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L’expression « professionnelles des spectacles » qui désigne les individus auxquels nous avons consacré la première partie de ce travail a plusieurs objectifs. On rappelle tout d’abord que l’usage du terme générique « spectacles » a pour ambition d’englober l’ensemble des performances spectaculaires qui composent les ludi et munera romains dans leur diversité tout en soulignant leur appartenance à une même réalité cohérente. Ces différents types de performances spectaculaires qui, à partir de la fin de la République, occupent une place croissante dans la vie des Romains sont généralement classés et étudiés séparément en fonction du lieu dans lequel ils se déploient. On distingue ainsi les spectacles du théâtre, du cirque et de l’amphithéâtre. Mais la séparation géographique entre les genres spectaculaires est loin d’être imperméable et il convient de définir précisément les divers types de performances et les différents lieux dans lesquels celles-ci pouvaient se déployer. Ce travail de définition prendra place, dans le premier chapitre, au sein d’un travail lexical approfondi. Cependant, les différents types de spectacles gagnent, malgré leur diversité, à être étudiés ensemble car ils fonctionnent au sein d’un même système mettant en relation des acteurs similaires voire identiques. Les différentes performances ont en effet lieu au cours des mêmes célébrations, civiques ou funéraires, à l’initiative de l’empereur, d’un magistrat ou d’un membre de l’aristocratie et elles sont destinées au public le plus vaste possible. L’organisation de ces performances repose sur des professionnels qui connaissent un succès populaire croissant. On retrouve les mêmes formes de manifestations de ferveur au sein du public du théâtre, du cirque et de l’amphithéâtre.

En ce qui concerne le terme « professionnelles », son emploi doit permettre en premier lieu de distinguer le groupe social qui nous intéresse ici d’un autre groupe minoritaire de femmes, issues des ordres supérieures de la société romaine, s’exhibant dans les spectacles de manière exceptionnelle et que nous traiterons dans la seconde partie de ce travail. Ces deux groupes s’opposent certes par leur place dans la société, mais surtout par la manière dont ils s’exhibaient sur scène. C’est cette différence fondamentale de démarche qui distingue les deux profils de femmes qui se produisaient dans les spectacles, plus que leur appartenance sociale, apparemment évidente mais qui mérite en réalité d’être précisée, aussi bien pour les individus du premier groupe que du deuxième groupe. En effet, ces groupes sociaux étaient loin d’être homogènes. Ce qui permet de définir strictement le groupe des « professionnelles des spectacles », c’est que les individus qui le composent se produisaient dans les spectacles selon une démarche spécifique et bien identifiable, à savoir une démarche professionnelle. Le

but de leur exhibition était la rémunération. Cette rémunération requérait un savoir-faire et donc une formation. Elle nécessitait ainsi un investissement durable. La démarche de ces individus n’était pas exceptionnelle ou ponctuelle mais régulière, de même que leur rémunération. Leur activité spectaculaire occupait donc une place importante dans la définition de l’identité de chacun d’entre eux1. Ces individus étaient des gens de métier et les performances spectaculaires dans lesquelles ils se produisaient étaient le résultat rétribué de leur travail. De cette rétribution découlent tous les aspects qui opposent ce groupe à celui des amateurs issus de l’aristocratie que nous étudierons dans la seconde partie de ce travail. Ces derniers en raison de leur statut social n’avaient pas besoin de rémunération. Par conséquent, leur exhibition pouvait être tout à fait exceptionnelle et n’impliquait pas nécessairement de formation2. Cette pratique répondait à d’autres enjeux et elle n’occupait sans doute pas la même place dans l’identité des individus.

L’expression « professionnelles des spectacles » a également pour objectif de souligner l’importante professionnalisation des spectacles romains. L’organisation des spectacles à Rome reposait sur un système économique, social et politique complexe faisant intervenir des acteurs extrêmement variés parmi lesquels les professionnels étaient majoritaires, même s’ils dépendaient largement d’acteurs non professionnels, tels que l’empereur et les magistrats qui éditaient ces jeux. Il faut cependant souligner que, parmi les professionnels qui participaient à l’organisation des jeux, seuls ceux qui participaient à la performance spectaculaire nous intéressent ici, alors qu’il existait de nombreux individus dont l’activité professionnelle consistait à organiser le spectacle en amont ou depuis les coulisses3. Comme nous l’avons dit en introduction, c’est bien l’exhibition, professionnelle ou amateure, au sein des diverses performances qui composaient les « spectacles romains » qui nous intéresse dans ce travail. En ce sens, l’expression « professionnelles des spectacles » aurait sans doute mérité d’être précisée, mais une telle précision aurait considérablement alourdi la formulation du sujet. Une autre nuance doit être apportée à cette expression. En effet, le terme « professionnel » renvoie, dans nos représentations contemporaines, à l’idée d’une économie

1 En témoigne la mention récurrente de cette profession dans la documentation épigraphique funéraire que nous avons réunie dans le catalogue prosopographique. La profession est parfois la seule information transmise par le document sur la défunte en dehors de son nom.

2 On verra cependant que, très vraisemblablement, la plupart des élites se produisant dans les spectacles recevaient une formation en vue de leur exhibition.

3 Gian Luca Gregori a notamment recensé dans la documentation épigraphique urbaine, les esclaves et affranchis impériaux qui semblent occuper des fonctions dans l’organisation des spectacles (GREGORI 2008). On trouve ainsi dans l’épigraphique des expressions telle que proc(urator) scaenic(orum) (CIL, VI, 10088), disp(ensator) scaenicorum (CIL, VI, 33775), a veste scaenica (CIL, VI, 8553) ou encore a comment(ariis) rat(ionis) vestium scaenic(arum) et gladiat(orianum) (CIL, VI, 10089).

libérale où les différents acteurs économiques sont relativement autonomes. Cette représentation ne peut s’appliquer au monde romain et on verra que ces « professions spectaculaires » n’ont pas toujours fait l’objet d’un choix de la part des professionnels qui, pour la plupart, étaient d’origine servile.

Il convient en tout cas d’insister sur le fait que les individus qui se produisaient dans les spectacles à Rome étaient, pour la grande majorité, des professionnels. Cela n’était pas toujours le cas dans les sociétés antiques où la performance spectaculaire revêtait fréquemment une dimension rituelle, religieuse et civique. Cette dimension était bien présente à Rome où les spectacles s’inséraient dans des célébrations religieuses. Sous la République, certaines performances étaient d’ailleurs prises en charge par des jeunes gens amateurs, comme l’atellane4, d’autres par des prisonniers et des esclaves, comme les combats de gladiateurs5. Trois facteurs ont provoqué la professionnalisation des spectacles à Rome en particulier à la fin de la République. Il y a tout d’abord l’influence du monde hellénistique où les spectacles étaient depuis longtemps pris en charge par des professionnels6. Les artistes grecs se produisaient dans tout l’empire et notamment à Rome où ils connaissent un succès important7. Ces professionnels ont été formés pour maîtriser leurs techniques artistiques et proposaient donc des performances d’une qualité que les amateurs ne pouvaient pas atteindre8. Par ailleurs, au Ier siècle av. J.-C., les spectacles prennent une place de plus en plus

importante dans la société romaine. Leur succès est croissant et, dans le contexte des guerres civiles, les hommes politiques surenchérissent dans leur évergésie pour donner, à un public rendu de plus en plus exigeant par le nombre et la diversité, des spectacles toujours plus exceptionnels9. Le développement du nombre de spectacles et les exigences croissantes du public ont donc accéléré et généralisé la professionnalisation des individus se produisant dans ces performances spectaculaires.

4 LIV., VII, 2, 4-12.

5 Éric Teyssier explique en effet que la gladiature connaît un lent processus de professionnalisation qui accompagne son institutionnalisation (TEYSSIER 2009, 52). Cette idée est également avancée par G. Ville (VILLE 1981, 15).

6 Dramaturges et acteurs se professionnalisent dès la première moitié du Ve siècle à Athènes (MORETTI 2001, 240 ; CSAPO 2004 ; LE GUEN 2010, 227-299).

7 On peut mentionner le cas de la danseuse grecque Antiodemis qui aurait été appréciée par les Romains au point de les détourner de la guerre, selon un poète du nom d’Antipater qui a été identifié par les éditeurs des Belles Lettres au poète du Ier siècle av. J.-C., Antipater de Thessalonique (voir prosopographie n° 5; A. P., IX, 567).

8 Cette importance de la formation pour la maîtrise des techniques spectaculaires apparaît nettement à travers certaines des inscriptions funéraires que nous avons recensées dans lesquelles les artistes défuntes sont dites « docta », « edocta » ou « erodita » (voir prosopographie n° 21, 39, 46, 48).

Enfin, une spécificité culturelle romaine intervient dans ce phénomène. Malgré le succès des spectacles à Rome, ceux-ci ne se départissent jamais de leur mauvaise réputation et du discrédit qui pèsent sur toute personne se produisant publiquement dans une performance spectaculaire ludique10. Ce discrédit moral se traduit par des conséquences sociales et politiques que l’on regroupe sous le terme « infamie ». La gravité de ces conséquences explique qu’il ait été nécessaire de limiter ce type de pratiques publiques. La professionnalisation des spectacles répond donc également à cet enjeu. Confier la réalisation des performances spectaculaires jugées indignes à des professionnels a permis de créer un groupe socioprofessionnel de paria dont le rôle était cependant essentiel car il permettait de préserver le reste de la société de cette indignité.

Le groupe social qui nous intéresse dans cette partie regroupe donc l’ensemble des femmes qui gagnaient leur vie en se produisant dans des spectacles publics. Le cœur de ce travail est constitué par un catalogue prosopographique des « professionnelles des spectacles ». Ce catalogue est introduit par un premier chapitre qui soulève la question de la place des femmes au sein des spectacles publics et propose un premier point sur la documentation ainsi qu’un travail lexical essentiel pour l’élaboration du catalogue prosopographique. Ce lexique précise non seulement le vocabulaire utilisé pour désigner les professionnelles des spectacles mais également le vocabulaire général des lieux et types de spectacles. À partir des données recensées grâce à la démarche prosopographique, il sera possible, dans un troisième chapitre, de proposer une synthèse sur le groupe social qui nous intéresse ici.

10 Comme l’ont montré les travaux de Florence Dupont, il s’agit en effet de préserver le sens, la valeur et l’efficacité de la seule performance publique moralement acceptable, celle de l’homme politique, de l’orateur (voir DUPONT 2000).

Chapitre 1

La place des femmes dans les spectacles du théâtre et