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La place des femmes dans les spectacles du théâtre et de l’arène : l’ouverture nécessaire d’un milieu

C) Une absence des femmes au cirque ?

Puisque les femmes s’exhibaient dans les spectacles de l’arène, on comprend mal pourquoi elles sont parfaitement absentes de la documentation relative aux courses du cirque. Il n’existe en effet aucune attestation de femme aurige dans les sources, pourtant abondantes, aussi bien littéraires qu’épigraphiques. Faute de sources, on est contraint de conclure que les femmes ne participaient probablement pas aux courses de char dans le cirque. En effet, si occasionnellement des femmes s’étaient produites dans de telles performances, les auteurs

128 MANAS 2011, 2740-2742.

129 SERWINT 1993, 407-08 ; MANAS 2011, 2743, fig. 8. 130 MANAS 2011, 2742, fig. 7 ; 2743, fig. 9.

anciens auraient vraisemblablement pris la peine de mentionner ces épisodes pour leur caractère exceptionnel. D’un point de vue contemporain et profane, il pourrait pourtant sembler moins « viril » de conduire un char que de combattre en public, la guerre étant une affaire d’homme. Outre qu’un tel jugement reposerait sur des représentations modernes inadaptées à l’Antiquité, il faut certainement apporter ici une explication technique à l’absence des femmes dans les courses de char.

Faute de matériel archéologique, l’abondante iconographie relative aux courses du cirque permet de se faire une idée assez précise de ce à quoi ressemblaient ces performances spectaculaires. À l’occasion d’une exposition à Lattes en 1990, un grand nombre de problématiques propres au monde du cirque ont été discutées dans un ouvrage collectif dirigé par Christian Landes et qui fait encore autorité sur de nombreux aspects132. Michel Molin, s’appuyant sur l’iconographie y propose une réflexion sur les aspects les plus techniques de ces performances, à savoir la forme et le fonctionnement des chars133. Les chars de course romains étaient des véhicules de taille modeste, légers et souples134. Il s’agissait d’une simple planche reposant sur deux roues et dont le bord avant remontait à hauteur des chevilles du cocher. Fabricia Fauquet a proposé dans un ouvrage collectif plus récent, dirigé par Jocelyne Nelis-Clément et Jean-Michel Roddaz et consacré au Cirque et son image135, une synthèse sur le déroulement des courses de char136. Dans le cadre de ce travail elle a réalisé, en

collaboration avec l’Institut Ausonius, une modélisation du char de course romain qui permet de s’en faire une représentation assez précise137. Ce modeste dispositif était généralement attelé à quatre chevaux mais, sous l’Empire, les attelages de six ou sept chevaux ne sont pas rares138. On imagine alors à quel point la conduite d’un tel attelage devait être périlleuse et reposait en grande partie sur la force physique. L’iconographie indique par ailleurs que les auriges, afin de tenir les rênes des quatre chevaux en même temps que le fouet, devaient nouer ensemble les rênes autour de leur taille afin qu’elles restent tendues et qu’ils puissent diriger les chevaux avec une seule main. Les auriges portaient un poignard pour pouvoir trancher ces rênes en cas de danger. La force nécessaire pour résister à la pression que quatre chevaux en pleine vitesse devaient exercer sur le corps du cocher devait être exceptionnelle. Le fait que les femmes ne semblent pas avoir participé à ce type de performances alors qu’elles 132 LANDES 1990. 133 MOLIN 1990. 134 MOLIN 1990, 150. 135 NELIS-CLEMENT – RODDAZ 2008. 136 FAUQUET 2008. 137 FAUQUET 2008, 269. 138 MOLIN 1990, 152.

participaient à celles de l’arène s’explique sans doute en partie par une simple question de force physique.

Mais cet argument est loin d’être satisfaisant. Alors que la plupart des recherches sur le cirque s’intéressent à l’édifice et à son fonctionnement, Jocelyne Nélis-Clément, dans une synthèse sur les métiers du cirque et donc sur les acteurs qui interviennent dans la réalisation de ces spectacles139, a mis en évidence plusieurs éléments qui révèlent les limites de cet argument. Tout d’abord, dans sa notice sur les cochers, Nelis-Clément évoque le cas d’un agitator nommé Crescens qui n’a que treize ans lorsqu’il remporte sa première victoire140. Un agitator est un aurige qui conduit un char standard, attelé à quatre chevaux par opposition aux auriga qui ne conduisaient que des biges. Il n’est pas absolument certain que Crescens ait conduit un quadrige dès sa première victoire. Cependant, pour en porter le titre, il est probable qu’il l’ait fait durant la majeure partie de sa carrière. Si la constitution d’un jeune homme de treize ans lui permettait de conduire un char à deux ou même à quatre chevaux et de remporter la victoire, il paraît difficile d’affirmer que celle d’une femme adulte ne le permettait pas.

Par ailleurs, les agitatores ne sont pas les seuls professionnels du cirque. Nelis- Clément propose en effet une liste de professionnels variés qui participaient à l’organisation des courses mais aussi se produisaient dans des courses distinctes. Elle mentionne ainsi les spartores et les hortatores dont les fonctions respectives étaient de rafraichir les chevaux en les arrosant et de les encourager141, mais surtout les desultores qui se produisaient dans des performances hippiques acrobatiques142. Ces performances étaient des compétitions dans lesquelles les cavaliers devaient sauter de leur cheval, soit pour finir la course à pied, soit pour changer de cheval. On ne voit pas pourquoi des femmes n’auraient pas pu se produire dans ce type de performance qui repose manifestement davantage sur la souplesse et les compétences hippiques que sur la force. Nous n’avons cependant pas plus de trace de femmes exerçant le métier de desultor que de femmes exerçant celui d’agitator et force est de constater que ce milieu professionnel devait leur être fermé.

139 NELIS-CLEMENT 2002. Sur les carrières des cochers et le fonctionnement en factions des courses voir également THUILLIER 2012.

140 NELIS-CLEMENT 2002, 273. CIL, VI, 10050 : Crescens est mort, selon son épitaphe à 21 ans. Il se produit pour la première fois sous le consulat de Messala lors de l’anniversaire du divin Nerva en 115 ap. J.-C. Il court ensuite 686 fois entre cette date et l’anniversaire du divin Claude sous le consulat de Glabrio en 124 ap. J.-C. l’interruption de son activité s’explique probablement par son décès prématuré, ce qui signifie qu’il avait 21 ans en 124 ap. J.-C. et donc entre 12 et 13 ans en 115 ap. J.-C.

141 NELIS-CLEMENT 2002, 278-282. 142 NELIS-CLEMENT 2002, 290.

Cependant, les femmes ne sont pas complètement absentes du cirque. Parmi l’important personnel qui participe au bon déroulement des courses, tel que les arbitres et les palefreniers, on peut également citer les musiciens dont le rôle est essentiel puisqu’ils accompagnent et rythmes les différents moments de la course, mais aussi les danseurs qui agrémentent ces spectacles143. Même si nous n’en avons aucune attestation, il n’y a pas de raison qu’une femme comme Aelia Sabina144 ait pu se produire comme organiste dans l’arène, mais qu’aucune femme ne se soit produite comme musicienne dans le cirque. Par ailleurs, la présence de danseuses aux cirques est attestée dans la documentation littéraire. Il convient ainsi de citer la danseuse et musicienne Quintia145 qui est qualifiée dans les Priapées de « Magno notissima Circo », comme si l’attention des spectateurs se portait davantage sur elle que sur les courses. Nelis-Clément souligne, par ailleurs, que le cirque a pu parfois accueillir d’autres performances que celles qui lui sont propres146, en particulier pour compenser l’absence d’autres lieux de spectacles. Ainsi, les compétitions athlétiques et les chasses ont fréquemment eu lieu dans le cirque, surtout avant la construction de l’amphithéâtre flavien et du stade de Domitien147. Dans de telles performances, il n’est pas inenvisageable que des femmes se soient produites ponctuellement. Rappelons par ailleurs que dans un extrait de Dion Cassius que nous avons déjà commenté, celui-ci évoque la participation des hommes et des femmes des ordres équestre et sénatorial aux spectacles du théâtre, du cirque et de l’amphithéâtre148. Faut-il en conclure que certaines femmes de l’aristocratie se produisirent dans les courses du cirque ? Comme pour les combats de gladiateurs, l’affirmation est rendue difficile par la formulation globale dans laquelle Dion Cassius intègre des individus différents et des types de performances différents.

Les spectacles du cirque se distinguent donc des spectacles du théâtre et de l’amphithéâtre dans notre étude car l’exhibition de femmes y reste extrêmement marginale, alors que leur présence est bien attestée au théâtre et à l’amphithéâtre. Cependant, seules les professionnelles du théâtre, les musiciennes et les danseuses disposent d’une visibilité suffisante pour être intégrées à une prosopographie des professionnelles des spectacles.

143 NELIS-CLEMENTS 2002, 289. 144 Voir prosopographie n° 45. 145 Voir prosopographie n° 41.

146 NELIS-CLEMENT 2002, 294-295.

147 SUET., Aug., 43, 2 et 4 ; Cal., 18, 5 ; Claud., 21, 6 ; DION CASS., LX, 7.

148 DION CASS., LXI, 17, 3 : ὅτι καὶ ἄνδρες καὶ γυναῖκες οὐχ ὅπως τοῦ ἱππικοῦ ἀλλὰ καὶ τοῦ βουλευτικοῦ ἀξιώματος ἐς τὴν ὀρχήστραν καὶ ἐς τὸν ἱππόδρομον τό τε θέατρον.