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L’arrêté fédéral de 1962 sur les « avoirs en Suisse d’étrangers ou d’apatrides persécutés

La controverse sur le rôle de la Suisse durant la Seconde Guerre mondiale a pris dans les années 1990 une ampleur inconnue jusqu’alors. Il ne faudrait pourtant pas en déduire que la question des biens appartenant aux victimes du nazisme n’aurait jamais été soulevée auparavant. Sur le plan international, les « premières démarches entreprises en vue

d’obtenir la restitution de biens volés ou confisqués remontent à l’époque même de la guerre » (CIE, 2002 : 405)2. En Suisse, les premières mentions publiques de violations du droit de propriété des victimes de l’Holocauste par les banques helvétiques, et de leur refus de restituer les biens déposés dans leurs établissements datent de l’immédiat après-guerre. C’est en 1947 que le parlementaire bernois Werner Meister a formulé une petite question intitulée « Objets précieux enlevés aux prisonniers d’Auschwitz » (Gefangenengüter von

Auschwitz). En février de la même année, « le service juridique du Département politique*

présenta la première esquisse d’un projet d’arrêté prévoyant l’obligation de déclarer les fonds restés en déshérence. Mais six mois plus tard, sous la pression de l’Association

suisse des banquiers*, la Confédération renonça à ce projet. En réaction, l’Association

lança de sa propre initiative une enquête auprès de ses membres pour estimer la valeur totale des « biens de victimes restés en déshérence ». […] Le montant annoncé fut

insignifiant : à peine un demi million de francs » (idem : 427).

Durant la première décennie suivant la guerre, les banques ont privilégié une politique du silence, mettant tout en œuvre pour décourager les recherches des biens des victimes et pour minimiser le problème. Elles ne sont cependant pas parvenues à

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Cette histoire du traitement des biens des victimes du nazisme dans l’immédiat après-guerre est établie sur la base des enquêtes historiques détaillées établies par la Commission Indépendante d’Experts* (2002 : 405-472), et par Peter Hug et Marc Perrenoud (1997).

décourager les survivants qui, au début des années 1950, ont tenté de retrouver la trace de leurs comptes et des organisations juives qui ont réclamé la restitution des biens en déshérence. Face à leur insistance, les banques durent rompre le silence contre leur gré. En 1956, elles procédèrent à leur propre enquête, laquelle aboutit à nouveau à de maigres résultats. Dans la foulée, « [l]a fédération des communautés israélites de Suisse* proposa

de créer une fiduciaire pour gérer les biens en déshérence, mais l’Association suisse des banquiers refusa en invoquant le secret bancaire » (idem : 433).

Au printemps 1957, le conseiller national socialiste Harald Huber a relancé la question en déposant une motion* intitulée « biens d’étrangers disparus ». Ce texte proposait « que tous les fonds en déshérence soient recensés et regroupés en un « fonds à

but humanitaire ». Cette proposition a finalement débouché sur l’adoption de l’arrêté

fédéral du 20 décembre 1962 sur les « avoirs en Suisse d’étrangers ou d’apatrides

persécutés pour des raisons raciales, religieuses ou politiques » (idem : 433-434) :

[Ce texte fait] obligation à toutes les personnes morales et physiques [de] déclarer les avoirs d’étrangers ou d’apatrides n’ayant plus donné de leurs nouvelles depuis le 9 mai 1945, et dont on sait ou peut se douter qu’ils ont été persécutés pour des raisons raciales, religieuses ou politiques. La définition ne se limite pas à la déshérence avérée, mais retient également la seule présomption et laisse ainsi une large marge d’interprétation aux gérants de fortune. [...] Si aucun ayant droit ne peut être identifié, l’autorité de tutelle de la localité où se trouve l’essentiel de la fortune doit instituer une curatelle [...]. Si la procédure aboutit à la conclusion que l’ayant droit est mort, une procédure successorale doit être ouverte en Suisse. […] Les biens dont on n’arrive plus à retracer les ayants droit sont versés au « fonds pour biens en déshérence ».

Pourtant, cet arrêté fédéral ne permit pas de débloquer la situation. Au cours de cette longue procédure, nombre de prétentions des survivants de l’Holocauste furent rejetées et de nombreux avoirs furent réduits à néant. Finalement, c’est l’arrêté fédéral du 3 mars 1975 sur « l’utilisation des avoirs en Suisse d’étrangers ou d’apatrides persécutés pour

des raisons raciales, religieuses ou politiques » qui a mis fin à ces démarches. Ce texte a

décidé la liquidation du « fonds pour biens en déshérence » et attribué l’argent pour deux tiers à la Fédération des communautés israélites et pour un tiers à l’Office central d’aide aux réfugiés (cf. idem : 434).

Ce rapide détour historique montre que les biens des victimes du nazisme n’ont pas été ignorés en Suisse au cours des trois décennies suivant le conflit. Dans un premier temps, il a été question des « objets précieux enlevés aux prisonniers d’Auschwitz ». Ensuite, ils ont été présentés comme « biens d’étrangers disparus », avant d’être déclarés et restitués au titre d’« avoirs en Suisse d’étrangers ou d’apatrides persécutés pour des

raisons raciales, religieuses ou politiques », dans le cadre des arrêtés fédéraux de 1962 et

1975. L’analyse historique conduite par la CIE a mis en évidence la minimisation du problème et l’obstruction des recherches qui ont perduré tout au long de ce processus. Cependant, elle n’a pas suffisamment élucidé ce que cette occultation devait à un petit glissement lexical. En effet, cette manière de désigner les biens des victimes de l’Holocauste a joué un rôle décisif. Elle a orienté et délimité les recherches de fonds en déshérence, et donc circonscrit l’ampleur des valeurs mises au jour en 1975.

Tout d’abord, l’arrêté fédéral de 1962 a orienté et délimité la recherche des seuls « avoirs en Suisse d’étrangers ou d’apatrides persécutés pour des raisons raciales,

religieuses ou politiques ». Cette formulation était suffisamment vague pour laisser une

marge d’interprétation considérable aux banques chargées d’identifier les comptes susceptibles d’entrer dans cette classification. S’agissant d’établir les montants concernés par cette mesure, les banquiers adoptèrent l’interprétation la plus restrictive possible (idem : 435) :

[Les banques] exclurent certains comptes sous prétexte que le domicile du titulaire était incertain, ou que la banque ne pouvait pas savoir si son client était juif ou non. Un client juif dont on savait qu’il avait été victime de persécution fut écarté parce qu’il était citoyen suisse. Les clients décédés à l’hôpital furent exclus puisque victimes d’une mort naturelle et non violente. Ceux qui étaient morts après le 9 mai 1945 ne furent pas pris en compte, même s’ils étaient morts des violences subies. Un client décédé au camp de concentration de Dachau le 13 mai 1945, quatre jours après la date butoir, fut écarté. Des biens ne furent pas pris en considération parce que gérés par des fiduciaires en leur propre nom ; les banques ne parvenaient pas à en identifier les propriétaires réels.

La terminologie adoptée dans l’intitulé de l’arrêté fédéral de 1962 a clairement permis de minimiser le problème. Mais ces formulations permettaient de résoudre deux difficultés autrement plus épineuses du point de vue des autorités suisses. L’arrêté fédéral de 1962 était susceptible d’être interprété comme une législation d’exception, donc comme la reconnaissance d’un devoir de réparation et de restitution, c’est-à-dire comme une menace pesant sur la « sécurité du droit », et en particulier la continuité du droit privé sur la propriété. Or, la terminologie retenue prévenait efficacement de telles conséquences en faisant de la question des biens des victimes de l’Holocauste un problème de déshérence

ordinaire.

La première difficulté consistait à ne faire en aucune manière apparaître la recherche des biens des victimes de l’Holocauste comme une mesure de restitution ou de réparation. Dans les années 1960, les autorités suisses se trouvèrent confrontées à un dilemme cornélien. D’un côté, il n’était plus possible d’esquiver la question des biens des victimes de l’Holocauste. Dans le sillage du procès Eichmann à Jérusalem, le silence à leur sujet avait été rompu suite aux demandes insistantes de survivants cherchant à reprendre possession de leurs avoirs, aux interventions d’organisations juives exigeant la restitution du patrimoine des victimes. « [I]l n’était dès lors plus guère possible d’ignorer les

revendications légitimes de survivants, d’héritiers ou d’organisations vouées à la restitution des biens des victimes » (idem : 433). De l’autre, les autorités suisses pouvaient

difficilement intervenir en la matière sans se déjuger. En effet, dès l’issue du conflit, elles s’étaient farouchement opposées à tout traitement de la question dans le cadre de procédures de réparation ou de restitution en faveur des victimes du national-socialisme allemand. Dès 1945, elles mirent tout en œuvre pour minimiser, voire même nier, la réalité des relations économiques étroites que la Suisse avait pu entretenir avec l’Allemagne. Elles se gardèrent scrupuleusement de manifester un quelconque sentiment d’injustice. Elles refusèrent strictement de parler de réparation, et ce n’est que de mauvaise grâce et sous d’intenses pressions extérieures qu’elles concédèrent des mesures de restitution très incomplètes.

Le gouvernement suisse ne pouvait donc pas se dispenser d’agir, mais il devait le faire de telle sorte que son intervention ne puisse en aucune manière être liée aux conséquences du génocide nazi. C’est ici qu’est intervenue toute l’efficacité d’une double invention lexicale. Dans ce contexte, il n’était évidemment pas question de se lancer à la recherche des « objets précieux enlevés aux prisonniers d’Auschwitz », comme le proposait Werner Meister en 1947. En revanche, il était tout à fait possible de discuter des « biens

d’étrangers disparus », ou d’envisager la déclaration et la restitution des « avoirs en Suisse d’étrangers ou d’apatrides persécutés pour des raisons raciales, religieuses ou politiques ». Ainsi, c’est à sa terminologie que la motion Huber doit une part de son

succès. Sa formulation édulcorée permettait de lancer une action exempte de toute composante morale.

Ce souci de distinguer la recherche des biens des victimes de toute forme de réparation ou de restitution a d’ailleurs été explicité au cours des discussions qui ont

précédé l’adoption de l’arrêté fédéral de 1962. Ainsi, le conseiller fédéral* Ludwig von Moos déclara que la Suisse n’avait aucune obligation morale à « réparer les torts » (von Moos, cité in CIE, 2002 :410-411) :

[I]l arrive ça et là qu’on parle de Wiedergutmachung. Or le terme même induit en erreur. La Suisse n’a pas à réparer quoi que ce soit, ni en faveur des victimes de persécutions national-socialistes ou d’organisations juives ou autres, encore moins en faveur de l’État d’Israël. Ce constat mérite d’être fait en toute clarté.

Un large consensus s’était formé autour de cette opinion, relayée, au cours du même débat, par le conseiller national socialiste Harald Huber dont la motion parlementaire était à l’origine de l’arrêté fédéral de 1962 : « La Suisse n’a rien à réparer et les autres États

n’ont pas à faire valoir des prétentions à notre égard » (Huber cité in idem : 411). En ce

sens, les termes employés pour désigner les biens des victimes de l’Holocauste permettaient d’entreprendre des recherches sans pour autant sortir de la ligne politique inaugurée par les autorités suisses dès l’issue du conflit.

La désignation des « avoirs en Suisse d’étrangers ou d’apatrides persécutés pour des

raisons raciales, religieuses ou politiques » apparaît donc comme une invention lexicale

efficace, qui a permis d’engager la recherche des biens des victimes de l’Holocauste tout en les traitant comme des « avoirs » ordinaires, ce qui revenait à éluder la composante morale de la question au profit de sa seule dimension économique. Plus encore, cette trouvaille a permis d’harmoniser l’action du gouvernement helvétique avec la tournure des négociations internationales sur les réparations et les restitutions, lesquelles tendaient, dans un contexte de durcissement de la guerre froide, à faire primer les prétentions des États sur la situation des individus victimes de la guerre (cf. idem : 412-414).

La seconde difficulté était de nature juridique. Il fallait éviter que l’arrêté fédéral apparaisse comme une remise en cause du droit privé helvétique sur la propriété. Cet enjeu était décisif, dans la mesure où, durant prêt de vingt ans, le Conseil fédéral s’était retranché derrière la protection de la propriété pour justifier son refus d’adopter une réglementation qui aurait permis de résoudre l’épineux problème des fonds en déshérence. Ce faisant, le gouvernement reprenait à son compte l’argumentation de Jakob Diggelmann qui présidait alors la commission juridique de l’Association suisse des banquiers. En 1952, ce dernier estimait ainsi : « […] que sous des prétextes éthiques et moraux, il s’agit de faire main

basse sur des avoirs privés au plus grand mépris de notre ordre public, de la notion même de propriété […] ». La même année, cette logique le mena à suggérer que « [l]a fédération des communautés israélites n’a nullement l’intention de transmettre les avoirs sans héritiers à d’éventuels demandeurs ; son objectif est d’obtenir l’institution d’une procédure particulière qui lui permette de mettre la main sur ces avoirs pour en disposer à ses propres fins. L’action de la partie adverse représente donc une véritable razzia sur les avoirs déposés en Suisse » (Diggelmann, cité in CIE, 2002 : 423 ; 411).

A terme, cette invocation du droit privé mena à « cette situation paradoxale où

banques et requérants s’opposèrent le même argument : les victimes ou survivants firent valoir leur droit de propriété, et les banques prétendirent protéger au nom de ce même droit les intérêt de leur clientèle » (idem : 430). Ici encore, ce nœud gordien a été tranché

par l’inventivité lexicale du législateur. En effet, la notion d’« avoirs en Suisse d’étrangers

ou d’apatrides persécutés pour des raisons raciales, religieuses ou politiques », revenait à

considérer les biens des victimes de l’Holocauste comme des fonds ordinaires. En conséquence, leur recherche, leur déclaration et leur restitution pouvaient sans autre être conduites selon les procédures usuelles. Autrement dit, le texte de l’arrêté permettait de déléguer la responsabilité des déclarations aux banques (idem : 434 ;435) :

Une fois de plus, le principe de l’autonomie corporatiste l’emporta. L’indépendance des banques, leur responsabilité propre et leur liberté d’exécution furent préservées. Les banques bénéficièrent ainsi d’une marge de manœuvre très large pour mettre en œuvre l’arrêté. Elles eurent le choix entre les stratégies les plus diverses. Elles savaient qu’elles ne risquaient pas de sanctions. […] Elles prirent toutes sortes de dispositions pour faire apparaître négligeables les résultats de leur enquête.

En conclusion, il apparaît donc que la question des biens des victimes du nazisme a été prise en considération en Suisse durant les trente ans suivant la guerre. Elle a donné lieu à plusieurs interventions publiques, au cours desquelles a été progressivement forgée la notion d’« avoirs en Suisse d’étrangers ou d’apatrides persécutés pour des raisons

raciales, religieuses ou politiques », autour de laquelle ont été articulés les arrêtés fédéraux

de 1962 et de 1975. Cette formulation écartant soigneusement toute référence explicite au génocide nazi a en quelque sorte normalisé les biens des victimes de l’Holocauste. Elle a transformé leur restitution en une question économique ordinaire, exempte de toute composante morale, et ne nécessitant aucune remise en question du principe de propriété ancré dans le droit privé helvétique. Bref, elle a permis de lancer une action, tout en maintenant le parti pris du business as usual inauguré dès l’issue du conflit par les autorités helvétiques (cf. CIE, 2002 : 421-423).