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Épilogue : D’al-Maʾmūn à al-Afḍal, le savoir comme patrimoine

À en croire Abū al-Ṣalt Umayya (m. 529/1134), les meilleurs médecins qu’il a rencontrés lors de son séjour en Égypte, à la toute fin du Ve/XIe siècle, étaient tous juifs ou chrétiens405. Il s’y trouvait en effet une active communauté de médecins juifs compétents, comme Abū al-Ḫayr Salāma b. Raḥmūn, avec qui il avait lui-même échangé à plusieurs reprises, mais aussi Saʿadya b. Mevoraḫ, Ifrāʾim b. Yāfit ou encore Ifrāʾim b. al-Zafān406. Celui-ci passe pour avoir été l’un des plus brillants élèves d’Ibn Riḍwān (m. 460/1068), et cette réputation explique sans doute qu’il ait par la suite obtenu le privilège de soigner les califes fatimides 407. Cette position prestigieuse et enviée lui valut honneur et richesse, comme en témoigne la considérable fortune qu’il laissa derrière lui 408.

Ce n’est pourtant pas pour ses compétences médicales qu’il a véritablement retenu l’attention des auteurs médiévaux, mais pour une anecdote édifiante, l’histoire d’une transaction inachevée. Ibn al-Zafān se distinguait de ses confrères par sa passion dévorante pour les livres, qu’il accumulait en grandes quantités. Il mettait beaucoup d’ardeur à rassembler ces précieux textes, et aurait même eu à son service plusieurs copistes chargés de reproduire les ouvrages qui l’intéressaient. À sa mort, sa bibliothèque aurait compté plus de vingt mille volumes, souligne Ibn Abī Uṣaybīʿa avec une évidente exagération, qui traduit bien toutefois le caractère exceptionnel de cette collection. On n’a que très peu d’informations sur les domaines du savoir que couvraient ces livres. La médecine, évidemment, devait y avoir une place de choix, mais pas seulement. À deux reprises, la notice que lui consacre l’auteur des ʿUyūn anbāʾ évoque ses « livres de médecine et d’autres [disciplines] » (kutub al-ṭibbiyya wa-ġayri-hā)409. Sa proximité intellectuelle avec Ibn Riḍwān laisse cependant supposer qu’il devait partager la curiosité de son maître pour l’astronomie, la philosophie et la théologie. D’après

405 Abū al-Ṣalt Umayya, al-Risāla al-miṣriyya, p. 34.

406 Voir notamment Norman Roth, Medieval Jewish Civilization, an Encyclopaedia, 2003, p. 435.

407 Ibn Abī Uṣaybīʿa précise qu’il fait partie des médecins célèbres en Égypte (huwwa min al-aṭibbāʾ al-mašhūrīn bi-diyār Miṣr) (Ibn Abī Uṣaybīʿa, ʿUyūn al-anbāʾ, p. 567).

408 Ibn Abī Uṣaybīʿa, ʿUyūn al-anbāʾ, p. 567-568. Nous ne disposons pas de beaucoup d’informations sur la vie d’Ifrāʾim b. al-Zafān en dehors de ce que nous en dit Ibn Abī Uṣaybīʿa. Nous savons grâce à Abū al-Ṣalt Umayya que Salāma b. Raḥmūn a fait partie de ses étudiants, et qu’il a en particulier travaillé avec lui sur des livres de Galien (al-Risāla al-miṣriyya, p. 35).

Ibn Abī Uṣaybīʿa, qui dit tenir cette anecdote de son propre père, Ibn al-Zafān a un jour fait la rencontre d’un Irakien qui s’est montré très intéressé par sa collection de livres. Il était en effet venu exprès en Égypte pour y acheter des livres, et il n’a pu qu’être impressionné par cette grande quantité d’ouvrages. Il finit par se porter acquéreur de dix mille volumes – soit près de la moitié de la bibliothèque du médecin !

Derrière ce ḫabar, nous pouvons deviner toute l’évolution qu’ont connues les routes du savoir au cours des deux siècles précédents. Si Bagdad a depuis le IIIe/IXe siècle attiré à elle les savants venus de tout le Dār al-Islām, si elle a abrité bibliothèques, hôpitaux et observatoires astronomiques, elle connaît à partir du milieu du IVe/Xe siècle la concurrence de nouveaux centres intellectuels qui se disputent savants et manuscrits. À travers cet Irakien qui fait tout le voyage jusqu’en Égypte en quête de livres, nous pouvons voir le symbole et l’aboutissement de cette évolution. Les savants ne viennent plus s’abreuver à la source de sagesse irakienne, et les scientifiques irakiens ne sont plus les ambassadeurs d’un savoir accumulé dans la capitale califale. Les lettrés doivent désormais sortir de l’Irak, présenté au siècle précédent encore comme le lieu naturel du savoir, pour recueillir un savoir auquel ils n’ont plus accès chez eux.

L’histoire aurait pu s’achever sur cette transaction, mais un retournement de situation vient lui donner une tout autre dimension. Apprenant le marché conclu entre Ibn al-Zafān et l’Irakien, le vizir de sabre et de plume al-Afḍal410 dépêche un messager chargé de donner au médecin le prix dont il était convenu avec son acquéreur étranger, et de faire porter tous les livres dans sa propre bibliothèque. Pourquoi cette précipitation et ce recours à une forme de préemption ? Afin que ces livres demeurent en Égypte et ne soient pas emmenés ailleurs (arāda anna tilka al-kutub tabqā fī [al-diyār]411 al-miṣriyya, wa-lā tuntaqal ilā mawḍiʿ āḫar)412.

Ce retournement de situation révèle un second niveau de lecture de cette anecdote. Non seulement les Irakiens souffrent d’un déficit de culture, mais le vizir al-Afḍal a la présence d’esprit

410 Al-Afḍal b. Badr Ǧamālī, Abū Qāsim Šāhanšāh (458/1066-515/1121), commandant des armées (amīr al-ǧuyūš) de trois califes fatimides, depuis 487/1094 jusqu’à son assassinat (voir Paul E. Walker, « al-Afḍal b. Badr al-Jamālī », EI3).

411 Nous ajoutons ici al-diyār, dont l’omission ne peut être qu’une coquille ayant échappé à l’attention de l’éditeur.

d’empêcher le départ de ces ouvrages, révélant ainsi l’importance qu’il accorde au savoir qu’ils contiennent. Il n’est à vrai dire pas très surprenant de voir le vizir agir ainsi. En plus d’être un administrateur avisé, al-Afḍal est notoirement intéressé par divers domaines du savoir. Il partage notamment avec Abū al-Ṣalt un intérêt marqué pour l’astronomie413, et sa bibliothèque compte à sa mort un demi-million d’ouvrages414. Ce qui est ici remarquable, c’est la justification avancée ici par Ibn Abī Uṣaybīʿa. La volonté de conserver ces livres sur place est l’indice de la constitution d’une identité égyptienne autour de la possession du savoir415. L’intervention du vizir traduit la défense d’une identité savante à la fois égyptienne et fatimide, face aux prétentions du rival irakien et seldjoukide. Pour al-Afḍal, cette collection fait partie du patrimoine culturel égyptien, et il est d’autant plus sensible à leur valeur que, quelques années plus tôt, en 450/1059, les troupes fatimides ayant pillé Bagdad avaient ramené au Caire d’importantes quantités de livres peut-être volés dans le palais abbasside 416.

413 Mercè Comes, « Abū l-Ṣalt Umayya b. ʿAbd al-ʿAzīz », EI3.

414 Paul E. Walker, « al-Afḍal b. Badr al-Jamālī », EI3.

415 Dès le début du Ve/XIe siècle, les Fatimides commencent à faire de la possession d’une vaste collection de livres en enjeu de puissance. Sous le règne d’al-Ḥākim, en 1005, ils se dotent de leur propre bibliothèque califale, la « maison de la sagesse » (dār al-ḥikma), qui au bout de quelques décennies rassemblent des quantités colossales de livres. Comme le remarque justement Houari Touati, qui se demande d’où vient le goût des Fatimides pour l’acquisition d’ouvrages, « c’est un geste de souveraineté qui est à l’origine de cette accumulation effrénée de livres. À l’image des Abbassides, les Fatimides ont fait des livres un symbole de pouvoir. » (L’Armoire à sagesse, p. 193 ; pour les détails relatifs à la constitution, aux enjeux et au fonctionnement des bibliothèques fatimides, voir les p. 186-195).

416 Al-Maqrīzī, Ittiʿāẓ, vol. 2, p. 253, cité par Houari Touati, L’Armoire à sagesse, p. 193. Le texte d’al-Maqrīzī est légèrement ambigu. Il intervient au moment de la tentative d’Basāsīrī (m. 451/1060) de chasser le calife al-Qāʾim et d’y faire reconnaître la souveraineté fatimide en Irak, entre 450/1058 et 451/1060. L’épisode donne lieu au pillage du palais califal en 450/1059. D’après al-Maqrīzī, c’est alors que les insignes – turban (mandīl), manteau (ridāʾ) et loge grillagée (šubbāk) – sont pris pour être envoyés au Caire, tandis que d’innombrables objets sont dérobés (uḫiḏa min-hu mā lā yuḥṣā kaṯratan, vol. 2, p. 253), sans plus de précisions. Quelques lignes plus loin, il ajoute que d’autres éléments ont été envoyés au Caire, à savoir des trésors (ḏaḫāʾir), des livres (kutub), ainsi que le bâton (qaḍīb) et le manteau (burda) du Prophète. La formulation est ici quelque peu vague, et il n’est pas dit explicitement que ces livres, qui pourraient également être des écrits de nature administrative, viennent également du palais califal. En outre, al-Maqrīzī insiste sur le grand nombre d’objets volés sans préciser leur nature, mais n’évoque pas de quantités lorsqu’il évoque le vol de livres, de sorte qu’on ne peut pas exclure qu’il s’agisse de deux épisodes de pillages ayant eu lieu en deux endroits distincts de Bagdad. Il reste cependant tout à fait plausible que les hommes commandés par al-Basāsīrī aient profité du pillage du palais califal pour en récupérer les ouvrages les plus précieux et les remettre au pouvoir fatimide.

D’une manière plus générale, il est possible de lire à travers toute cette anecdote l’écho déformé de la propagande d’al-Maʾmūn telle que l’a décrite Dimitri Gutas. Parallèlement au mouvement de traduction et à l’assimilation de la culture grecque par les savants bagdadiens, nous savons que l’entourage d’al-Maʾmūn a favorisé la diffusion d’une propagande à la fois philhellène et anti-byzantine. Les Byzantins y sont décrits comme trop aveuglés par leur foi pour apprécier à sa juste valeur le savoir rationnel que sont venus chercher les Arabes. C’est leur ignorance qui les conduit à brader de bon cœur ces vieux volumes devenus inutiles, ou leur malignité, dans les où ils sont convaincus que ces savoirs dangereux vont susciter la discorde parmi les musulmans417. L’histoire d’Ibn al-Zafān prend l’exact contrepied de ce motif. Face à un Irakien sur le point de soustraire à l’Égypte plusieurs milliers de livres, le pouvoir intervient avec diligence, prouvant que contrairement aux Byzantins, il a parfaitement conscience de la valeur du savoir qui est sur le point de lui échapper. Indépendamment du caractère fantaisiste et divertissant de cette anecdote, il faut y voir une mise en scène du déclin culturel irakien, et de la protection dont bénéficient les sciences grâce aux Fatimides. Au-delà du rapatriement des livres sauvés de justesse dans sa bibliothèque, la réaction d’al-Afḍal trouve une traduction encore plus concrète et plus durable. Il fait apposer sur chacun d’entre eux ses titres honorifiques (alqāb) – Ibn Abī Uṣaybīʿa dit en avoir vu la trace de ses propres yeux. En inscrivant son nom dans la trame même de ces textes, le vizir s’assure la perpétuation du souvenir de son intervention, et associe jamais son nom à celui de tous les auteurs qui ont produit le savoir dont il s’approprie ainsi la matérialité. À tout lecteur, cette association rappelle l’implication des Fatimides dans la protection du savoir. À nous, elle rappelle combien la possession d’une bibliothèque universelle est un enjeu de pouvoir, et combien le savoir est un des lieux privilégiés de l’exercice du pouvoir de l’État.

417 Dimitri Gutas, Greek Thought, Arabic Culture, p. 84-95. Voir aussi le détail de l’intervention de ʿAbdallāh b. Abī Zayd (m. 998), soutien des Omeyyades, qui décrit l’empereur byzantin trop heureux de donner à Yaḥyā b. Ḫālid b. Barmak tous les livres anciens qu’il possède, certain qu’il va causer ainsi l’effondrement de la religion musulmane (Ibid., p. 157).