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1/ La genèse d’un vocabulaire ambigu

1.3/ Le siècle de l’« humanisme arabe »

1.2.3.3/ La charge idéologique de « l’humanisme islamique »

Au-delà de ces questions de périodisation et de réception, l’humanisme constitue une notion qu’il est délicat d’appliquer à l’histoire de l’Islam médiéval en raison de sa charge idéologique, et des biais induits par les différentes strates qui la constituent. Dans un important article, Alexander Key a

122 Joel Kraemer, « Humanism in the Renaissance of Islam : a Preliminary Study ».

123 Ibid., p. 146.

124 Ibid., p. 146.

125 Ibid., p. 146.

126 Ibid., p. 147.

donné un aperçu convaincant des difficultés liées à cette notion 128. Nous en retiendront ici les deux qui nous paraissent les plus déterminantes.

D’une part, l’idée d’humanisme est souvent associée implicitement dans l’esprit des historiens qui l’emploient à la notion de « progrès ». En qualifiant d’« humanistes » les œuvres de Miskawayh et d’al-Tawḥīdī, Marc Bergé, Mohammed Arkoun et George Makdisi adoptent une grille de lecture qui présuppose que ce mouvement de pensée améliore une société, tant dans le contexte de l’Italie de la Renaissance que du monde arabe du IVe/Xe siècle129. Elle ouvre donc la porte à une série de jugements de valeur implicites relatifs à la société à laquelle il est appliqué. Pour ces historiens français et américain du XXe siècle, il s’agit de mettre en valeur de le rôle historique « positif » de la civilisation islamique, en intégrant ces auteurs et l’époque à laquelle ils appartiennent au « récit occidental de l’évolution intellectuelle130. » De façon bien plus subtile, et avec d’autres objectifs en vue, nous nous retrouvons là sur un terrain pas très éloigné de celui où nous avaient conduit les termes d’« âge d’or » et de « déclin », qui s’apparentent à la formulation explicite et abrupte de jugements de valeur sous-jacents dans la notion d’humanisme. Nous retrouvons cette tendance jusque dans des ouvrages relativement récents, comme celui de Lenn Goodman qui, de façon explicite, évoque « un autre Islam, tolérant, pluraliste, cosmopolite sans triomphalisme et spirituel sans répression. […] Cet autre Islam n’est ni puriste ni xénophobe 131. »

D’autre part, l’histoire de la notion rend sa manipulation particulièrement complexe, car il faut tenir compte à la fois de sa genèse et des significations dont elle s’est peu à peu enrichie. Née au

XIXe siècle sous la plume du pédagogue allemand F. J. Niethammer pour décrire une philosophie de l’éducation favorisant les études classiques dans le parcours scolaire, elle a été appliquée après-coup

128 Alexander Key, « The Applicability of the Term Humanism to Abū Ḥayyān al-Tawḥīdī ».

129 Ibid., p. 87.

130 Ibid., p. 87.

131 Lenn Goodman, Islamic Humanism, p. 23. La suite du paragraphe laisse encore moins de doute sur le jugement de valeur « positif » qu’il associe à l’« humanisme islamique ». En détaillant les qualités qu’il lui attribue, il fait apparaître en creux l’image caricaturale qu’il a du monde arabe contemporain : « It is an Islam that many Muslims are looking for and that some have never heard of. In some ways it is an Islam that remains to be invented. Part of my purpose in this book is to put Muslims as well as non-Muslims in touch with a few of the materials and ideas that might be relevant in that work of rediscovery and reinvention. » (Ibid., p. 23) ; « The work of appropriating, rebuilding, and redefining the ideals of Islamic humanism is not mine. That is a task for committed Muslim thinkers and leaders. But it can only be done in an atmosphere of far freer thought and exploration than presently prevails in Muslim countries. » (Ibid., p. 23).

à des attitudes héritées des Lumières. L’époque des Lumières a elle-même considérablement influencé la recherche sur l’Italie des XIIIe et XIVe siècle, en y voyant le point de départ du rationalisme, du libéralisme politique, et de la laïcité 132. Or, il s’agit là d’une vision déformée de la Renaissance italienne, dont les textes ne permettent de déceler aucune forme de « laïcité ». Si les humanistes italiens ont effectivement critiqué l’autorité cléricale, leur attitude ne saurait pour autant être qualifiée de « laïque »133. Lorsque Kraemer, Makdisi et Arkoun ont hérité de cette notion, elle était déjà porteuse de cette altération. Cela explique que, lorsqu’ils ont souhaité appliquer le concept d’humanisme à l’histoire de l’Islam, ils y aient recherché les traces d’une « laïcité » qui ne se trouvait ni dans les sources qu’ils étudiaient, ni dans les sources de la Renaissance italienne avec lesquelles ils pensaient pourtant établir des comparaisons 134. La formule d’Alexander Key fait bien apparaître les filtres successifs qui sont mobilisés lorsqu’est appliqué un tel concept, et les distorsions que cela engendre : « When twentieth century authors use the word “humanism” as a term that includes the concept of “secularism”, they are no longer drawing a parallel between Abu Hayyan [al-Tawḥīdī]’s Baghdad and Petrarch’s Italy, but are using a post-Enlightenment European term for a pre-Enlightenment European movement to describe a tenth century Islamic reality 135. »

Ce premier tour d’horizon nous laisse avec l’image d’un IVe/Xe siècle qui, depuis qu’il a été identifié par Mez comme une période-clef de l’histoire de l’Islam médiéval, a servi de support à la projection d’une série de représentations presqu’aussi révélatrices de la période qu’elles étaient supposées éclairer que des positions des historiens qui les forgeaient, lesquels ont en quelque sorte fait de ce moment historique le miroir de leurs préoccupations contemporaines.

132 Alexander Key, « The Applicability of the Term Humanism to Abū Ḥayyān al-Tawḥīdī », p. 84-85.

133 Ibid., p. 83.

134 Ibid., p. 84.