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MODALISATEURS EPITEXTUELS –

2 DES MODALISATEURS FICTIONNELS PARATEXTUELS

I. MODALISATEURS EPITEXTUELS –

L'épitexte peut-il à lui seul déterminer le statut d'une œuvre ? Les déclarations publiques ou privées de l'écrivain sur son œuvre peuvent-elles constituer un protocole modal ? De même que ces déclarations ne se prêtaient pas à la mise en place d'un protocole nominal, on voit mal comment elles pourraient à elles seules définir le registre d'une œuvre.

Imaginons un texte publié sans que son genre ne soit défini, bien que l'écrivain en soit l'un des personnages. Un tel ouvrage sera forcément lu de façon référentielle, comme une œuvre autobiographique. Les habitudes de lecture contemporaines sont ainsi faites que le public opère toujours spontanément une indexation biographique d'une œuvre où l'auteur s'est représenté. Si par la suite l'écrivain déclare que son texte est une fiction, cette déclaration n'abolira pas la situation de fait établie. Elle rendra le livre ambigu ou contradictoire, mais ne réussira pas à redéfinir complètement son statut.

Cette impossibilité est encore plus évidente dans le cas de figure où l’œuvre possède déjà un registre défini, même si c'est de façon complexe.

Bourlinguer permet de le vérifier. Publié en 1948 avec l'indication générique

"souvenirs", cet ouvrage de Cendrars se présente effectivement comme un recueil de souvenirs, organisé en fonction de villes-phares pour la mémoire cendrarsienne. Certes, quelques réflexions, allusions ou motifs peuvent donner à penser à un lecteur attentif que le passé relaté est fortement retouché. Mais enfin, l'épigraphe de ce livre est empruntée à Montaigne et l'ouvrage ne manque pas de suivre tous les passages obligés de l'écriture de soi. En particulier, le regard rétrospectif que l'on porte sur l'ensemble de sa vie, afin d'y distinguer une cohérence :

"… je partage ma vie en deux séries, mes aventures en Occident (les trois Amériques), mes aventures en Orient (en Chine, où j'ai fait mes débuts)..." (o.c. t. 6, p.157).

Pourtant, quelques années plus tard, dans des entretiens avec Michel Manoll, publié sous le titre Blaise Cendrars vous parle, Cendrars opposera un démenti formel à cette affirmation. Alors que Manoll tente de l'utiliser pour sa biographie, Cendrars lui réplique :

"Ce sont des choses que l'on dit quand on raconte des histoires... pour mettre un peu d'ordre dans sa propre existence. Mais ma vie n'a jamais été coupée en deux. Ca serait trop commode, tout le monde pourrait couper sa vie en deux, en quatre, en huit, en douze, en seize" (o.c., t. 8, p. 543).

Notons qu'il ne s'agit pas d'une simple rétractation. Ce désaveu a des conséquences plus importantes. Il dépasse la simple mise au point, le retour sur une affirmation un peu aventurée. En un raccourci formidable, c'est toute sa manière d'écrire, son rapport à la fiction et à l'autobiographie, que donne ici Cendrars, en même temps qu'il apporte un nouvel éclairage à Bourlinguer. Impossible à partir de là de lire ce livre comme un recueil de souvenirs ordinaire ; impossible aussi de classer l’œuvre de Cendrars dans la simple catégorie des autobiographies. L'important, pour lui, est d'abord de raconter des "histoires", de faire œuvre de narrateur, quitte à utiliser sa vie parce qu'elle fournit un matériel précieux et parce que le lecteur croira d'autant plus à l'histoire qu'on lui donnera - l'occasion de penser qu'elle est réelle, vécue. Mais ce démenti ne supprime pas pour autant le passage cité de Bourlinguer, il ne transforme pas

soudainement cet ouvrage en une fiction ordinaire, il vient s'y ajouter pour le relativiser, pour situer cette œuvre à distance tant de la fiction que de l'autobiographie, dans un registre difficile à définir, qui n'est pas exacte ment celui de l'autofiction, que l'on retrouve chez Restif ou chez Loti, où par toute une stratégie de reprises contradictoires et de retournements, l'auteur se fictionnalise sans l'affirmer clairement, tout en apportant au lecteur assez d'éléments pour qu'il doute de la véracité des faits rapportés.

D'une façon générale, l'épitexte peut ainsi compliquer passablement le protocole modal d'une œuvre, mais il n'est pas à même de le modifier ou de s'y substituer totalement. Par contre, il est très utile pour confirmer ou spécifier un registre de lecture déjà établi par l’œuvre. C'est particulièrement important pour l'autofiction qui, on l'a déjà noté, ne dispose pas vraiment d'un "horizon d'attente" propre.

Le développement actuel de la forme de l'entretien et de l'interview tend naturellement à faciliter la possibilité de cette fonction d'emphases Ces rencontres, débats, interviews, entretiens, séances de dédicace, auxquels un écrivain doit se plier lors de la sortie d'un ouvrage, peuvent être l'occasion pour lui d'insister sur la dimension fictive de son texte, de doubler et d'expliciter par la parole le dispositif d'énonciation de son livre. D'autant que la première question des journalistes (en particulier de la radio ou de la télévision) consiste souvent à demander à l'écrivain quelle est la part d'expérience autobiographique que recèle son ouvrage. En un sens, si la vulgate "Thoth" est plutôt l'apanage de l'Université, la vulgate "Gréas" est davantage celle de la presse littéraire du grand publics. Ce faisant, les journalistes traduisent en partie une attente du public ; mais ils la fabriquent aussi. Il n'est donc pas étonnant qu'un ouvrage qui se donne comme une fiction alors que son auteur est aussi l'un des personnages, éveille cette sempiternelle question.

Ainsi, le 25 février 1981, dans le cadre de l’utilisation télévisée "La Rage de lire", l'une des premières questions posées à Maris Vargas Llosa sur son livre La Tante Julia et le scribouillard, qui venait d'être traduit en français, avait pour objet la dimension autobiographique de ce roman. Elle lui a permis de préciser que seul le récit de l'amour de son héros (qui porte son nom) pour sa tante était vrai, bien qu'il ait été profondément travaillé et que l'épisode des Noces soit inventé par exemple. Tout ce qui porte sur le Balzac du feuilleton-radio, Petro Camacho, serait ainsi fictif, même s'il est inspiré d'un

auteur réel, qui sombra aussi dans la folie. Vargos Llosa a en outre apporté une information qui ne manque pas d'intérêt pour comprendre la pratique de l'autofiction : l'idée et le besoin de représenter fictivement un épisode de sa vie ne lui serait venu qu'après avoir commencé l'histoire d'un auteur de mélodrames radiophoniques qui devenait fou à force de produire et qui se mettait à emmêler toutes les intrigues et tous les personnages qu'il menait de front. C'est parce que son récit commençait à devenir complètement irréel, que les niveaux de sa narration s'emballaient sans qu'il arrive à s'y retrouver, qu'il a senti la nécessité de pallier à cet affolement "metaleptique" en mettant en scène sa vie à la radio de Lima, cet amour de jeunesse et son entourage familial.

Cette ébauche d'analyse de Vargos Llosa est l'une des rares explications explicites et précises que l'on possède sur l'utilisation du dispositif autofictif. Comme on l'a déjà signaler, la fonction de connaissance que remplit ailleurs l'épitexte, est curieusement laissée à l'abandon dans la pratique de l'autofiction. Peu d'écrivains ont pu ou voulu apporter des renseignements explicites sur le pourquoi de cette fictionnalisation de soi.