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2/ Le marché du savoir

2.2/ Le conservatoire d’un savoir menacé

L’excellence de Bagdad dans le domaine du savoir trouve un écho dans un autre motif qui se diffuse au cours du IVe/Xe siècle : celui de la fragilité du savoir, en particulier rationnel, dont Bagdad apparaît comme le conservatoire naturel, le refuge salutaire.

2.2.1/ Un savoir fragile

Ce sentiment de fragilité se dégage par exemple des récits que place Ibn al-Nadīm en ouverture du chapitre où il aborde les sciences rationnelles. Trois de ces quatre petits textes sont directement liés à cette idée. Le premier d’entre eux reproduit l’histoire des sciences composée par Abū Sahl b. Nawbaḫt (m. 193/809) 285. Elle retrace l’histoire de la perte et de la récupération du savoir, notamment astrologique. Elle comporte trois parties bien identifiables : une description de ce savoir avant l’irruption d’Alexandre le Grand, puis le récit du vol et de la dispersion de ce savoir, et enfin sa lente récupération par les souverains sassanides. Les deux autres récits mis en avant soulignent indirectement un autre des dangers qui menacent la science, non pas sa destruction volontaire, mais la perte de sens qui résulte de l’oubli de la langue dans laquelle elle est mise par écrit. C’est tout d’abord Ibn al-Nadīm lui-même qui intervient pour indiquer qu’en 350/961-2, un bâtiment voûté, semblable à celui décrit par Abū Maʿšar quelques lignes plus haut, s’est effondré, révélant la présence de très nombreux livres, mais impossibles à déchiffrer 286. Dans un autre registre, le paragraphe sur Ḫālid b. Yazīd b. Muʿāwiya rappelle que celui-ci a fait venir des philosophes grecs vivant en Égypte pour qu’ils traduisent des livres d’alchimie, procédant ainsi à la première traduction en Islam d’une langue vers une autre 287. Un savoir dont la langue n’est pas directement accessible apparaît ainsi comme un savoir inerte et stérile, que seules les compétences de traducteurs peuvent préserver.

Le libraire bagdadien choisit donc d’ouvrir cette section par une juxtaposition, dont il ne commente pas l’agencement, de plusieurs récits qui forment un ensemble composite, d’où se dégage entre autres le sentiment que les sciences rationnelles constituent un trésor périssable et menacé, et qu’elles ne doivent leur survie qu’à une petite élite de savants. Dans un tout autre contexte, on retrouve exactement la même idée, sous la plume d’al-Fārābī : son histoire de la philosophie montre que la survie de cette discipline est due à la lucidité d’un petit nombre de savants travaillant en bonne

285 Ibn al-Nadīm, Fihrist, p. 238-240. Sur cette histoire des sciences, voir l’article de Kevin Van Bladel, « The Arabic History of Science of Abū Sahl b. Nawbaḫt », qui contient une des études les plus récentes de ce traité et en propose une nouvelle traduction.

286 Ibn al-Nadīm, Fihrist, p. 241.

287 Ibid., p. 242. Voir la remarque de Dimitri Gutas sur le caractère peu vraisemblable de cette dernière affirmation (Greek Thought, Arabic Culture, p. 23-24).

intelligence avec certains souverains. Aussi la philosophie a-t-elle pu au fil des siècles accomplir un vaste périple, qui l’a conduite tour à tour à Athènes, Alexandrie et Antioche, avant de trouver son aboutissement naturel à Bagdad 288.

2.2.2/ Bagdad, lieu naturel du savoir

La prédisposition de Bagdad pour la préservation de ces sciences est par ailleurs suggérée par des anecdotes montrant qu’elle constitue un lieu favorable pour leur épanouissement non seulement en raison du nombre de savants qu’elle concentre, mais aussi du fait de conditions naturelles particulièrement propices. C’est ce que laisse entendre un autre des récits placés par Ibn al-Nadīm en ouverture de cette même section, et qui fonctionne en deux temps. Tout d’abord, il cite Abū Maʿšar, d’après qui les rois perses ont voulu assurer la préservation de leurs sciences – en particulier de l’astronomie – et ont pour cela veillé à choisir à la fois le matériau le plus résistant pour les mettre par écrit, et le lieu le plus sain pour conserver les livres ainsi composés. Leur choix se porte respectivement sur l’écorce de peuplier blanc et sur la ville d’Ispahan 289. Quelques lignes plus loin, Ibn Nadīm rapporte une brève anecdote dont il a lui-même été le témoin : vers 340/951-2, Ibn al-ʿAmīd a envoyé à Bagdad des livres déchirés qu’il avait trouvés dans les murailles de la cité d’Ispahan. Ces livres sont en très mauvais état, et dégagent surtout une forte et désagréable odeur, comme s’ils venaient d’être tannés. Pourtant, rapporte Ibn al-Nadīm, à partir du moment où ils arrivent à Bagdad, ils commencent à sécher, et leur mauvaise odeur disparaît. Ils passent ensuite entre les mains d’Abū Sulaymān al-Siǧistānī, dont Ibn al-Nadīm précise qu’il en possède encore certains exemplaires au moment où il écrit 290. Il est tentant de lire à travers la mise en parallèle de ces deux récits l’idée d’un passage de relai entre la culture sassanide et la culture arabo-musulmane, entre Ispahan et Bagdad : si les rois perses ont pu penser avoir trouvé le support et le lieu adéquats pour assurer la conservation de leur savoir, l’expérience prouve que le temps n’a pas épargné les documents d’Ispahan, et que le

288 Al-Fārābī, Fī ẓuhūr al-falsafa, cité par Ibn Abī Uṣaybīʿa, ʿUyūn al-anbāʾ fī ṭabaqāt al-aṭibbāʾ, p. 604-605. Voir l’analyse de ce texte dans notre chapitre 4.

289 Ibid., p. 240.

simple fait de les transporter à Bagdad les fait revenir à leur état initial. Mis en circulation sur le marché bagdadien, ils intègrent même la bibliothèque d’un des logiciens alors les plus en vue, et retrouvent ainsi leur place et leur fonction originelles.

Si la ville-monde que dépeignent les textes du IVe/Xe siècle apparaît comme la ville du savoir par excellence, ce n’est pas seulement en raison de ses conditions naturelles. Les auteurs médiévaux mettent en scène le rôle tout aussi décisif des souverains dans la création d’un climat propice aux échanges savants.