passé et le présent d'Arthur Ducroo" (un titre auquel avait pensé du Perron), entre le pays originaire (Java) et celui de l'écriture (Paris), mais aussi entre la fiction et le vécu, entre Ducroo et du Perron. Comme le note judicieusement son traducteur, Philippe Noble, le lecteur se trouve ainsi devant un "genre de texte nouveau, à son gré roman ou autobiographie, selon qu'il se borne au récit ou interroge le commentaire" (p. 24). L'équivalent d'un protocole nominal est mis sur pied dans les notes qui doublent le texte, dans la mesure où quelques-unes d'entre elles permettent de poser l'équation : Arthur Ducroo = Eddy du Perron.

Une fois encore, on retrouve donc la forme péritextuelle de la note pour établir un protocole nominal. C'est que, comme on l'a vu, celle-ci est particulièrement appropriée pour développer une identification par la bande. La multiplication des annotations marginales ont permis à Du Perron de rétablir ce que la fiction occulte par convention et qui pourtant la permet : le vécu. D'habitude, un écrivain nourrit son oeuvre, entre autres, de son expérience et s'empresse d'effacer les traces de celle-ci pour livrer un texte vraiment romanesque, c'est-à-dire un texte où l'auteur est invisible. A rebours de cette démarche, Du Perron a voulu que ces traces demeurent et demeurent comme traces, comme fragments, comme des lambeaux d'existence qui, agglutinés, avaient permis un roman. Mais il n'a pas voulu non plus naturaliser rétrospectivement son oeuvre, transformer en autobiographie un roman personnel ; il a aspiré à restituer à son oeuvre l'échafaudage invisible qui l'avait permis.

Il est temps de conclure cette section sur le context. péritextuel. A l'inverse de l'épitexte, le péritexte s'est montré très efficace, aussi bien pour participer à la

construction d'un double auctorial que pour le constituer. C'est ce qui justifie la longueur de cet examen, qui a permis de voir comment le péritexte pouvait fournir les médiations nécessaires pour élaborer une homonymie indirecte ; comment le piri-teste pouvait servir aussi de support identificatoire, en renforçant, confirmant ou surdéterminant une identité. A travers ce parcours, la quasi-totalité des formes péritextuelles se sont montrées capables de participer à la ccnstitution du protocole nominal, du nom d'auteur à la dédicace, en passant par le titre ou la note. Il fallait insister sur la richesse fonctionnelle de ces formes péritextuelles, si négligées depuis longtemps.