1.1 Éléments de littérature sur l’histoire économique de l’Afrique centrale
1.1.2 À propos de la position de Jacques Marseille : pertinences et limites
La posture de J. Marseille (2005) peut se résumer en quelques questions auxquelles il
tente d’apporter des éléments de réponse. En effet, son analyse sur le capitalisme français et
les colonies pose un certain nombre de questions. Nous en retenons particulièrement deux
dans le cadre de notre approche de la dépendance structurelle des économies d’Afrique
centrale et surtout du Gabon au capital international :
- la première question est celle qui interroge les fins même des colonies par
rapport aux métropoles : à quoi ont-elles servi ? Nous pouvons envisager d’y retrouver (en
termes d’éléments de réponse) les raisons qui ont présidé à la conception ainsi qu’au
fonctionnement des colonies ;
- la deuxième question qui nous paraît à même de contribuer à l’éclairage des
positions et rôles structurels conférés à ces économies africaines dans l’organisation du
système capitaliste mondial porte sur la fonction que les colonies ont assumée dans la
croissance et les transformations du capitalisme français.
Pour répondre à ces questions, J. Marseille rappelle pour sa part les contextes
historiques qui ont justifié et accompagné l’ouverture de l’économie occidentale sur les
colonies. Trois grandes phases se déclinent dans son découpage : les années 1880 sont celles
qui sont marquées par une importante dépression (en occident) suite à une période pendant
laquelle la croissance aurait atteint son plafond ; ainsi, la course aux colonies devrait
s’inscrire dans une quête de nouveaux champs d’activités en vue de retrouver la croissance.
Les années 1930 sont en revanche celles de la grande crise pendant laquelle l’activité
économique en occident est durablement bloquée, ce qui obligeait les puissances coloniales,
comme c’est le cas pour la France, à rechercher des débouchés commerciaux sur son empire
colonial. Enfin, les années 1950 sont appréhendées comme celles de la décolonisation qui
coïncidait avec les mutations de la France rurale, artisanale et boutiquière : « Dans les années
1950, la décolonisation accompagnait une phase de mutation rapide qui faisait craquer la
vielle France rurale, artisanale et boutiquière » écrit J. Marseille (op. cit. p. 22).
70En
substance, le développement de structures productives plus ou moins modernes dans les
colonies serait articulé aux différentes phases de la croissance économique en métropole.
1.1.2.1 L’impact de la situation économique de la métropole sur le tissu productif
des colonies avant 1930
La concurrence effrénée entre les nations industrielles à la fin du XIX
èmesiècle
constituerait l’événement historique fondateur de la ruée vers les colonies. En Europe, les
puissances industrielles allemande, française et britannique incarnent cette concurrence ; ce
qui a abouti à la mise en partage du monde. Ce mouvement que J. Marseille appelle « chasse
aux colonies » est souvent rattaché à un phénomène de mutation plus structurel du système
capitaliste ; car dans une perspective marxiste, la ruée vers les colonies correspondrait à cette
époque à la mutation du capitalisme de type monopolistique vers un capitalisme financier.
Le capitalisme financier renvoie ici au mouvement de centralisation et aux fusions qui
caractérisent la période ; mouvement dans lequel l’action des banques occupe une place
dominante dans le processus de la production. La centralisation aurait pour vertus, entre
autres, d’éliminer les « fluctuations » des marges de profit et de servir de facteur à
l’amélioration technique du processus de production (cf. J. Marseille, op. cit. p. 31 et
suivantes).
Par voie de conséquence, les colonies devenaient des champs de placement des
capitaux de la métropole. Les monopoles exercés sur les colonies par les métropoles, du fait
d’un capitalisme que J. Marseille appelle « capital d’exportation », débouchaient sur une
intégration économique structurelle des premiers dans le système productif de leur
colonisateur. Il note à cet effet, qu’« au fur et à mesure en effet qu’émergeait en France le
capital financier, on pouvait observer parallèlement que le système colonial devenait bien le
70
Son analyse s’appuie sur celle de J. Bouvier : cf. F. Braudel et E. Labrousse (dir.), (1979), Histoire
lieu privilégié des placements de capitaux et des exportations de marchandises » (idem. p.
42).
Dans cette période, c’est le fondement politique qui motiva l’exportation des capitaux
vers les colonies : il apparait dans ces approches que l’alibi qui fut mis en avant est celui de la
« mise en valeur » des territoires coloniaux. J. Marseille tient pour argumentaire le niveau des
échanges commerciaux entre métropoles et colonies ; les échanges commerciaux et
« l’ampleur » des investissements publics et privés apparaissent comme les indicateurs
privilégiés de cette articulation structurelle. La première guerre mondiale a révélé l’étiolement
des champs d’expansion, incitant les capitalistes à envisager le champ des colonies. Au
lendemain de cette guerre, « les placements de capitaux français dans l’empire occupent la
première place des investissements extérieurs français. » selon J. Marseille (p. 132). Alors
qu’entre 1920 et 1929, 46 sociétés françaises sont créées en faveur des champs
d’investissement étrangers, 187 nouvelles sociétés sont mises en route après la guerre pour
développer des activités dans les colonies (p. 134).
S’il est avéré qu’au sein des colonies des entreprises sont nées des contextes politiques
et économiques des métropoles, il n’en demeure pas moins que l’expansion du capitalisme
français dans les colonies a structuré les tissus productifs locaux de manière à les confiner à la
fonction de filiales (par le biais des consortiums et des sociétés concessionnaires)
pourvoyeuses des matières premières à l’industrie française. De plus, l’idée de l’implantation
d’une économie moderne dans les colonies suite aux diverses mutations en France n’est pas
allée au-delà de la mécanisation sommaire de la production forestière notamment au début des
années 1930 ; alors que l’agriculture est restée dominée par des techniques rudimentaires.
1.1.2.2 L’accélération de l’« intégration économique » au sortir de la seconde
guerre mondiale
J. Marseille fait observer qu’après la seconde guerre mondiale, le mouvement de
centralisation s’est accentué, favorisant le rapprochement de l’économie avec la finance.
Jusque dans la période de décolonisation (années 1950), les colonies fonctionnaient telles des
« piliers » de la dynamique économique française. Inversement, les productions coloniales, en
ce qui concerne l’expérience française, avaient pour débouchés les commandes de la
métropole. S’est donc accéléré le processus d’internationalisation de la production, laquelle
internationalisation s’est accompagnée d’une division internationale des chaînes ou segments
de production plus ou moins spécialisés entre métropole et colonies durant toute la deuxième
moitié du XX
èmesiècle. Ceci a contribué à la mise en œuvre d’un « espace impérial »
intégrant les groupes métropolitains et leurs filiales au sein des colonies en un système
cohérent de dépendances des seconds par rapport aux premiers. D’une manière générale, ces
filiales devaient servir jusque dans les années 1960 de débouchés d’investissements aux
firmes de métropole, notamment les industries dont les marges de profit chutaient.
Pour l’essentiel, l’auteur retient que l’histoire de l’impérialisme colonial, et par
analogie celle du tissu productif dans les colonies, est liée aux mutations qui ont marqué le
système productif occidental entre les années 1880 et les années 1950 et 1960 :
« Jusqu’en 1930, le marché colonial assurait le débouché qu’exigeaient les branches
alors motrices de la croissance, les industries textiles et alimentaires notamment. À partir des
années 1930 par contre, le marché colonial, en assurant la survie de ces branches désormais
déclinantes, semble entraver l’émergence de nouveaux secteurs pour lesquels
l’industrialisation de l’empire serait l’occasion d’exporter du matériel d’équipement et
surtout, de créer sur place de nouveaux marchés » écrit-il (p. 202).
Face à l’enjeu principal de trouver de nouveaux champs d’expansion du capitalisme
français et de retrouver une productivité certaine du capital, nous pouvons penser que le
développement des activités d’exploitation forestière supplantent au textile comme principal
débouché de l’investissement. Au cours du processus historique des échanges économiques
entre la France et ses colonies d’Afrique centrale, c’est au final un mode de production de
type taylorien qui s’est mis en place avec une division de la production sous une forme
bipolaire ; le procès de production et le travail s’en trouvent également divisés au gré de la
situation ou de la distribution spatiale des ressources et des facteurs nécessaires à la
production. Les colonies produisent les matières premières que les industries occidentales
intègrent dans la production des biens manufacturés à forte valeur-ajoutée assurant ainsi les
marges de profits recherchées. L’idéologie de la « mise en valeur » des colonies par leurs
ressources (naturelles) propres a plutôt servi de prétexte au redéploiement du capital
occidental en perte de vitesse, notamment en ce qui concerne la France.
Au regard de la typologie de stratégies productives qu’analyse L. Jacquot (2000)
71dans le cadre des transformations de l’industrie textile lorraine confrontée à la mondialisation,
nous pouvons observer que le développement de l’exploitation forestière au Gabon a fini par
suivre une logique de spécialisation spatiale des segments de l’économie forestière
(internationale en général et française en particulier) marquée par une division géographique
du travail de la production globale, avec spécialisation de chaque segment du processus de
production de la plus-value. En considérant le processus historique de colonisation et de la
« mise en valeur » des colonies de l’empire français telles que le Gabon, la production des
matières premières en grumes, et dans une certaine mesure la production des produits
semi-finis, est la fonction qui a été et continue d’être assurée par les compagnies concessionnaires
dans les anciennes colonies. En revanche, les établissements français sont consacrés à la
transformation du bois et à sa commercialisation en France et sur le marché international.
L’orientation des investissements français vers les compagnies concessionnaires dans
les colonies est au fondement d’une nouvelle organisation géographique de la production des
bois d’œuvre à la fin du XIX
èmesiècle. Cette nouvelle organisation géographique du processus
de production des bois d’œuvre a abouti à la polarisation, entre la France et ses colonies, des
activités de production de grumes, de leur transformation et commercialisation. Cette
polarisation d’activités par spécialisation des segments de production peut être assimilée à un
système de pôles d’activités de production de la matière première (rôle rempli par les sociétés
concessionnaires dans les colonies) et d’activités de transformation/production et de
commercialisation de produits finis (places qu’occupent les industries de sciage, placage et
autres productions de bois œuvrés en France et ailleurs dans les pays colonisateurs). En effet,
le développement des compagnies concessionnaires exploitantes agricoles (de cultures
d’exportation comme le café), minières et surtout forestières dans les colonies jusque dans les
années de la décolonisation (1950) a plutôt constitué un champ de débouchés
d’investissements provenant de métropole et en quête de rentabilité.
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