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2 1 Le protocole nominal : premier

B) EMPLOI ACTORIAL

C) EMPLOI FOCAL

Pour être complet, cet examen des emplois narratifs se doit de dire un mot sur la situation du représentant auctorial par rapport à la "focalisation" du récit, sur son rôle dans le récit pris comme énoncé et non comme narration ou comme histoire. Dans la terminologie de Genette, la "focalisation" désigne ce qu'on appelle ailleurs la "vision" ou le "point de vue", c'est-à-dire la perspective par laquelle le lecteur prend connaissance de l'histoire :

"Par focalisation, j'entends (...) une restriction de 'champ', c'est-à-dire en fait une sélection de l'information narrative par rapport à ce que la tradition nommait l'omniscience (..). L'instrument de cette (éventuelle) sélection est un foyer situé, c'est-à-dire une sorte de goulot d'information, qui n'en laisse passer que ce qu'autorise sa situation (...). En focalisation interne, le foyer coïncide avec un personnage, qui devient alors le 'sujet' fictif de toutes les perceptions (...). En focalisation externe, le foyer se trouve situé en un point de l'univers diégétique choisi par le narrateur, hors de tout personnage..." (1983, pp. 49-50).

Les faits de focalisation sont distincts des faits d'énonciation, bien qu'on les ait confondus pendant longtemps. Cette confusion s'explique aisément : quoique autonomes, ces deux plans sont souvent solidaires dans la constitution d'une situation narrative. Il est clair par exemple que la fameuse valorisation jamesienne du "personnage réflecteur" (c'est-à-dire du choix d'un personnage comme canal par où passe toute l'information) suppose implicitement le choix d'une narration hétérodiégétique. Appliquée à un narrateur homodiégétique, cette valorisation est

moins compréhensible. On ne s'étonnera donc pas que cet examen de l'emploi focal prenne parfois en compte la condition du narrateur. Cette section va toutefois se limiter à quelques remarques, car le seul point important pour nous est de déterminer si le double auctorial est objet ou filtre du récit, "goulot d'information" ou conséquence de cette sélection, personnage réfléchi ou "personnage réflecteur".

a) Le double comme objet du récit

C'est exemplairement la situation de Cendrars dans Moravagine et de la quasi-totalité des récits à fictionnalisation de soi où la figure auctoriale n'a pas la narration en main. Cette distance prise par l'écrivain à l'égard de son représentant produit en général un effet de surprise et d'étrangeté très efficace. L'auteur apparaît dans son propre texte comme un étranger, comme un personnage décrit par un observateur extérieur. Cette absence de complicité rend opaque, déréalise son double, a un effet fictionnalisant en elle-même, comme on le verra.

b) Le double comme filtre du récit

Ce filtrage par le représentant auctorial peut emprunter des voies différentes selon sa nature et la condition du narrateur.

Focalisateur externe.

En principe, cette forme de focalisation est impossible en présence d'un personnage. Mais un récit autodiégétique comme Poisson-chat de Charyn arrive, au prix de nombreuses transgressions de la vraisemblance, à épouser cette forme en donnant au narrateur et personnage auctorial, qui porte exactement le nom de son créateur, l'omniscience d'un romancier traditionnel envers son action et ses créatures. Ainsi, dans ce livre qui porte comme sous-titre "Une vie romancée", la puissance du héros "Charyn" est telle qu'il n'a aucun mal à revivre, par simple empathie, le destin tragique d'un joueur d'échecs précoce et génial, vivant au milieu du XIXe siècle à la Nouvelle Orléans. Cette ubiquité n'est justifiée que par la conscience qu'a le narrateur de sa sensibilité et de ses pouvoirs d’"artiste" - juste compensation de l'acharnement du sort à son égard et de sa faiblesse face au réel. Elle a pour résultat de le faire apparaître, vis-à-vis des autres personnages, comme une incarnation de l'Auteur au sens fort du terme, sous cette réserve que

ses pouvoirs se limitent à comprendre tout ce qui lui arrive, sans pouvoir agir sur son destin.

Focalisation externe

Avec cette forme de filtrage, le lecteur n'en sait pas plus qu'un personnage qui prend en charge l'information narrative et qui découvre les événements au fur et à mesure de leur déroulement. Dans un récit à narrateur homodiégétique, ce type de focalisation n'est ordinairement guère spectaculaire car le narrateur est soumis, comme l'a signalé Genette, à une "restriction module a priori". Par convention, il est en effet obligé de justifier toutes les connaissances dont-il dispose sur les actions des autres personnages. Cette contrainte constitue une "préfocalisation", en ce sens qu'elle délimite par avance les informations dont le narrateur peut faire état.

A partir de ces limites initiales de la narration homodiégétique, en matière de focalisation, il reste néanmoins au narrateur la latitude de s'en tenir strictement à ce qu'il peut percevoir directement ou à intégrer dans son récit toutes les informations qu'il peut tenir de seconde main. C'est, comme on sait, le premier parti qu'a choisi Knut Hamsun, de façon magistrale, dans La Faim, où le champ de perception du héros est réduit à un rapport immédiat au monde. Dans une moindre proportion, c'est aussi le parti d'une trilogie où Knut Hamsun (dont le patronyme est un pseudonyme, qui semble venir de sa ferme natale) se fictionnalise sous son nom réel, Knut Pedersen : Sous l'étoile d'automne (1906), Un vagabond joue en

sourdine (1909) et La Dernière joie (1912). Le narrateur Knut réduit l'angle du récit

à ce qu'il voit, entend et ressent, limitant même les rétrospections à son propre passé. Par-là, ces narrations s'écartent considérablement du récit autobiographique et atteignent une sorte d'épure narrative. Ce choix modal est pour beaucoup dans le ton si singulier de Hamsun, mélange de lyrisme et d'une simplicité touchant parfois à la platitude, qui se conserve même dans les traductions.

Mais si l'on excepte cette œuvre sans pareille, c'est avec la narration hétérodiégétique que la focalisation interne prend toute sa force, comme l'a défendu et illustré en acte Henri James. Dans le domaine de l'autofiction,

l'efficacité de cette formule se vérifie chez Kafka, dans Le Château et Le Procès, où le représentant auctorial K. est doté à chaque fois d'un emploi focal. Dans ces deux récits, le lecteur est exactement dans la situation de l'Arpenteur ou de Joseph K. vis-à-vis du château ou du délit. L'intensité (et le mystère) de ces deux romans vient en grande partie de cet effacement de l'instance narrative au profit des perceptions et des pensées du protagoniste K. par qui le lecteur découvre au fur et à mesure de l'action une communauté et une institution dont le fonctionnement et la nature lui échappent. Non seulement Kafka ne donne pas la clef de l'univers singulier qu'il met en place, mais il ne laisse aucun jeu entre la découverte progressive de cet univers par son personnage et le récit qui en est fait. Aucune distance ne permet au lecteur de hasarder une hypothèse qui lui permettrait de recontextualiser dans un horizon plus familier les règles curieuses des fonctionnaires du Château ou les rouages sinueux de la Justice du Procès. Le lecteur est obligé de se couler pour ainsi dire dans ces univers et de suivre le cheminement de l'histoire, le jeu des motifs et des dialogues qui se font écho, sans disposer d'un pourquoi qui donnerait un sens au comment très perceptible de ces deux récits. Il est ainsi contraint de vivre ces deux univers, de la même manière que Kafka vivait et expérimentait la réalité quotidienne, s'il faut en croire le portrait de Milena :

"Pour lui, la vie est quelque chose de totalement différent de ce qu'elle est pour les autres ; avant tout, l'argent, la Bourse, le marché des changes, une machine à écrire sont pour lui des choses totalement mystiques (et il est vrai qu'en réalité, elles le sont, c'est seulement pour nous autres qu'elles ne le sont pas), ce sont là pour lui les énigmes les plus étranges, qu'il n'approche absolument pas de la même façon que nous. On aurait tort de croire, par exemple, qu'il considère son travail de fonctionnaire comme l'exécution normale, habituelle d'une charge. Pour lui, le bureau – y compris le sien - est quelque chose d'aussi énigmatique, d'aussi digne d'admiration que l'est une locomotive pour un petit enfant" (Cité dans Buber Neuman, 1986, pp. 92-93). Même s'il est impossible de donner une explication globale de l'usage de la focalisation dans l'autofiction, on voit que cet aspect du texte est rarement indifférent. Personnage objet, le double auctorial s'éloigne de son original et devient une conscience opaque qui paraît exister pour elle-même. Projecteur, le double est alors comme un guide inconscient qui soustrait le lecteur de tous ses

repères habituels et le conduit à se perdre dans l'univers de la fiction. Avec cet examen des emplois possibles de la figure auctoriale, on achève l'étude du premier protocole de l'autofiction, son protocole nominal. On a ainsi pu voir que le dédoublement de l'auteur dépendait d'une relation onomastique, d'un lieu d'inscription pour cette relation et d'un support actorial. Forme, contexte, emploi, avec les traits secondaires qu'ils commandent, sont les déterminations essentielles de toute inscription narrative de soi. Pour créer un représentant de lui-même dans son texte tout écrivain doit mettre en œuvre ces paramètres.

Cette investigation ne règle pourtant pas l'exploration du dispositif de la fictionnalisation de soi. Demeure un second protocole non moins important. Il faut, en effet, se pencher surtout les moyens par lesquels l'écrivain a produit, exhibé, déclaré son texte fictif. Bref, il reste à étudier le protocole modal fictionnel de l'autofiction. C'est l'objet de la partie suivante.

T R 0 I S I E M E P A R T I E : LE