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Ibn ʿAbbād (326/938-385/995) n’a qu’une vingtaine d’années lorsqu’il découvre Bagdad. En 347/958, son mentor Ibn al-ʿAmīd (m. 360/970), le vizir de Rayy, le charge de faire le déplacement avec le fils de l’émir bouyide Rukn al-Dawla. Le futur Muʾayyid al-Dawla doit en effet y épouser la fille de Muʿizz al-Dawla. À son retour, Ibn al-ʿAmīd s’empresse de l’interroger. Il ne cherche pas à savoir si le mariage s’est déroulé comme prévu, ni si son protégé a été bien accueilli dans les milieux lettrés bagdadiens. Tout cela, Ibn al-ʿAmīd le sait déjà, et Ibn ʿAbbād ne tardera pas à rédiger une sorte de compte rendu détaillé de son séjour, dans lequel il ne manquera pas de souligner la forte impression qu’il pense avoir faite sur les savants qu’il a rencontrés 165. Ce qui intéresse l’« Ustāḏ », comme les courtisans de Rayy le surnomment avec respect, c’est l’objet réel de la mission d’Ibn ʿAbbād, l’élément-clef de ce rite d’initiation : la ville de Bagdad elle-même 166. Pressé de dire comment il a trouvé la capitale abbasside, Ibn ʿAbbād fait une réponse qui, telle qu’elle a été conservée dans la mémoire

165 Les lettres composées par Ibn ʿAbbād sont conservées dans la Yatīmat al-dahr d’al-Ṯaʿālibī (m. 429/1039), et ont été après coup rassemblées dans un seul ouvrage, appelé Rūznāmāǧa. Le nom du recueil vient d’un mot persan signifiant « rapport journalier », « livre quotidien », et qui d’après al-Ḫwārizmī aurait été couramment employé dans les dīwān-s de Buḫārā (voir Maurice A. Pomerantz, Licit Magic, p. 44, n. 48). Il renvoie en réalité à une pratique administrative ancienne, sans doute d’origine sassanide, qui était largement répandue dès le début du califat abbasside. Le terme rūznāma est également attesté dans l’Égypte fatimide et ayyoubide. Voir Clifford Edmund Bosworth, « Rūznāma », EI2.

166 L’épisode est repris par deux auteurs de la fin IVe/Xe – début Ve/XIe siècle, Abū Ḥayyān al-Tawḥīdī (m. 414/1023) et Ṯaʿālibī (m. 429/1039). Le premier, qui a entendu cette anecdote racontée à Bagdad par le fils d’Ibn al-ʿAmīd, Abū al-Fatḥ Ḏū al-Kifāyatayn, la rapporte dans son Kitāb aḫlāq al-wazīrayn, p. 445. Quant à al-Ṯaʿālibī, il revient trois fois sur cet épisode, dans des termes identiques, d’abord dans sa célèbre anthologie, Yatīmat al-dahr fī maḥāsin ahl al-ʿaṣr, vol. 3, p. 183 ; puis dans son ouvrage al-Luṭf wa-l-laṭāʾif, et enfin dans son dictionnaire Ṯimār al-qulūb, p. 414. Dans les lignes qui suivent, nous nous concentrerons sur cette dernière version, en raison du contexte dans lequel est rapportée cette anecdote. Comme nous le verrons plus loin, ce récit y est intégré dans un développement consacré aux mérites de Bagdad, ce qui n’est pas le cas dans les deux autres ouvrages d’al-Ṯaʿālibī.

collective, dépasse les attentes de son maître : « Bagdad est aux cités ce que l’ustāḏ est à l’humanité 167. »

Cet échange illustre la place centrale qu’occupait Bagdad dans la pratique, la formation et l’imaginaire des lettrés de cour dans l’Orient de la seconde moitié du Xe siècle. Il révèle les différents niveaux auxquels fonctionnait la référence bagdadienne, tant dans sa dimension strictement géographique que symbolique.

En tant que lieu de formation intellectuelle et sociale, Bagdad apparaît comme un point de passage incontournable. Pour un futur serviteur des émirs bouyides, la connaissance de la capitale abbasside est une étape essentielle de son apprentissage du « monde ». C’est là qu’il va pouvoir faire un certain nombre de rencontres « mondaines » 168, qui seront ensuite essentielles dans sa pratique du pouvoir : indépendamment des fluctuations des rapports entre les cours bouyides, il était inconcevable que les plus hauts responsables d’une cour comme celle de Rayy n’aient pas une connaissance relativement fine des milieux bagdadiens. C’est aussi là qu’il va pouvoir découvrir le monde, dont Bagdad offre un concentré de ce qu’il s’y trouve de meilleur.

La focalisation sur Bagdad traduit aussi la situation ambiguë dans laquelle se trouve alors le pouvoir bouyide. Politiquement, depuis la mort de ʿImād al-Dawla (338/949), la réorganisation des rapports de force au sein de la famille bouyide a conféré à Rukn al-Dawla une position dominante. Il a même officiellement reçu du calife al-Muṭīʿ (r. 334/946-363/974) le titre d’amīr al-umarāʾ, lui assurant une suprématie officielle aussi bien sur Šīrāz que sur Baġdād, et ce jusqu’à sa mort en 366/976 169. Culturellement, à l’époque d’Ibn al-ʿAmīd, la cour de Rayy jouit déjà d’un certain rayonnement, et parvient à attirer, du moins temporairement, certains des lettrés et savants alors les plus en vue. Dans

167 « Baġdād fī al-bilād ka-l-ustāḏ fī al-ʿibād ». (Al-Ṯaʿālibī, Ṯimār al-qulūb, p. 414). Bien que cette phrase d’Ibn ʿAbbād soit relativement célèbre, elle n’est que peu commentée dans la littérature secondaire. Maurice Pomerantz la cite mais relève seulement sa forme rimée et l’intention manifeste de flatter Ibn ʿAbbād (Licit Magic, p. 49). Samuel England en propose une analyse un peu plus poussée, mais se concentre surtout sur l’ambition qu’elle permet de déceler chez le jeune Ibn ʿAbbād (Medieval Empires, p. 42-43).

168 Le Rūznāmāǧa est rempli d’allusions à la maîtrise qu’a Ibn ʿAbbād du fonctionnement des cours, et à sa capacité à toujours se comporter, physiquement et intellectuellement, en respectant une forme d’étiquette. Voir Samuel England, Medieval Empires, p. 42. À cet égard, le passage par Bagdad apparaît comme une étape importante pour acquérir l’habitus de l’administrateur cultivé.

l’entourage immédiat du seul Ibn al-ʿAmīd, on trouve ainsi entre autres Abū al-Ṭayyib al-Mutannabī, Badīʿ al-Zamān al-Hamaḏānī, ʿAbd al-ʿAzīz b. Nubāta, Abū al-Faraǧ al-Iṣfahānī, Abū al-Ḥasan al-Badīhī et Abū ʿAlī b. Miskawayh 170. Rukn al-Dawla et son entourage n’ont alors rien à envier à la cour de Bagdad. Pour autant, c’est bien sur son modèle qu’est façonnée la cour de Rayy, adoptant à l’égard de la capitale une attitude persistante à l’époque bouyide, mêlant admiration et rivalité. La charge symbolique de Bagdad continue d’en faire un modèle vers lequel se tournent émirs et vizirs, indépendamment des troubles que peut connaître le siège du califat. Al-Ṯaʿālibī (m. 429/1039), qui nous rapporte cet épisode, est d’ailleurs un témoin direct de l’essor de ces cours orientales, ayant lui-même fréquenté assidûment celles de Ǧurǧān, de Ġazna et de Nīšābūr 171.

Enfin et surtout, Bagdad fonctionne ici comme une référence donnant à chacun des deux interlocuteurs l’occasion de faire l’éloge de l’autre, montrant la charge symbolique dont est ici investie la ville. Le choix de Bagdad comme sujet d’interrogation n’est pas fortuit. Ibn al-ʿAmīd est connu pour aimer faire passer un « examen » informel à toute personne dont il veut sonder le savoir et l’esprit, en lui demandant son avis sur deux monuments de la culture abbasside, Bagdad et al-Ǧāḥiẓ.

Lorsqu’un homme de savoir (aḥad min muntaḥilī ʿilm) se présentait à Abū Faḍl b. al-ʿAmīd et que celui-ci désirait mettre à l’épreuve son esprit (wa-arāda imtiḥān ʿaqli-hi), il l’interrogeait au sujet de Bagdad : si celui-ci évoquait les notables de la ville (ḫawāṣṣi-hā) avec sagacité, soulignait ses beautés et louait sa noblesse, il tenait cela pour les prémices de son mérite et l’indice de son intelligence. Il l’interrogeait ensuite au sujet d’al-Ǧāḥiẓ : s’il trouvait en lui le signe qu’il avait lu ses livres, qu’il en citait des passages et en avait examiné les propos, il estimait qu’il s’agissait d’un savant accompli ; s’il venait à critiquer Bagdad, ou à ne pas être familier des connaissances propres à al-Ǧāḥiẓ, alors il n’obtiendrait ensuite pas le moindre bienfait de la part [d’Ibn al-ʿAmīd] 172.

Ce type d’épreuve témoigne de la place éminente qu’occupe Bagdad dans la hiérarchie des valeurs et des symboles d’Ibn al-ʿAmīd, aux côtés d’al-Ǧāḥiẓ. Celui-ci est ici convoqué à un double

170 Joel Kraemer, Humanism in the Renaissance of Islam, p. 243.

171 Pour une présentation des œuvres d’al-Ṯaʿālibī, voir Bilal Orfali, « The Works of Abū Manṣūr al-Ṯaʿālibī », en particulier p. 294, section 28 pour la présentation du Ṯimār al-qulūb. Pour une synthèse récente sur la vie d’al-Ṯaʿālibī et son œuvre anthologique, on se reportera à Bilal Orfali, The Anthologist’s Art.

titre : d’une part, en tant que modèle du parfait adīb, consacré de son vivant comme un des plus grands maîtres de la prose arabe ; et d’autre part, en tant que figure admirée par Ibn al-ʿAmīd, qui le revendique explicitement comme son modèle, dont il cherche à imiter le style dans ses propres épîtres 173. On comprend dès lors qu’une question sur al-Ǧāḥiẓ était aussi une façon de pousser indirectement à la faute toute personne qui se serait aventurée à critiquer le style d’al-Ǧāḥiẓ et se serait retrouvée sans le savoir en train de s’en prendre au style du vizir bouyide lui-même. C’est donc à ce même niveau d’estime qu’il place l’image de Bagdad, dont apparaît bien la puissante charge symbolique, en particulier dans le domaine du savoir : dans la mise en scène que nous donne à voir al-Ṯaʿālibī, Ibn al-ʿAmīd joue le rôle de l’essayeur médiéval qui, pour déterminer si le savoir que dit détenir un lettré est de bon aloi, utilise l’image de Bagdad comme pierre de touche. Bagdad sert ainsi de révélateur de la valeur intrinsèque des savants, même en dehors de l’Irak. Dans le cas d’Ibn ʿAbbād, qu’il forme depuis plusieurs années, Ibn al-ʿAmīd ne craint certainement pas d’être déçu par la réponse de son élève, mais la question qu’il lui pose lui offre une occasion de démontrer – ou de confirmer – sa valeur et de recevoir ses éloges.

De son côté, Ibn ʿAbbād ne manque pas de saisir l’importance de la question, et y répond par un trait d’esprit dont tous les deux sortent grandis. D’une part, il montre qu’il est à la hauteur des attentes de son maître, puisqu’il émet sur Bagdad un jugement positif, et la place à un niveau qui prouve qu’il a saisi le caractère exceptionnel de cette ville. D’autre part, il parvient habilement à transformer ce test en éloge de son maître, instaurant une comparaison des plus flatteuses : de même que Bagdad est tenue pour incomparablement supérieure aux autres cités, de même Ibn al-ʿAmīd est tenu pour incomparablement supérieur aux autres hommes. En outre, le tout se fait en reprenant les codes de l’adab, la parole d’Ibn ʿAbbād étant composée en prose rimée, ce saǧʿ si distinctif de la haute culture arabe médiévale. En somme, Ibn ʿAbbād réussit ce test avec brio : quoi de meilleur qu’une réponse qui combine élégance formelle et habileté sociale, prouvant qu’il maîtrise – après les avoir perfectionnés durant son séjour bagdadien – les codes et les enjeux de l’interaction en milieu courtisan ?