• Aucun résultat trouvé

Cette analyse du système d’action des biens des victimes du nazisme aboutit à deux conclusions principales. D’une part, elle confirme les grandes lignes de l’analyse définitionnelle. Elle montre en effet que ces arènes se sont constituées autour de trois définitions, synthétisées sous les termes de « fonds en déshérence », de « fonds juifs » et d’« or nazi ». Plus précisément encore, elle indique que leur organisation s’est précisée en trois temps. Une première mise en forme remonte au mois de septembre 1995, avec les directives de l’Association suisse des banquiers instituant une centrale de recherche. Ce dispositif embryonnaire a été complété en avril 1996 avec la première audition de la Commission bancaire du Sénat états-unien. Elle a débouché sur la composition d’un Comité Indépendant de Personnes Eminentes et sur la polarisation du Parlement helvétique. Enfin, la publication du rapport Nazi Gold de septembre 1995 a conduit à une multiplication de ces scènes, avec le lancement de négociations intergouvernementales, la mise sur pied d’une Commission Indépendante d’Experts, d’une Task Force diplomatique, d’un Fonds spécial, d’une Fondation suisse de solidarité, la préparation d’une Conférence internationale sur l’or nazi et le dépôt d’une plainte collective devant une cour new- yorkaise.

D’autre part, si cette analyse du système d’action confirme, dans ses grandes lignes, la périodisation des discussions, elle en amende considérablement l’interprétation. En effet, l’analyse définitionnelle tendait à en tirer un découpage en quatre périodes successives, chacune étant associée à un terme sous lequel elle aurait été unifiée. Pour aller vite, il était

en quelque sorte possible de considérer que les recherches des biens des victimes de l’Holocauste avaient été successivement conduites sous les notions d’« avoirs en Suisse d’étrangers ou d’apatrides persécutés pour des raisons raciales, religieuses ou politiques » entre 1946 et 1975, puis reprises sous le terme de « fonds en déshérence » entre décembre 1994 et avril 1996, avant d’être élargies avec la mise en forme des « fonds juifs » jusqu’en septembre 1996, date à laquelle la question aurait pris toute son ampleur internationale autour « des fonds juifs et de l’or nazi ».

Or, l’analyse des arènes constituées autour de ces définitions attaque la consistance d’une telle périodisation sur ses axes synchronique et diachronique. D’un côté, elle montre que, loin d’homogénéiser des périodes, chaque notion a contribué à la mise en forme d’une pluralité d’arènes, animées par des logiques distinctes, et entretenant des relations complexes. De l’autre, l’analyse de ces arènes publiques indique que les notions ne se sont pas succédées, scandant du même coup la transition entre quatre périodes successives. Concrètement, l’étude du système d’action invalide la présentation d’une discussion discontinue, au cours de laquelle les « fonds juifs et l’or nazi » se seraient substitués aux « fonds juifs » qui auraient eux-mêmes pris la place des « fonds en déshérence ». Il apparaît au contraire que chacune de ces définitions a perduré, fondant la continuité d’arènes qui ont coexisté tout au long du débat. Autrement dit, l’analyse conduite jusqu’ici indique le caractère problématique de l’unité interne et des relations externes des notions, des arènes auxquelles elles ont donné corps, et des périodes qu’elles permettent de distinguer.

La nuance est de taille. Conduite pour elle seule, l’analyse lexicale tend à présenter la mise en place de concepts toujours plus englobants, assurant la synthèse et la saisie d’une problématique. Inversement, sitôt que l’analyse s’efforce de retracer les activités de

revendication, c’est un mouvement de pluralisation, d’extension et de complexification,

qui se présente. Loin de s’homogénéiser sous un terme surplombant, la question des biens des victimes de l’Holocauste s’est étendue et morcelée en une multitude d’arènes, aux logiques incompatibles, dont la coordination est devenue toujours plus problématique. Au croisement de ses lexiques et de ses arènes, la question des biens des victimes de l’Holocauste se présente comme un processus à la fois homogène et hétérogène, discontinu et continu, unifié et pluriel.

Sensibles à ces tensions qui animent les processus sociaux, les interactionnistes se sont attachés à articuler l’étude des définitions et celle des acteurs ou des systèmes d’action. Leur stratégie consiste à placer des activités au cœur de l’analyse de manière à montrer comment leur développement définit un monde commun, dont les multiples interprétations laissent place à tous ceux qui y déploient des actions et tissent entre eux des relations complexes. Contre le dualisme cartésien, de telles recherches montrent que les

sujets s’identifient en définissant les objets qui composent le monde dans lequel ils

agissent. Pourtant, des recherches affichant leur affiliation interactionniste se concentrent soit les sujets qui prennent part à des systèmes d’action, soit sur les définitions qu’ils donnent des objets sur lesquels ils agissent. Ce faisant, ces enquêtes perdent de vue les

activités dans lesquelles ces différentes composantes sont articulées et, du même coup,

manquent la pointe théorique de l’interactionnisme symbolique.

Une première orientation focalise l’enquête sur une ethnographie des interactions qui forment les systèmes d’action36. Cette approche retient de l’interactionnisme cette idée

36

Un exemple d’analyse centrée sur les sujets composant un système d’action est fourni par l’enquête que Michel Messu a consacrée aux « assistés sociaux » (Messu, 1993). Bien qu’explicitement étayée sur des travaux interactionnistes, sa démarche rejoint les interprétations individualistes méthodologiques des concepts weberiens. De telles analyses aboutissent à une pensée du social en termes d’« effets d’agrégations » non désirés d’« actions individuelles » (p.ex. Boudon, 1991 [1984] : 39-71).

générale que la société n’est pas donnée, mais qu’elle se construit sans cesse à travers la dynamique des actes sociaux ou des échanges entre différentes personnes. Elle en tire la conséquence que le chercheur doit s’attacher à observer attentivement les interactions et les acteurs qui y prennent part en tant que processus micro-structurels. Cette orientation rend problématique la conception fonctionnaliste de l’intégration sociale. En revanche, elle manque la dimension « symbolique » de l’interactionnisme. En effet, si George Herbert Mead (1963 [1934]) a mis l’accent sur les échanges interindividuels au fil desquels se construit la société, il a également insisté sur leur caractère symbolique. Il a brisé la rigidité du schème béhavioriste stimulus-réponse, en montrant que les échanges sociaux supposent toujours une interprétation qui implique une composante langagière.

Une seconde orientation s’attache à élucider ce versant symbolique des échanges, concentrant toute son attention sur la part langagière des activités sociales37. Plus précisément, ces recherches analysent de manière détaillée les définitions, voire la

terminologie utilisée ordinairement pour désigner un ensemble de phénomènes. Une telle

orientation tend à résorber la problématique interactionniste en un nominalisme radical, c’est-à-dire à analyser l’ordre social comme un ensemble de constructions langagières relativement indépendantes du monde auquel elles font référence.

Pour aller vite, la première approche met l’accent sur la pluralité des acteurs et des systèmes dans lesquels ils entrent en interaction. Ainsi, si l’on appréhende la question des biens des victimes du nazisme par le biais de ses systèmes d’action, elle se présente comme un phénomène éclaté, tiraillé entre les logiques distinctes voire incompatibles mobilisées par la multitude d’acteurs qui ont participé à sa discussion. Inversement, appréhendée sous le seul angle de ses définitions, la même question apparaît plutôt comme un processus d’intégration progressive, sous les auspices des notions construites pour la désigner ou des représentations que s’en font les acteurs. Or, tout l’effort des interactionnistes a été de montrer que ces deux faces du même phénomène sont articulées dans les activités déployées par les acteurs sociaux. Howard Becker a insisté sur ce point en deux formules saisissantes (Becker, 2001 : 60 ; 61) :

Chaque sujet d’étude à propos duquel [les chercheurs en sciences sociales] écrivent fait partie de l’expérience de beaucoup de catégories de gens qui ont tous leur façon respective de parler de ce sujet, à l’aide de mots spécialisés pour les objets, les événements et les gens impliqués dans ce domaine de la vie sociale. Ces mots spécifiques ne sont jamais des signifiants objectifs neutres. Ils expriment plutôt la perspective et la situation particulière des catégories de personnes qui les utilisent.

[…]

Les noms donnés aux objets et activités sont presque toujours déterminés par des relations de pouvoir. Les gens au pouvoir donnent aux choses les noms qu’ils veulent leur donner et les autres personnes doivent s’adapter à cela, utilisant peut-être leurs propres mots en privé, mais acceptant en public ce à quoi ils ne peuvent se soustraire.

Autrement dit, il indique clairement dans ces deux passages que le travail sociologique doit se donner pour visée de montrer à la fois comment des définitions signifient des rapports sociaux et comment ces derniers informent des terminologies susceptibles de désigner des phénomènes ou des problèmes. Pour l’instant, il est possible de tirer de ces remarques que ni l’analyse définitionnelle, ni l’analyse des systèmes d’actions ne peuvent se suffire à elles-mêmes. Il convient au contraire de les mener de front, de manière à élucider comment les acteurs se dotent d’identités et de relations dans

37

L’intégration symbolique des systèmes d’action est au cœur de nombreux travaux consacrés aux

représentations sociales (p.ex. Jodelet, 1991) ou à la déconstruction sociale (p.ex. Karsz, 1992). Ce

dernier tâche systématiquement d’élucider comment des « corpus théoriques » (des disciplines) informent, c’est-à-dire structurent notre perception du réel.

le mouvement même de la définition des problèmes auxquels ils sont confrontés. En conséquence, cette approche renvoie dos-à-dos les approches qui considèrent les acteurs comme des entités réelles dotées de compétences stratégiques et celles qui les traitent comme de simples fictions textuelles ou comme les dépositaires de représentations mentales.

2.5 Sources du chapitre 2 i

Voir notamment : Le Nouveau Quotidien (1.5.95) : « L’UBS attaquée en Israël » et le Journal de

Genève (4.5.95) : « Des parlementaires israéliens s’attaquent aux banques suisses ».

ii

Seule la NZZ avait reproduit cette dépêche dans son édition du 9 mai 1995 : « Erleichterte Suche der

Vermögen von Nazi-Opfern ? ».

iii

Journal de Genève (11.7.95) : « Un office indépendant pour examiner les comptes délaissés en

Suisse ? ».

iv

Journal de Genève (13.9.95) : « Les banques suisses veulent faciliter les recherches des héritiers des

fonds juifs ». Voir également : Tages-Anzeiger (13.9.95) : « Banken vereinfachen Suche nach Geldern von Naziopfern », Le Matin (13.9.95) : « Banques suisses : Des millions sommeillent » ; Corriere del

Ticino (13.9.95) : « Averi ebraici e banche : milioni e non miliardi » ; La Regione, 13.9.95 : « Fondi

senza nome ».

v

Le Nouveau Quotidien (8.2.96) : « Il n’y a pas de « fortunes gigantesques » qui sommeillent en Suisse

depuis 1945 ».

vi

Le Nouvelliste (9.2.96) : « Banques suisses sur la sellette ». Voir également le Corriere del Ticino

(9.2.96) : « Le stime dei banchieri criticate da Israele ».

vii

Le Nouveau Quotidien (1.4.96) : « Le Congrès juif mondial déclare une guerre totale aux banques

suisses ».

viii

Le Nouveau Quotidien (1.4.96) : « Le Congrès juif mondial déclare une guerre totale aux banques suisses ».

ix

Le Nouveau Quotidien (1.4.96) : « Le Congrès juif mondial déclare une guerre totale aux banques

suisses » et Le Nouveau Quotidien (10.4.96) : « Les banques suisses sur la défensive ».

x