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La tentation est grande de faire de Bagdad le foyer du foisonnement intellectuel qui traverse le IVe/Xe siècle. Ce sont tout d’abord les sources qui, étant pour cette période assez nettement centrées sur l’Irak en général si ce n’est sur la ville ronde en particulier, tendent à nous donner une vision déformée des réseaux savants qu’il n’est pas toujours possible de rectifier de façon satisfaisante. La manière dont est couramment abordée l’histoire intellectuelle des premiers siècles abbassides contribue à cette vision superficielle et parcellaire du IVe/Xe siècle bagdadien, qui n’est que rarement

398 Ibn al-Qifṭī, Taʾrīḫ al-ḥukamāʾ, p. 149-150.

399 Ibn al-Qifṭī, Taʾrīḫ al-ḥukamāʾ, p. 151.

placé au centre de l’attention en tant que tel. L’accent y est en effet mis soit sur la période précédente, soit sur la seconde moitié du IVe/Xe siècle. Les travaux sur le mouvement de traduction, par exemple, en se concentrant sur les IIe/VIIIe-IIIe/IXe siècles, tendent à accorder au IVe/Xe siècle une place marginale, puisqu’il voit l’extinction progressive de ce phénomène. Dimitri Gutas n’évoque réellement le IVe/Xe siècle qu’en lien avec la fin du mouvement de traduction à Bagdad 401. Il aborde ensuite l’essor culturel de la période bouyide 402, ainsi que le lien entre multiplication des centres du pouvoir politique et multiplication des centres de savoir. Dimitri Gutas ne cherche cependant pas à rendre compte de la manière dont s’articulent les deux phénomènes, et encore moins à en préciser la chronologie, notamment du point de vue bagdadien403.

Le choix de l’époque bouyide comme cadre d’analyse comporte, quant à lui, le risque de plaquer sur l’histoire des idées la chronologie des structures politiques, et conduit à se concentrer sur la seule seconde moitié du IVe/Xe siècle. Cette tendance s’observe aussi dans les travaux qui visent, à partir de la pensée d’auteurs majeurs comme Miskawayh ou al-Tawḥīdī, à restituer l’environnement intellectuel dans lequel ils évoluent. Marc Bergé comme Mohammed Arkoun ont à cœur de ne pas faire une simple biographie intellectuelle de l’auteur qu’ils analysent, mais bien d’utiliser cette biographie comme un point d’entrée dans l’univers de toute une société. L’une des limites d’une telle démarche, par ailleurs tout à fait justifiable et féconde, est qu’en éclairant une époque à partir de la pensée d’un auteur, aussi prolixe et polyvalent fût-il, ils risquent de projeter sur la période en question une unité qui dépend essentiellement de l’œuvre au travers de laquelle on l’étudie, et donc d’accentuer le caractère novateur de l’époque, en minimisant involontairement les marques de continuité avec les époques précédentes et suivantes. L’étude d’une période à partir de certains thème – l’humanisme, la rationalité, l’empreinte de la falsafa – risque en effet de diluer d’autres formes de chronologie.

Aussi nous semble-t-il que contre cette tendance, il est préférable de considérer dans son ensemble la chronologie du IVe/Xe siècle, et de réévaluer la place de Bagdad dans les circulations savantes. La première moitié du IVe/Xe siècle s’inscrit dans le prolongement direct des dynamiques

401 Dimitri Gutas, Greek Thought, Arabic Culture, p. 151.

402 Ibid., p. 152.

observées au siècle précédent. Bagdad est au cœur de la vie intellectuelle de l’Orient médiéval, elle domine de façon écrasante les circulations savantes de l’époque, et l’activité de traduction y est encore florissante. Les cours rivales qui commencent à apparaître ne sont alors pas assez développées pour lui faire réellement de l’ombre. Le milieu du siècle, autour des années 325/937-350/961 marque une charnière. Sous l’effet de l’avènement des Bouyides, mais aussi de l’essor de politiques culturelles impériales en particulier en Égypte et en al-Andalus, Bagdad subit une concurrence de plus en plus forte qui se traduit par la diminution de sa centralité dans les circulations savantes. Celles-ci sont structurées autour de nouveaux pôles, en territoire bouyide mais aussi hamdanide. Bagdad demeure un foyer intellectuel de premier plan pour les hommes de savoir, mais elle n’est plus incontournable, perd son statut hégémonique, et les savants y passent plus qu’ils ne s’y installent durablement.

Le dynamisme culturel qui caractérise la période bouyide doit par conséquent être doublement resitué. D’une part, il ne faut pas exagérer la nouveauté des thèmes qui y sont développés, et qui sont en réalité dans le prolongement direct des dynamiques initiées à Bagdad dans le cadre du mouvement de traduction. D’autre part, il faut distinguer entre le dynamisme intellectuel de l’époque, auquel contribuent les savants bagdadiens, et la centralité de la ville dans le monde du savoir, qui est alors fortement atténuée.

Cette déconstruction du IVe/Xe siècle permet de faire apparaître que le siècle de « l’Humanisme » et de la « Renaissance » arabes n’est pas à proprement parler le « siècle de Bagdad » Il s’agit plutôt d’une période au cours de laquelle c’est justement l’atténuation de la domination bagdadienne dans le domaine du savoir qui permet la diffusion de son modèle auprès de cours rivales404.

404 Françoise Micheau a signalé une évolution similaire à partir du cas des médecins, montrant que Bagdad a alors « cessé d’être le centre de gravité, rôle qu’elle a détenu pendant près de deux siècles, au profit de deux pôles nouveaux : l’Égypte et l’Iran. » Elle y voit la manifestation « de l’émancipation […] de provinces désormais assez fortes, notamment par la constitution d’élites arabisées et islamisées, pour se passer de la tutelle califale, pour développer des pouvoirs indépendants, pour soutenir une activité intellectuelle. » (Savoir médical et société dans le Proche-Orient médiéval, p. 77).