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La place des femmes dans les spectacles du théâtre et de l’arène : l’ouverture nécessaire d’un milieu

Chapitre 2 : Prosopographie des professionnelles des spectacle

10) Bassilla, mima

BIBLIOGRAPHIE : PETRETTINI 1826, 61-69 ; CORBATO 1947, 188-203 ; BONARIA 1965, 332 ; SPRUIT 1966, n° 36 ; GARTON 1972, 57 ; LEPPIN 1992, 216 ; CSAPO- SLATER 1995, 377 ; WEBB 2002, 301-302 ; PEREA YEBENES 2004, 30-31 ; PRAUSCELLO 2004, 56 ; FERTL 2005, 176-177; BOFFO 2009, 127.

SOURCES : CIG, XXXIII, 6750 ; IG XIV, 2342 ; EG, 609 ; GVI, 675.

Contexte de découverte : Inscription retrouvée à Aquilée en 1805 lors de fouilles occasionnelles menées par l’inspecteur fluvial Girolamo Moschettini, au sud-est de la ville dans la zone de la basilique Sancti Felice e Fortunato, aujourd’hui détruite. L’inscription était réemployée comme couvercle de sépulture dans la zone du cimetière près de la basilique.

Description : Stèle funéraire en calcaire surmontée d’un clipeus sculpté. Hauteur : 94,00 cm ; Largeur : 54,50 cm ; Épaisseur : 14,00 cm. Au-dessus du champ épigraphique, dans une niche circulaire, est sculpté le relief d’un buste de femme, probablement la défunte. Lettres élégantes et soignées. Épigramme funéraire.

Lieu de conservation : Inscription conservée à Aquilée, au Museo archeologico nazionale di Aquileia, inv. AQ 260.

Datation : Entre 210 et 235 ap. J.-C. (Style et iconographie). Texte : Τὴν πολλοῖς δήμοισι / πάρος, πολλαῖς δε πόλεσσι / δόξαν φωνάεσσαν ἐνι / σκηναῖσι λαβοῦσαν (vac.) / παντοίης ἀρετῆς ἐν μεί/μοις, εἶτα χοροῖσι / πολλάκις ἐν θυμέλαις, ἀλ/λ΄οὐχ οὕτω δε θανούσῃ, / τῇ δεκάτῃ μούσῃ τό λα/λεῖν σοφὸς Ἡρακλείδης, / μειμάδι Bασσίλλῃ στήλην / θέτο βιολόγος φώς (vac.) / Ἡ δὴ καὶ νέκυς οὖσα ἴσην / βίου ἔλλαχε τειμὴν / μουσικόν εἰς δάπεδον / σῶμ΄ἀναπαυσαμένη. / (vac.) Ταῦτα (vac.) / οἱ σύσκηνοί σου λέγουσιν· / εὐψύχει, Βασσίλλα, οὐδεὶς ἀθά / (vac.) νατος (vac.).

Traduction : À partir des traductions de Perea Yebenes et Webb et des commentaires de Corbato et Prauscello.

« Pour la femme qui s’est établie une réputation retentissante auprès de nombreuses personnes et en de nombreuses cités, par ses nombreux talents d’abord dans l’art du mime, puis dans le chœur, qui mourut souvent sur scène mais jamais de cette façon. Pour la mime Bassilla, la dixième muse, l’acteur de mime Héraclidès, habile en discours, a posé cette stèle. Elle a fait preuve d’un même honneur dans la vie et dans la mort, son corps reposant dans le lit des muses. C’est la vie ! Ton compagnon acteur te dit : « Adieu, Bassilla, personne n’est immortel ! » »

COMMENTAIRE :

Bassilla est bien connue et a fait l’objet de nombreuses publications. Il s’agit d’une épitaphe en vers réalisée par le βιολόγος Héraclidès pour la mime (μειμάδι) Bassilla. Le βιολόγος est un des différents types de mimes que l’on rencontre dans l’épigraphie grecque de l’époque impériale. Définir ces différentes catégories est difficile en l’état de la documentation. M.- H. Garelli, qui s’y est essayée, voit dans le βιολόγος le mime dramatique jouant des scènes de la vie quotidienne par opposition à d’autres types de mimes plus lyriques66. C. Corbato, dans son commentaire de l’inscription, y voit un équivalent grec de l’archimimus qui serait notamment chargé de rédiger les livrets des pièces jouées par la compagnie. Les compétences littéraires, poétiques et métriques dont fait preuve Héraclidès dans l’épitaphe de Bassilla semblent aller dans ce sens. En tout cas, Héraclidès se qualifie lui-même de σύσκηνοί ; les deux acteurs appartiennent donc vraisemblablement à la même troupe.

Le texte de l’épitaphe est surmonté d’un buste de femme sculpté. Selon Corbato, cette représentation reprend le modèle de nombreux bustes funéraires d’orateurs grecs, avec la main droite sur la poitrine sortant de la tunique, les trois premiers doigts tendus67. L’idée que le geste de Bassilla est un geste oratoire se retrouve très tôt chez les commentateurs68, mais elle n’est pas si facile à fonder. Cette position de la main droite sur la poitrine sortant de la tunique se retrouve chez certains individus de sexe masculin représentés sur les stèles funéraires de familles aristocratiques de l’époque tardo-républicaine mais généralement les doigts des mains ainsi positionnées ne sont pas repliés à l’exception de ceux d’un individu sur le monument sépulcral de la gens Furia69. Cependant, la position de la main de cet homme diffère de celle de notre artiste en ce que seuls le pouce et l’index sont tendus, le majeurs étant replié. Ce geste de la main pourrait être celui décrit par Quintilien comme servant à appuyer une affirmation70, mais l’identification est délicate. Un geste similaire à celui de Bassilla, mais réalisé avec la main gauche, se retrouve dans le monde grec sur la statue du poète Poseidippos dont une copie romaine est conservée à Rome, aux Musées du Vatican71. Pour Zanker et Masséglia, ce geste est caractéristique des poètes et représente l’action spécifique de compter les mètres72. On pourrait donc imaginer que le geste de Bassilla soit une référence à la dimension poétique de sa profession.

Le geste se retrouve également à l’identique sur le relief d’une stèle funéraire de

66 GARELLI 2007, 131. 67 CORBATO 1947, 189. 68 PETRETTINI 1826, 68.

69 BRILLIANT 1963, 50-51 (fig. 2.2 ; 2.3). 70 QUINT., Inst., XI, 39, 94.

71 Vatican, Galleria delle Statue, 735.

Smyrne représentant un homme et deux esclaves73. Cet homme est vraisemblablement un citoyen investi dans une activité civique. En effet, son bras droit est replié sur sa poitrine et figé dans cette position par l’himation. Or, ce geste que Masséglia appelle le « bound elbow » se retrouve sur de nombreuses statues d’orateurs74 et a même été commenté par Eschine et Démosthène qui s’opposent sur sa signification, le premier y voyant une expression de la modération (σωφροσύνη) de l’orateur75, le second contestant cette interprétation76. Pour

Masséglia, ces figures relativement fréquentes dans l’art hellénistique représentent « the self- conscious, cultivated poses of a public figure, indicating personal restraint »77. Cependant, cela ne paraît pas suffire à faire du geste de Bassilla un geste spécifique de l’orateur ou du magistrat. De fait, il semble que le « bound elbow » se soit abondamment répandu dans l’iconographie funéraire grecque et on retrouve notamment un geste très proche de celui de Bassilla sur un relief représentant une défunte sur une stèle funéraire datée du Ier-IIe siècle av. J.-C. à Byzance78.

La coiffure de la figure sculptée très spécifique permet, selon Corbato, de dater assez précisément l’inscription. En effet, les archéologues, à partir de l’étude des portraits monétaires et des bustes de la famille impériale, ont établi que ce type de coiffure découlait directement d’une mode lancée par les femmes de la dynastie des Sévères. L’inscription pourrait donc être datée entre 210 et 235. L’épigramme funéraire se compose de huit vers qui correspondent aux seize premières lignes de l’inscription et d’une partie finale en prose qui correspond au quatre dernières lignes.

L’interprétation de ce document pose une difficulté essentielle qui réside dans la compréhension du quatrième vers (lignes 7 et 8). R. Webb, qui considère l’inscription dans le contexte d’une critique chrétienne croissante du théâtre, interprète la fin du vers (ligne 8) comme une sorte de décrochage syntaxique qui permettrait à l’auteur d’évoquer ici une interruption de la carrière de Bassilla. Elle traduit ainsi les huit premières lignes : « For the woman who formerly gained resounding fame among many people and many cities, for her varied talents on stage in the mimes, and often in chorus in the orchestra – but this is not how she died – ». À sa mort, Bassilla aurait cessé de se produire depuis longtemps mais aurait continué à vivre avec ses collègues.

73 MASSEGLIA 2015, 106 ; Ince Blundell Hall (PM 161). 74 MASSEGLIA 2015, 97.

75 ESCHN., Tim., 25-26. 76 DEM., Leg., 19, 251. 77 MASSEGLIA 2015, 99.

Outre qu’une telle situation paraît assez peu probable, L. Prauscello et L. Boffo estiment qu’une telle lecture va à l’encontre de la construction syntaxique de l’épigramme. Csapo et Slater soulignent dans leur traduction, et Prauscello dans son commentaire, le balancement entre les adverbes πάρος, ligne 1, et εἶτα, ligne 8, qui suggère une carrière construite en deux temps distincts ; Bassilla se fit connaître dans un premier temps comme mime puis comme chanteuse et danseuse, même si, comme le note Prauscello, il n’est pas à exclure que ces deux moments se soient superposés. Webb souligne en ce sens le haut degré de versatilité des mimes entre différentes compétences artistiques et notamment le chant et la danse. Par ailleurs, pour Prauscello, il est impossible de couper la phrase au quatrième vers comme le propose Webb. L’expression εἶτα χοροῖσι conclut la première proposition participiale qui dépend de λαβοῦσαν. Les mots πολλάκις ἐν θυμέλαις dépendent donc du participe θανούσῃ. De plus, Webb choisit de donner à θυμέλαι le sens très spécifique d’orchestra, mais le terme peut désigner beaucoup plus largement la scène. D’ailleurs, c’est en ce sens qu’il est employé dans l’inscription du mime Eucharistos mort à Patras en Lycie dont L. Boffo a souligné les nombreuses similitudes, notamment iconographiques, avec celle de Bassilla79. On a donc retenu la proposition de traduction de Prauscello qui correspond également à celle que proposait déjà en 1947 Corbato : « celle qui mourut souvent sur scène mais jamais de cette façon ».

Le topos de l’opposition entre la vraie et la fausse mort sur scène est par ailleurs bien exploité dans les épigrammes funéraires d’artistes80. Pour Corbato, l’auteur de l’inscription reproduit d’ailleurs un certain nombre de topoi littéraires et poétiques issus de l’Anthologie Palatine, ce qui montre ses connaissances dans le domaine. Au vers 5, la comparaison avec la dixième muse est aussi un topos de la tradition des épigrammes81. C’est cette culture poétique et la maîtrise de la métrique dont fait preuve l’auteur de l’épigramme qui amènent Corbato à considérer que ce dernier est sans doute également l’auteur des livrets de la troupe.

L. Boffo estime que la mime est morte en tournée car la stèle ne ressemble pas du tout à ce que l’on trouve à Aquilée, alors qu’elle est très proche de celle du mime, Eucharistos, mort à Patras en Lycie. Par ailleurs, Héraclidès évoque les succès rencontrés par la mime dans différentes cités, ce qui confirme l’idée d’une troupe itinérante. Celle-ci était vraisemblablement originaire de Grèce et se produisait d’ailleurs probablement en grec. À cette époque, Aquilée avait encore une fonction essentiellement commerciale et cette activité

79 MERKELBACH-STAUBER 2002, 37-38. 80 A. P., VII, 155, 3-4 ; CIL, III, 3980. 81 A. P., VII, 2 ; 14 ; 407 ; IX, 26 ; 66 ; 506.

au début du IIIe siècle a permis à la cité d’atteindre une certaine prospérité permettant le développement de la vie culturelle et les divertissements. Si la langue officielle était le latin, Boffo insiste sur l’existence d’un centre de culture grec à Aquilée.

Cette inscription est extrêmement intéressante pour qui s’intéresse au monde des spectacles dans l’empire romain. Elle confirme l’organisation des acteurs de mimes en troupes itinérantes et met en évidence les liens personnels qui pouvaient se tisser entre les acteurs d’une même troupe. Elle confirme également la place que pouvait occuper les femmes dans ces troupes. Elle témoigne du succès des troupes grecques en Italie. Elle met en évidence la diversités des techniques artistiques pratiquées par les mimes et donne un exemple d’évolution de carrière. Le style de l’épigramme révèle la culture littéraire maîtrisée par les mimes, ou du moins par certains d’entre eux, et qui devait être mise à profit dans l’écriture des livrets malheureusement perdus, à quelques exceptions près82. Enfin, le style iconographique du relief révèle encore une fois la proximité entre l’art de l’orateur et celui de l’acteur, en particulier dans le monde grec, et surtout les efforts de certains acteurs, et même ici actrices, pour tenter de se parer des vertus et de l’honorabilité des orateurs.