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rôle de la Suisse durant la Seconde Guerre mondiale. Cette étude a mis au jour un processus long et complexe, dont les phases ont été marquées par l’élaboration progressive du lexique permettant de le désigner et de le traiter. Il en ressort que, en tant que problème public, « les fonds juifs et l’or nazi » ne sont pas susceptibles d’être appréhendés comme des « faits » ou des « objets ». Ils se présentent plutôt comme une construction sociale et

historique, résultant d’un intense travail de définition, auquel ont participé de nombreux

acteurs. Afin d’aller plus avant dans l’analyse, il convient donc maintenant de se pencher plus précisément sur l’identité de ces protagonistes et sur les activités qu’ils ont déployées.

L’étude du processus de définition « des fonds juifs et de l’or nazi » conduite jusqu’ici repose sur une idée relativement simple. Elle suppose que cette question particulière a été ni plus ni moins que ce que les gens ont pensé qu’elle était. Elle considère donc que ce problème n’était déterminé ni par des « dysfonctions » manifestes ou latentes préexistantes, ni par les caractéristiques sociales des acteurs qui ont pris position à son sujet, ni par les valeurs ou les principes qui auraient incité ces derniers à tenter de le résoudre. Cette démarche revient donc à considérer que le problème du rôle de la Suisse durant la Seconde Guerre mondiale n’est pas apparu en raison de quelconques conditions qui en seraient les causes. Il se présente plutôt comme le résultat des activités orientées en référence à l’existence supposée de telles conditions (Spector et Kitsuse, 1987 [1977]: 74; 75-76) :

[I]f social problems cannot be conditions, what are they? Most succinctly, they are the activities of those who assert the existence of conditions and define them as problems. […]

« [W]e define social problems as the activities of individuals or groups making

assertions or grievances and claims with respect to some putative conditions. […] The central problem for a theory of social problems is to account for the emergence, nature and maintenance of claims-making and responding activities »

(Si les problèmes sociaux ne peuvent pas être des conditions, que sont-ils ? Le plus

succinctement, ils sont les activités de ceux qui affirment l’existence de conditions et les définissent en tant que problème. […]

Nous définissons les problèmes sociaux comme les activités d’individus ou de groupes qui font des assertions, des doléances et des revendications en référence à quelque condition supposée. […] Le problème central pour une théorie des problèmes sociaux est de rendre compte de l’émergence, de la nature et du maintien des revendications et des réponses qui leur sont apportées).

Dans cette perspective, pour élucider un problème particulier, il convient de suivre de manière détaillée le processus par lequel des acteurs sociaux ont activement défini une condition présumée comme un problème. Plus précisément, cette analyse met l’accent sur les doléances, les plaintes et les demandes adressées par différents acteurs aux agents qu’ils estiment être responsables de la résolution de ce qu’ils définissent comme un problème, et sur les réponses qui leur sont apportées ou non. Ces séquences interactives – de demandes et de réponses – sont désignées par le terme technique « d’activités de revendication » (claims-making activities) (idem : 75).

Cette articulation de l’enquête autour d’activités mène à se détourner des questions auxquelles les analyses causales tentent d’apporter des réponses. De telles démarches se demandent en effet principalement pourquoi les gens font ce qu’ils font. Concrètement, elles reviendraient à se demander : Pourquoi les victimes du nazisme ont-elles exigé

publiquement la restitution de leurs biens dans les années 1990 ? Qu’est-ce qui a mené certains parlementaires et médias israéliens à s’intéresser à ce dossier ? Pourquoi les autorités israéliennes ont-elles décidé d’en confier le traitement au président du Congrès juif mondial ? Pourquoi des responsables politiques états-uniens lui ont-ils apporté leur soutien ? Quels intérêts ont conduit les banquiers et le gouvernement helvétiques à occulter le problème et à en retarder le traitement ?

Une telle ligne de questionnement est sans aucun doute légitime, mais elle a l’inconvénient majeur de détourner l’attention d’une série d’autres questions, plus éclairantes pour la sociologie des problèmes publics. Au lieu de se pencher sur les causes des actions, une analyse définitionnelle tente d’élucider l’organisation et la forme de ces

activités. Elle s’efforce donc d’observer les stratégies déployées par les acteurs, la manière

dont ils ont formulé leurs revendications, dont ils les ont adressées à tel acteur plutôt qu’à tel autre ou dont ils les ont fait connaître dans un lieu plutôt que dans un autre. Concrètement, ceci reviendra à se demander : Comment et sous quelles formes les titulaires légitimes de comptes en déshérence ont-ils demandé aux banquiers suisses de leur restituer leurs biens ? Comment des parlementaires et des médias ont-ils publiquement relayé ces revendications ? Comment le président du Congrès juif mondial est-il apparu en tant que représentant légitime de ces demandeurs ? Comment ont été présentées sa prise de contact avec le sénateur D’Amato et la décision de ce dernier d’intervenir dans ce dossier ? Au fil de quelles interactions les banquiers suisses et le Conseil fédéral ont-ils accepté d’apporter des réponses aux questions soulevées par les titulaires de comptes en déshérence ?

Apparemment, ces questions se contentent de reformuler les interrogations qui orientent les analyses classiques. Cependant, cette petite opération déplace radicalement la visée de l’analyse. Au lieu d’orienter cette dernière vers la mise au jour de chaînes causales, elle la conduit à interroger les interactions et les processus au cours desquels un lexique a été élaboré, un problème a été défini, de telle sorte qu’il a été possible de le nommer, de le faire connaître, et de le traiter.

Ce déplacement de problématique s’accompagne d’un double renversement de la logique même de la recherche. D’une part, il situe radicalement différemment la définition des « fonds juifs et de l’or nazi ». Les analyses classiques en font le point de départ de l’analyse de manière à élucider les conditions qui en ont été la cause. Au contraire, l’analyse définitionnelle la considère comme un « ordre négocié », c’est-à-dire comme

l’aboutissement contingent de processus complexes d’interactions et de négociation, dont il

convient de retracer le développement. Cette démarche propose donc d’analyser l’ordre social comme un processus historique contingent, ce qui revient à refuser d’y voir des phénomènes irréversibles, déterminés par un nombre fini de variables indépendantes. D’autre part, l’analyse interactionniste mène à considérer que les problèmes publics, en tant que parties prenantes d’un ordre négocié, ne trouvent pas leur source dans des « causes » qui leur seraient antérieures. Ils sont au contraire indissociables des activités qui établissent leur définition, laquelle permet d’entrevoir – si ce n’est de promettre – des réformes, des remèdes ou des solutions susceptibles de les résorber.

Comme le note joliment Jean-Samuel Bordreuil (2002 : 303), l’analyse définitionnelle invite l’observateur à rompre avec la sage attitude consistant à se concentrer sur la lune plutôt que sur le doigt pointé vers elle. En effet, le corps social est un « astre

particulier [qui] suppose pour exister la multitude des doigts qui le montrent […] ».

Comme un « imbécile », je vais donc à mon tour tâcher de suivre les activités de tous ceux qui, en le désignant, ont fait exister le problème « des fonds juifs et de l’or nazi ».

2.2 Le système d’action des « fonds juifs et de l’or nazi » comme ordre négocié