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1/ La genèse d’un vocabulaire ambigu

1.2/ La « prison des catégories »

À côté de la notion de « Renaissance », ou en combinaison avec elle comme nous avons déjà commencé à l’apercevoir, d’autres expressions sont fréquemment employées pour caractériser des périodes de l’histoire du monde arabo-musulman. Ce n’est que récemment, essentiellement au cours des quinze dernières années, qu’a émergé parmi les historiens de l’Islam médiéval une série de critiques de ces dénominations qui, en dépit de leur apparence anodine, s’avèrent riches de contre-sens et représentations biaisées. Elles constituent une « prison de catégories », pour reprendre la belle expression de Sonja Brentjes, qui a beaucoup œuvré à leur déconstruction, en particulier dans le domaine de l’histoire des sciences 66.

Trois d’entre elles sont souvent mobilisées à propos du IVe/Xe siècle bagdadien, et méritent à ce titre que nous nous y arrêtions. Il s’agit à la fois de faire apparaître la manière dont elles nuisent à la compréhension de notre période en y plaquant des concepts issus de contextes qui lui sont étrangers, et de mettre en valeur les traditions historiques dont elles sont héritières et la charge idéologique qu’elles véhiculent. En soulignant le soubassement historique et idéologique de ces catégories, nous n’entendons pas remplacer ce vocabulaire – qui a par ailleurs fait pendant un temps la preuve de sa fécondité – par un langage qui se voudrait parfaitement neutre et objectif. Comme le

rappelle Sonja Brentjes, il est bien sûr illusoire de penser pouvoir tenir sur le passé un discours indépendant de notre présent 67. Les outils conceptuels de l’historien sont les témoins de son époque, et il est impossible de s’en abstraire totalement. Il nous paraît en revanche essentiel d’identifier les biais dont est porteur ce vocabulaire ancien, car ce n’est qu’à ce prix que nous pouvons jeter la lumière sur ce qu’il relègue dans des angles morts, et que nous pouvons faire émerger de nouveaux questionnements.

1.2.1/ Le « déclin »

La première de ces catégories est celle de « déclin », qui revient de manière récurrente, comme nous avons commencé à le voir, tant pour décrire l’évolution du califat abbasside au cours du

IVe/xe siècle, que pour caractériser différentes phases de l’histoire des sciences. Armando Salvatore rappelle ainsi que la Middle Period définie par Marshall Hodgson, qui correspond aux IVe/Xe-IXe/XVe

siècles, a longtemps été décrite – et continue encore de l’être – comme « une phase de décadence et de manque de créativité, pour ne pas dire de désintégration socio-culturelle et politique68. » Or, cette vision a depuis longtemps été remise en cause, non seulement par les travaux de Marshall Hodgson du point de vue de la périodisation générale, mais aussi par les études consacrées plus spécifiquement aux innovations politiques qui apparaissent à partir du IVe/Xe siècle. Eric Hanne a par exemple fortement contribué à remettre en cause l’idée selon laquelle le califat aurait perdu toute forme d’influence dès l’avènement des émirs bouyides. En se concentrant notamment sur la figure d’al-Qādir bi-llāh (r. 381/991-422/1031), il a mis en valeur l’importance du rôle joué par les califes dans la structure politique et culturelle de l’Islam médiéval entre le IVe/Xe et le VIe/XIIe siècle. 69. L’analyse des rapports entre les califes et les Bouyides notamment montre les négociations incessantes qui prennent place entre ces deux types d’acteurs en constante redéfinition de leur périmètre d’action, selon des modalités qui varient en fonction de la personnalité et des stratégies des souverains

67 Ibid., p. 132-133.

68 Armando Salvatore, The Sociology of Islam, p. 30.

successifs. Suivant la voie tracée par Roy Mottahedeh70, qui a montré la fécondité d’une recherche fondée sur l’analyse détaillée du vocabulaire employé par les différents acteurs politiques, et sur sa confrontation avec les réflexions théoriques des philosophes et des juristes, Eric Hanne a montré la place centrale jouée par la compétition entre califes et émirs71. Il en ressort qu’il est impossible de parler d’un « déclin » prolongé du califat, et qu’il faut au contraire parler d’une reconfiguration des rapports politiques qui s’opère à partir du IVe/Xe siècle et remodèle les rapports de pouvoir au sein de l’empire jusque durant l’époque seldjoukide au moins.

Dans le domaine scientifique, Sonja Brentjes a également montré combien il était courant d’aborder les « sciences anciennes » à travers le prisme du « déclin », alors même qu’il s’agit d’une démarche parfaitement inappropriée. Ce concept relève en effet d’une conception cyclique de l’histoire, qui n’a pas lieu d’être appliquée ici. Il suppose en outre que des catégories comme le « progrès », « l’innovation », « l’expansion » sont les objectifs « naturels » de la vie sociale, de sorte que le savoir et la pratique scientifiques ne peuvent disparaître qu’en raison d’un événement destructeur, d’une catastrophe naturelle ou sociale, ou de la diffusion d’un climat hostile à la science. Enfin, Sonja Brentjes souligne avec ironie que si l’activité d’une société donnée ne peut être qualifiée autrement qu’en « déclin » continu pendant plusieurs siècles, comme cela a longtemps été le cas des historiens des sciences de l’Islam médiéval et moderne, c’est que la catégorie d’analyse n’est pas adaptée 72.

À cela s’ajoute une difficulté liée à l’habitude prise d’identifier dans l’histoire intellectuelle islamique une « période classique », dont les bornes peuvent varier fortement, mais qui incluent généralement les IIe/VIIIe-IVe/Xe siècles, et qui ont pour effet de dévaloriser mécaniquement ce qui lui fait suite. Robert Wisnovsky a ainsi souligné « notre tendance à nous concentrer sur la première période de l’histoire islamique – la « période classique » entre 700 et 1050 – et à supposer ensuite que cette distinction exprime quelque chose de naturel dans l’histoire intellectuelle islamique. En d’autres termes, la période classique est vue comme l’agencement disciplinaire islamique modèle, les développements ultérieurs étant vus comme de pâles reflets ou des versions décadentes de la

70 Roy Mottahedeh, Loyalty and Leadership in an Early Islamic Society.

71 Eric Hanne, Putting the Caliph in His Place, p. 46.

« véritable » [version] originelle73. » L’identification d’une « période classique » conduit ainsi aisément à la dévalorisation des époques qui en sont exclues, et à les considérer comme déclinantes. Le fait que les critiques énoncées par Sonja Brentjes et Robert Wisnovsky soient relativement récentes montre combien l’emploi de ce type de concept reste très répandu, y compris dans d’autres domaines que l’histoire politique ou l’histoire des sciences 74. Sa permanence est renforcée à la fois par le crédit qui lui a été donné par des figures comme Ibn Ḫaldūn (m. 808/1406), dont l’évocation du « déclin » des sciences anciennes dans l’Occident musulman a ensuite été interprétée comme une dénonciation de ce « déclin » à l’échelle de tout le monde musulman, et par les voyageurs européens qui en décrivant le « déclin » intellectuel de l’Empire ottoman jetaient les bases d’une justification de l’affrontement armée avec lui75.

1.2.2/ L’« âge d’or »

À partir de la délimitation d’« une période classique », il est aisé d’aboutir à l’identification d’un « âge d’or », autre concept fréquemment appliqué à l’époque abbasside en général, ou au IVe/Xe

siècle en particulier. Michael Cooperson est récemment revenu sur les origines d’une telle représentation et sur son inadéquation aux besoins de l’historien 76. Il souligne les liens étroits qui existent entre cette notion et celles de « déclin » et de « renaissance », et s’interroge sur la façon dont il faut définir la culture des premiers siècles de l’époque abbasside une fois que l’on a renoncé à ce

73 Robert Wisnovsky, « Islam », dans M.W.F. Stone et Robert Wisnovsky, « Philosophy and Theology », cité par Shahab Ahmed, What is Islam ?, p. 81.

74 Il est courant de faire référence au congrès qui s’est tenu à Bordeaux en 1956, et était intitulé « Classicisme et déclin culturel dans l’histoire de l’Islam », publié l’année suivante sous le même titre par R. Brunschvig et G. E. von Grunebaum. Cet exemple sert généralement à montrer combien l’historiographie a évolué depuis cette époque, et combien il serait aujourd’hui impensable d’aborder la question dans ces termes. Michael Cooperson fait cependant remarquer à juste titre que, si aucun historien sérieux ne parlerait aujourd’hui de « décadence » de l’Islam, la notion de « déclin » est encore bien présente dès que l’on aborde des domaines plus précis. Il prend l’exemple de la littérature arabe, un champ dans lequel les périodes mongoles, mameloukes et ottomanes ont pendant longtemps été considérées comme des périodes de déclin. Il rejoint en cela les remarques que nous venons de faire sur l’histoire des sciences et l’histoire politique (Michael Cooperson, « The Abbasid « Golden Age » : An Excavation », p. 41-42).

75 Sonja Brentjes, « The Prison of Categories », p. 149-153.

vocabulaire 77. Comme dans le cas de la catégorie de « déclin », et malgré l’élaboration de propositions alternatives 78, l’expression « d’âge d’or » continue à jouir d’une grande faveur.

Le premier inconvénient du concept d’âge d’or est qu’à partir du moment où une période est identifiée comme telle, tout réflexion sur la chronologie finit par se poser en termes téléologiques : il s’agit de déterminer comment cet « âge d’or » est advenu – c’est par exemple ce qu’illustre la recherche des « racines » de l’« efflorescence culturelle » bouyide par Joel Kraemer79 – et pourquoi il s’est éclipsé, empêchant par-là de saisir d’autres dynamiques qui, ne s’intégrant pas à ce schéma, sont laissées de côté. Ce concept conduit ainsi à passer sous silences les ruptures et les continuités qui ne se déploieraient pas suivant le même rythme que « l’âge d’or » en question.

Le second reproche qui peut être adressé à ce concept est sa forte charge nostalgique et affective, qui conduit à faire planer sur la période ainsi qualifiée l’ombre portée des jugements de valeurs émis au sujet du monde arabe contemporain80.

77 Michael Cooperson, « The Abbasid « Golden Age » : An Excavation », p. 42.

78 Voir par exemple Konrad Hirschler, The Written Word in the Medieval Arabic Lands : A Social and Cultural History of Reading Practices. Konrad Hirschler y propose de parler, de façon neutre, de « Early », « Middle » et « Late Period » pour évoquer les différentes phases de l’histoire abbasside. Voir aussi Antoine Borrut, « Vanishing Syria : Periodization and Power in Early Islam ».

79 Joel Kraemer, Humanism in the Renaissance of Islam, p. 26-30.

80 Il n’est pas surprenant que la catégorie d’« âge d’or » soit très largement mobilisée, bien au-delà du champ académique, dans des discours qui mettent l’éloge d’un passé idéalisé au service d’un agenda idéologique de dénigrement du monde arabe contemporain. Ces textes, qui se sont multipliés dans les mois qui ont suivi les attentats du 11 Septembre, mobilisent ainsi fréquemment des références historiques médiévales et en particulier abbassides, et reprennent les catégories « pseudo-universelles » - nous reviendrons plus loin dans cette introduction sur ce terme – développées par l’orientalisme pour renforcer l’image d’un monde arabe gagné par l’obscurantisme et oublieux de son « glorieux » passé. L’un des exemples les plus représentatifs de ces discours est l’article du physicien pakistanais « How Islam Lost Its Way : Yesterday’s Achievements Were Golden : Today, Reason Has Been Eclipsed, » Washington Post, 30 décembre 2001. On peut notamment y lire « Today’s sorry situation contrasts starkly with the Islam of yesterday. Between the 9th and 13th centuries – the Golden Age of Islam – the only people doing decent work in science, philosophy or medicine were Muslims. Muslims not only preserved ancient learning, they also made substantial innovations. The loss of this tradition has proven tragic for Muslim peoples. Science flourished in the Golden Age of Islam because of a strong rationalist and liberal tradition, carried on by a group of Muslim thinkers known as the Mutazilites. But in the 12th century, Muslim orthodoxy reawakened, spearheaded by the Arab cleric Imam al-Ghazali. Al-Ghazali championed revelation over reason, predestination over free will. He damned mathematics as being against Islam, an intoxicant of the mind that weakened faith. »

1.2.3/ Le contraste entre « âge d’or » et « déclin », caractéristique du

IVe

/

Xe

siècle ?

Un inconvénient supplémentaire de ces notions d’« âge d’or » et de « déclin » réside dans l’usage combiné spécifique qui en a été fait à propos du IVe/Xe siècle. Comme nous avons commencé à le voir précédemment, cette période est aujourd’hui encore régulièrement lue à travers le prisme du contraste apparent entre un « âge d’or » intellectuel et un « déclin » politique. Si cette image du « paradoxe » du IVe/Xe siècle est parvenue à se frayer un chemin jusqu’à de récents ouvrages de synthèse, c’est qu’elle imprègne depuis plusieurs décennies les travaux consacrés à cette phase de l’histoire bagdadienne.

Elle est par exemple décelable, quoique sous une forme diffuse, à l’arrière-plan du livre de Heribert Busse, paru en 1969 81. Au premier abord, il adopte une démarche essentiellement descriptive et factuelle, et s’attache à retracer minutieusement la complexe histoire évènementielle politique et militaire de la période. Il entend avant tout renouveler et compléter les tableaux dressés quelques années auparavant par Mafizullah Kabir (1964) 82 et Johann Christoph Bürgel (1965) 83, le premier à partir des chroniques médiévales, et le second à partir d’une correspondance de la cour de ʿAḍud al-Dawla 84. Il se garde de proposer une caractérisation d’ensemble de la période, se bornant à un discours linéaire qui se veut purement factuel. Quelques formules éparses laissent cependant deviner l’image qu’il se fait de la domination bouyide, et de la place qu’elle occupe dans l’histoire de l’Islam médiéval envisagée dans un temps plus long. Alors que Heribert Busse s’apprête à dérouler le fil des évènements ayant conduit à l’installation du pouvoir bouyide en Irak, il évoque par exemple le rôle décisif joué par la perte des provinces iraniennes occidentales dans le « déclin » (Niedergang) du califat et la prise du pouvoir par Ibn Rāʾiq en 324/936 85. Dans le chapitre qu’il consacre aux activités littéraires et

81 Heribert Busse, Chalif und Grosskönig.

82 Mafizullah Kabir, The Buwayhid dynasty of Baghdad, 334/946-447/1055.

83 Johann Christoph Bürgel, Die Hofkorrespondenz ʿAḍud ad-Daulas und ihr Verhältnis zur anderen historischen Quellen der frühen Būyiden.

84 Heribert Busse, Chalif und Grosskönig, p. ix.

85 « Zum Niedergang des Chalifats und der Machtübernahme durch Ibn Rāʾiq trug der Verlust der westiranischen Provinzen wesentlich bei. » (Heribert Busse, Chalif und Grosskönig, p. 17).

scientifiques, il ne propose en revanche pas la moindre appréciation des dynamiques alors à l’œuvre. Il se limite à l’évocation de la place des savants à la cour, des grands noms de la philosophie et de la médecine, des bibliothèques et enfin des hôpitaux. C’est paradoxalement dans le résumé anglais de son ouvrage que se dégagent les grands traits de sa représentation de la période, et qu’il évoque cette tension dont on comprend qu’elle constitue la toile de fond jamais explicitée de sa réflexion. Il affirme ainsi abruptement que « la domination bouyide en Iran occidental et en Mésopotamie a provoqué la chute définitive du pouvoir politique des Abbassides. En occupant le centre de l’Empire abbasside, les Bouyides ont achevé un processus qui avait commencé au début du IXe siècle avec la fondation d’États indépendants de facto à l’est86. » Quelques pages plus loin, nous trouvons la formulation de ce fameux contraste : « La domination bouyide ne doit pas être considérée seulement comme une période de décadence (decay) et de chute (downfall). Dans le domaine des activités culturelles, Adam Mez a appelé cette période la “Renaissance de l’Islam” 87. »

Une vingtaine d’années plus tard, cette idée cantonnée par Heribert Busse à la marge de son travail occupe une position beaucoup plus centrale chez Joel Kraemer, auteur des deux dernières grandes synthèses en date sur l’histoire culturelle bagdadienne de la seconde moitié du IVe/Xe siècle, parues en 1986 88. Pour lui, la tension qui caractérise cette époque se situe entre essor culturel et difficultés économiques, lesquelles sont étroitement liées aux troubles politiques que connaît alors l’Empire abbasside. Après une rapide évocation du dynamisme des activités intellectuelles sous les Bouyides, il passe à l’examen des racines de cet essor culturel, et souligne ce contraste : « The Renaissance of Islam was a period of cultural vigor ; it was also a time of economic stress and social unrest – imperial glory and intellectual grandeur on one side, economic and social distress on the other 89. » Il résume aussitôt : « We thus find a negative correlation : socio-economic distress and cultural affluence 90», avant de préciser qu’une telle configuration a existé ailleurs à d’autres époques, par exemple durant la Renaissance européenne91.

86 Heribert Busse, Chalif und Grosskönig, p. 601.

87 Ibid., p. 609.

88 Joel Kraemer, Humanism in the Renaissance of Islam et Philosophy in the Renaissance of Islam.

89 Joel Kraemer, Humanism in the Renaissance of Islam, p. 26.

90 Ibid., p. 27.