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2 1 Le protocole nominal : premier

C) Contexte textuel

Il reste à examiner le contexte textuel et à voir s'il est aussi important que le contexte péritextuel pour l'existence d'un protocole nominal. Certes, dans tous les cas d'identification fictionnelle directe, qui sont tout de même nombreux, c'est le texte qui en est le seul support. Mais on peut se demander s'il est nécessaire de s'y attardèr car le texte ne paraît pas à même de permettre des procédés aussi complexes que ceux permis par le péritexte.

Philippe Hamon a, en effet, montré qu'il fallait concevoir le nom propre d'un personnage, comme son signifiant et qu'il était déterminé par sa récurrence, sa stabilité, sa richesse et ses motivations (Hamon, 1972, p. 143). Ces caractères n'ont pas tout à fait le même statut car seuls les deux premiers mettent directement en cause son intelligibilité :

"La récurrence est, avec la stabilité du nom propre et de ses substituts (Sorel ne peut devenir Rosel, ou Porel, à quelques lignes de distance), un élément essentiel de la cohérence et de la lisibilité du texte, assurant à la fois la permanence et la conservation de l'information tout au long de la diversité de la lecture"

La récurrence et la stabilité du "nom actorial" vont ainsi avoir une grande importance pour la reconnaissance d'un protocole nominal. Pour que le lecteur distingue dans la fiction un double de l'auteur, il faut que, de façon continue et répétée, il puisse repérer un "nom actorial" qui soit un substitut ou un homonyme du "nom auctorial". Il faut donc que le "nom auctorial" soit à la fois récurrent et stable, qu'il revienne à intervalles réguliers et qu'il ne change pas. C'est, d'une

façon générale, la norme en vigueur, à proportion bien star de l'investissement fictionnel de soi qui est pratiqué. Il est évident qu'un auteur qui ne se représente qu'à travers un personnage mineur ne pourra multiplier à l'excès la récurrence de son nom propre dans un texte.

Mais il faut bien voir que cette obligation est moins une nécessité qu'une convention. Elle répond à une attente du lecteur qui est déterminée par des habitudes de lecture et des normes de lisibilité, qui ne sont pas naturelles mais culturelles. L'auteur peut utiliser cette attente, en la prolongeant ou en la décevant, afin précisément d'attirer l'attention et la vigilance du lecteur sur le nom de son héros ou de l'un de ses personnages. Aussi bien, c'est un procédé très commun et cher aux romanciers du XIXe que de jouer sur la récurrence du nom de leurs héros, en retardant la première occurrence de celui-ci. Cet usage suspensif du "nom actorial" permet ainsi de présenter un personnage de l'extérieur, comme s'il était vu par un simple observateur ; et de le lier plus intimement aux événements et aux situations du récit. Cet effet de retardement est bien mis en oeuvre dans La

Peau de Chagrin où l'identité de Raphaël n'est dévoilée qu'après que ce derrier ait

fait l'acquisition du talisman fatal, quand le roman est entamé d'un bon septième de son cous. Si Balzac met dès l'incipit le lecteur en présence de son personnage principal, il en retarde l'identification en le désignant par des périphrases un "jeune homme", un "inconnu", un "ange sans rayons", un "jeune savant", "un jeune fou". Ce ne sont pourtant ni les situations ni les rencontres qui manquaient pour le présenter au lecteur, mais cette suspension permet d'éveiller la curiosité et d'attacher de façon indissociable le destin de Raphaël à la peau de chagrin. En lui donnant un nom seulement au sortir du magasin d'antiquités, lorsqu'il se heurte à trois de ses amis et qu'il détient le talisman, Balzac donne une dimension mythique à son personnage. Il confond le destin de celui-ci avec un symbole de l'opposition du désir et de l'existence : son histoire n'est plus que ce destin exemplaire où le désir est en raison inverse de la vie. Partant, comme l'a bien noté Michel Carrouges, "sans la peau de chagrin, Raphaël ne serait pas Raphaël". Loin d'être un accessoire de fantaisie, une concession à l'orientalisme du temps, la peau de chagrin représente pour Raphaël "le blason de ses désirs multiformes et fous : elle est dans sa chair et dans son coeur, le cancer qui le dévore" (Carrouges, 1954, pp.

950, 954). La Peau de Chagrin fournit ainsi un exemple de roman qui utilise à contre-emploi, pour ainsi dire, la récurrence du nom propre de personnage.

De la même façon, un usage transgressif de la stabilité du nom du personnage est aussi possible. Le roman moderne en a montré plusieurs exemples, comme l'a remarqué Hamon :

"Le texte moderne (Beckett, Robbe-Grillet) transportera systématiquement dans le texte achevé cette instabilité du personnage : même personnage (?) ayant des noms sensiblement différents, personnages différents ayant le même nom, instabilité des permanences, le même (?) personnage étant successivement homme ou femme, blond ou brun, et permanence des transformation: (des personnages différents accomplissent les mêmes actions ou reçoivent les mêmes descriptions)" (Hamon, 1972, pp. 143-144).

Ces observations peuvent être transposées dans le domaine de l'autofiction et du protocole nominal. Un écrivain peut utiliser l'attente du lecteur en matière de récurrence et de stabilité, pour constituer de façon inhabituelle un protocole nominal ou pour lui donner une signification particulière. Une réponse décalée à cette attente ne mettra pas en péril l'existence de ce protocole, tout en lui dorant une physionomie surprenante. Ainsi, un écrivain a aussi bien la possibilité de jouer sur la récurrence de son "nom actorial", pour renforcer la singularité de son geste ; que la possibilité d'utiliser la stabilité de ce nom, afin d'attirer l'attention du lecteur sur l'identité du personnage qui le représente. Naturellement, ces deux traits sont étroitement associés dans un texte ; on ne les isole que pour montrer le trait dominant.

1. La récurrence.

Ce trait du "nom actorial" ne permet pas à lui tout seul de réaliser une forme détournée de protocole nominal. Qu'un écrivain multiplie ou limite les occurrences des appellatifs de son double fictif ne changera rien quant à la dési- gnation de celui-ci, sinon qu'il sera plus ou moins perceptible, qu'il demandera plus ou moins de vigilance pour le lecteur. Mais ce dernier effet n'est pas sans intérêt.

Prenons le cas de Fils de Doubrovsky. Les occurrences du nom de son person- nage sont très nombreuses et épelées sous toutes les formes possibles. Rapidement le lecteur reconnaît le personnage principal de ce roman comme étant une sorte de réduplication de son auteur : il a le même prénom "Serge" et le même patronyme. Il n'a pas à déchiffrer l'identité de ce personnage de professeur ni à accorder d'attention particulière à la manière dont cette identité lui est donnée. Par contre, dans une fiction où l'identité du héros serait longuement retardée et où celle-ci ne serait formulée qu'avec parcimonie, le lecteur ne peut avoir la même attitude. Dès l'instant où le "nom actorial" ne serait donné qu'une fois par exemple, on va avoir comme une dramatisation du protocole nominal. Le passage où sera donné le nom de l'auteur va se trouver chargé de sens, doté d'une signification particulière.

La Divine Comédie est une bonne illustration de ce processus. On sait que ce monumental récit allégorique pourrait s'appeler La Dantéide et que c'est même l'une des rares sources d'informations que nous possédions sur Dante. Cette traversée peu courante des enfers, du purgatoire et du paradis est, en effet, accomplis et narrée par Dante Aliegheri lui-même. Bien sûr, il s'agit d'un voyage imaginaire, même si Dante a multiplié les notations réalistes, les "petits faits vrais", les trompe-l’œil, les précisions chronologiques et géographiques ; même s’il a aussi littéralement hérissé ce poême d’allusions aux choses et aux hommes, aux connaissances et aux doctrines, aux passions et aux mœurs, aux querelles et aux conflits de son temps, pour en faire un tableau complet de son époque. Mais malgré l'invraisemblance de ce récit, Dante n'a pas hésité à se présenter comme l’acteur principal de ce douloureux voyage initiatique dans l'autre-monde. il ne se nomme, toutefois, qu’une seule fois, même si des traits thématiques annoncent et confirment cette identification, le narrateur indiquant son statut de poète et sa nationalité, donnant des détails sur sa biographie, faisant référence à ses amis, à ses goûts esthétiques, à ses choix politiques et à ses croyances. Pourtant, ce n’est ni une négligeance ni un lapsus de la part de Dante, ce dévoilement du nom propre intervenant dans une scène capitale, où Borgès voyait le "noyau primitif" de la Divine Comédie, presque sa raison d'être. Cette scène appartient au chant XXX qui, dans le parcours du poème, se situe à la frontière du Purgatoire et du Paradis et dont tous les commentateurs s’accordent à reconnaître l’importance, pour le

désigner comme l’épisode où tout converge et qui explique l’ensemble du poème. Cette séquence narrative décisive est celle de la première rencontre avec Béatrice et de la disparition de Virgile, au seuil du Paradis. Nous citons le passage dans la lumineuse traduction d’Alexandre Masseron, sa version de la Comédie a inspire la plupart de nos remarques :

"J'ai vu déjà, au lever du jour, le ciel paraître à l'orient tout rose, et par ailleurs teinté d'un bel azur et la face du soleil alors naître voile, de sorte que les yeux pouvaient supporter longtemps son éclat tempéré par les vapeurs ;

de même, dans un nuage de fleurs, qui, des mains des anges, montait et retombait sur le char et tout autour, couronné d'oliviers sur un voile blanc, une dame m'apparut en manteau vert, vêtue d'une robe couleur de flamme ardente.

Et mon esprit qui, depuis si longtemps, n'avait été par sa

présence accablé de stupeur et de crainte, sans avoir besoin.d'autre secours des yeux, par une vertu secrète qui émanait d'elle, sentit la force irrésistible de son ancien

amour.

Aussitôt que m'eût frappé dans mes regards la haute vertu qui déjà m'avait blessé avant que je ne fusse sorti de l'enfance,

je me tournai à gauche, avec la confiance qui fait le petit enfant courir à sa mère, quand il a peur ou qu'il est affligé,

pour dire à Virgile : 'Pas une goutte de mon sang ne m'est restée qui ne tremble : je reconnais les traits de mon ancienne flamme !’

Mais Virgile nous avait abandonnés, Virgile, mon trè doux père, Virgile, à qui, pour mon salut, elle m'avait confié ;

et tout ce qu'a perdu notre antique mère n'empêcha pas que mes joues, purifiées par la rosée, ne fussent de nouveau ternie par les larmes.

'Dante, parce que Virgile s'en est allé, ne pleure pas

encore, ne pleure pas encore, c'est pour une autre blessure qu'il te faut pleurer’.

Tel un animal qui, tantôt de la poupe et tantôt de la proue, vient voir ceux qu manoeuvrent sur les autres vaisseaux, et les excite à bien travailler,

telle, sur le côté gauche du char, quand je me tournai au

son de mon nom, que je suis obligé d’enregistrer ici, je vis la

dame qui d'abord m'était apparue voilée sous les fleurs des anges, diriger ses regards vers moi de ce côté du ruisseau.

Bien que le voile qui tombait de sa tête, couronné du feuillage de Minerve! ne la laissât pas bien voir,

royalement, d'attitude toujours altière, elle poursuivit, du ton de quelqu'un qui parle en réservant pour la fin ses plus âpres traits :

'Regarde-moi bien ! Je suis, oui, je suis Béatrice ! Comment as-tu eu l'audace de gravir la montagne ? Ne savais-tu donc point qu'ici l'homme est heureux ?' " (1).

Il fallait citer longuement ce passage pour montrer la richesse du contexte textuel où apparaît le prénom de Dante Alieghri, choisi comme nom d'auteur par le poète florentin. Dans un texte aussi saturé de symbolisme, tout est naturellement signifiant et chaque vers se prête à un ample commentaire. Là n'est pas notre propos. On se contentera de souligner les segments qui sont directement liés à l'inscription de son nom par Dante :

1) - la référence à l’"ancien amour" que portait Dante à Béatrice, amour qui est l'objet de la Vita nuova, chef-d'oeuvre de poésie lyrique, discursive et symbolique, dont la clausule annonce La Divine Comédie et qui fit de Dante l'un des maures de l'école du dolce stil nuovo.

2) - La concomitance de la nomination de Dante et de la disparition de Virgile, père, maître et guide dans cette traversée de l'Enfer et du Purgatoire ; guide envoyé par Béatrice mais qui ne peut demeurer en sa présence.

3) - L'énonciation du nom de Dante par la médiation de Béatrice (comme si ni Virgile ni Dante lui-même n'était à méme de formuler ce nom) : c'est même son

premier mot ; énonciation directement liée à la disparition de Virgile et à des fautes dont Dante devra faire l'aveu public.

4) - La complaisance du narrateur à souligner cette seule occurrence de son nom et à l’"enregistrer", à mettre en relief à la fois la fin d'un anonymat et un geste narcissique qui ne sera plus renouvelé.

5) - L'auto-nomination de Béatrice qui pour sa part n'a pas besoin de médiation apparente, nomination qui a lieu dans un vers qui se trouve exactement au centre de ce chant et qui elle aussi est liée aux fautes de Dante.

On ne se hasardera pas à risquer une interprétation de ces corrélations, qui viendrait rivaliser avec la masse colossale des gloses consacrées par les Dantologues à ce passage. Dans notre perspective, la signification importe moins que la production de la signification, que les moyens mis en oeuvre pour obtenir du sens. Or, il est clair que cette mise en valeur par Dante de son nom fait partie de ses moyens. En retardant et en limitant la formulation de son nom à une occurrence dans ce chant XXX, Dante ritualise son dévoilement et le dote d'un poids symbolique très fort : il s'intronise en ‘Dante’ pour lui-même et pour la postérité, ajoutant une dimension intime à ce poème à la gloire de Béatrice et de Dieu. La différation et la raréfication du nom a un double effet : tout le passage où il apparaît prend une importance sans pareille et, en retour, ce nom se voit attaché à tous les traits du lieu de son inscription.

La Divine Comédie montre ainsi comment en jouant sur la récurrence du

"nom auctorial" dans le texte, on peut dorer au protocole nominal une signification d'une ampleur exceptionnelle. Par ce procédé, l'auteur ne modifie en rien la nature du protocole, il ne lui donne pas une forme particulière, il ne produit pas une identité hypothétique ou contradictoire. Mais il le dramatise, il lui donne une signification symbolique particulièrement importante pour tout le reste de l'oeuvre, au lieu d'en faire un simple moyen d'identification. Il fallait s'attarder sur cet exemple car La Divine Comédie est un texte fondateur pour le dispositif de l'autofiction. Dans l'histoire de la fictionnalisation de soi, ce grand texte archaïque sera pour les siècles suivants ce qu'est la Recherche du temps perdu pour les

écrivains du XXe siècle : une sorte d'étymon. On aura l'occasion d'en reparler en examinant la pratique de la fictionnalisation de soi dans son historicité.

2. La stabilité.

De façon plus significative encore, un écrivain peut formuler un protocole nominal en mettant en cause la stabilité de son nom propre. Contre les apparences, un tel geste ne met pas nécessairement en danger l'existence de ce protocole. En fait, une telle mise en cause va au contraire mettre l'accent sur le protagoniste incarnant l'écrivain. Sans doute, ce personnage n'aura pas une identité simple, son identité sera troublée, n’est-ce pas, pourtant, une manière intéressante de réaliser un dispositif qui, par définition, construit une identité impossible ? Cette déstabilisation peut se faire par au moins deux voies : en multipliant les noms du double de l’auteur, en formulant de façon trouble son identité.

Dans le roman russe, par exemple, les personnages ont tous plus de deux noms, disposent de plusieurs "appelatifs". Naturellement, cette multiplication apparente de leurs noms est strictement motivée. Elle tient au système anthroponymique russe plus complexe que son équivalent européen, qui offre une forme onomastique à plusieurs termes. Cette forme est faite d'un prénom, d'un "nom patronymique " (fille ou fils de..., suivi du prénom du père), d'un nom de famille et d'un ou plusieurs diminutifs, dont les liens avec le prénom ne sont pas toujours manifestes : ainsi, "Sacha" est-il le diminutif d'"Alexandre". Quand un romancier russe, Dostoïevski en particulier, introduit un personnage dans son récit, il donne ses trois "appellatifs" "officiels". Puis, rapidement, il utilise soit l'un des deux premiers (rarement le nom de famille), soit l'un des diminutifs qui peuvent se dériver de son prénom, en fonction de la situation et de l'individu qui le nomme. Pour un lecteur russe, il n'y a là rien d'anormal, rien de transcressif. Il dispose dans sa compétence linguistique des informations nécessaires pour repérer à quel prénom renvoie tel ou tel diminutif. En revanche, le lecteur qui n'est pas familiarisé avec le Russe, ne peut manquer d'être dérouté par cette pluralité de noms pour dérisigner un personnage identique. La lecture, lui demande une attention inhabituelle, un effort de mémorisation sortant de l'ordinaire, s'il ne veut pas voir l'identité des personnages se déliter, leurs actes, leurs paroles et leurs pensées

exister sans qu'il ne puisse les rapporter àux agents du récit. S'il fait l'économie de cet effort, il ne pourra pas s'adapter à cette lisibilité exotique, perdra vite pied dans le roman.

Imaginons la transposition de ce phénomène, multiplié et centré sur le personnage auctorial, dans l'autofiction. Il suffit, pour cela, que l'auteur désigne son double par plusieurs noms : un tel procédé ne manquera pas d'introduire une certaine confusion, un brouillage de l'identité actoriale de l'auteur, même dans un récit respectant les normes traditionnelles du récit, s'interdisant des ruptures dans le tissu narratif (comme peut le faire Tony Duvert, qui recours de façon hyperbolique à cette technique, dans ses romans). A force de se disséminer à travers plusieurs noms, de paraître mobile, le représentant auctorial finira par être relativement indéterminé et par se dissoudre en partie dans l'histoire. A l'opposé du brouillage par défaut de l’idendité des personnages opéré par la Nouveau Roman, le lecteur sera face à un brouillage par excès, devant une pléthore da noms pour identifier le double de l'auteur. Comme dans le roman russe, il aura alors beaucoup de mal à trouver ses marques, à donner une identité stable à la figure auctoriale. Voilà donc une première direction par laquelle l'écrivain peut se fictionnaliser de façon équivoque dans son texte.

Mais plus troublantes encore que ces démultiplications, sera la formulation dénégative ou hypothétique d'une identité. Dans ces cas, le vertige ne naîtra pas