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1.2/ Diffusion et postérité du thème de la ville-monde

1.2.2/ Persistance du thème dans les textes d’adab

1.2.2.1/ Faire l’éloge de Bagdad à l’époque bouyide

Ce thème continue cependant à circuler dans d’autres types de textes au cours du IVe/Xe siècle, relevant du domaine de l’adab. Si l’on suit la diffusion des expressions typiques de l’universalité bagdadienne, on en trouve par exemple des traces chez al-Tanūḫī (m. 384/994) qui, dans son Nišwār al-muḥāḍara, rapporte la même citation que celle vue dans les Manāqib Baġdād du Pseudo-Ibn al-Ǧawzī, mais en ajoutant quelques éléments de contexte :

Le cadi Abū al-Qāsim ʿAlī b. al-Muḥassin al-Tanūḫī nous a rapporté : mon père m’a rapporté : Abū al-Qāsim Bazyāš b. al-Muḥassin al-Daylamī, un šayḫ que j’ai rencontré à Bagdad, qui se consacre aux sciences (yataʿallaq bi-l-ʿulūm) et maîtrise parfaitement la langue arabe (faṣīḥ bi-l-ʿarabiyya), a dit : « J’ai voyagé par les horizons, j’ai parcouru les villes, depuis la frontière de Samarcande jusqu’à Qayrawān, depuis Sarandīb jusqu’à l’empire byzantin, et je n’ai pas trouvé de plus noble et de meilleure cité (balad) que Bagdad. Sabuktakīn, le chambellan de Muʿizz al-Dawla, m’a demandé : Qu’as-tu vu de plus noble et de meilleur dans tes voyages ? Je lui ai dit : Lorsque l’on sort de l’Irak, le monde entier n’est qu’un village (rastāq) » 246.

C’est cependant chez al-Ṯaʿālibī (m. 429/1039) que l’on trouve la preuve la plus flagrante de la persistance de ce thème tout au long du IVe/Xe siècle, et de l’intérêt qu’il suscite dans les cours bouyides. Dans son dictionnaire intitulé Ṯimār al-qulūb fī al-muḍāf wa-l-mansūb, il examine, dans l’ordre alphabétique, des expressions et lieux communs composés de deux mots. L’une de ces expressions, celle de « paradis sur terre », lui donne l’occasion de faire une sorte de florilège des propos élogieux tenus à l’égard de Bagdad. Il y juxtapose remarques personnelles et citations relatives à la ville, qui

illustrent parfaitement le lieu commun de la « ville-monde » tel qu’il pouvait être perçu et réinterprété par un lettré autour de l’an mille. Ce texte mérite que l’on s’y arrête quelques instants, à la fois parce qu’il associe le lieu commun qui nous intéresse ici à la réponse d’Ibn ʿAbbād évoquée en ouverture de ce chapitre, et parce qu’il s’agit d’une version de ce lieu commun que l’on peut dater du tournant de la fin du IVe/Xe – début Ve/XIe siècle, s’appuyant largement sur des citations de contemporains d’al-Ṯaʿālibī. On peut ainsi voir un indice du fait que les discours qui servent de support à ce lieu commun se cristallisent justement à cette époque, dans un milieu d’intellectuels bouyides qui, s’ils ne peuvent pas tous être considérés comme bagdadiens, sont tous passés par la capitale abbasside à un moment de leur parcours.

La section du Ṯimār al-qulūb qui nous intéresse s’ouvre sur un exemple, dont la source n’est pas indiquée, illustrant l’emploi de l’expression ǧannat al-arḍ à côté d’autres expressions honorifiques fréquemment utilisées pour désigner la ville 247.

On dit de Bagdad qu’elle est le Paradis de la terre, l’union des deux bienfaits – le Tigre et l’Euphrate – , le milieu du monde, la Ville de la Paix (madīnat al-salām), le dôme de l’islam (qubbat al-islām), car elle est la lumière des villes et le siège du califat, foyer des beautés et des douceurs, mine des bons mots et des traits d’esprit ; en elle se trouvent les détenteurs des [connaissances] ultimes dans tous les branches (fann) [du savoir], et ceux qui n’ont pas d’égaux parmi leurs contemporains dans toutes les catégories 248.

Al-Ṯaʿālibī insère ensuite une phrase du grammairien al-Zaǧǧāǧ qui présente Bagdad comme le lieu habité par excellence : « Abū Isḥāq al-Zaǧǧāǧ disait : Bagdad rassemble les habitants du monde (Baġdād ḥāḍirat al-dunyā), tout le reste n’est que campagne (mā ʿadā-hā bādiyya)249. » Immédiatement après se trouve une autre citation, due au poète Abū al-Faraǧ al-Babbaġāʾ (m. 397/1007)250, qui vante là encore les vertus et le statut prestigieux de la ville.

247 Ces expressions composées de deux mots – madīnat al-salām, qubbat al-islām, dār al-ḫilāfa – auraient pu faire l’objet d’une entrée dans le dictionnaire d’al-Ṯaʿālibī, qui est précisément consacré à ce type de syntagmes. Ce n’est cependant pas le cas : seule l’expression ǧannat al-arḍ dispose de son entrée, où sont rassemblées toutes les citations caractérisant la ville de Bagdad.

248 Al-Ṯaʿālibī, Ṯimār al-qulūb, p. 414.

249 Ibid., p. 414.

Abū al-Faraǧ al-Babbaġāʾ disait : elle est la Ville de la Paix, et même la ville de l’islam, car le pouvoir prophétique et le califat islamique y ont éclos et poussé […] ; son air est le plus équilibré des airs, son eau est la plus douce des eaux, sa brise est la plus douce des brises, et elle appartient au climat médian, au centre du cercle ; autrefois demeure des Chosroès, elle est le siège des califes à l’époque islamique (fī dawlat al-islām) 251.

Après les passages vus plus haut sur le rapport d’Ibn al-ʿAmīd à Bagdad et al-Ǧāḥiẓ, et sur la réponse d’Ibn ʿAbbād au même Ibn al-ʿAmīd, al-Ṯaʿālibī insère deux extraits de poèmes : le premier assimile Bagdad au monde entier et ses habitants à l’humanité (« Hélas, Bagdad est pour moi le monde dans son entièreté, et quant aux habitants de Bagdad, ce sont eux les hommes 252 »), et le second reprend l’image de Bagdad comme paradis sur terre. Le lettré aborde alors le dernier motif de cette section, qui est aussi le plus longuement développé : « Ce qui est merveilleux dans son cas, c’est que bien qu’elle soit la grande capitale destinée à servir de résidence aux califes, aucun calife n’y meurt […]253. » Après avoir mentionné deux vers de ʿUmāra b. ʿAqīl b. Ǧarīr b. Bilāl reprenant cette idée, il entame le récit des circonstances dans lesquelles cette prédiction a été faite :

Lorsqu’al-Manṣūr eut fini sa construction en l’an 146 de l’Hégire [763-764 de l’ère chrétienne], il ordonna à Nawbaḫt, l’astrologue – qui était éminemment compétent en matière d’astrologie – de déterminer les ascendants et de lui expliquer ce qu’ils indiquaient. [al-Ṯaʿālibī rapporte l’horoscope de la fondation de la ville tel qu’il est établi par Nawbaḫt]. [Nawbaḫt] lui expliqua ce qu’indiquaient les étoiles, la longue existence [de Bagdad], le grand nombre de ses bâtiments, le fait que le monde s’y rassemble (inṣibāb al-dunyā ʿalay-hā), l’attirance qu’éprouveraient pour elle les rois et le peuple. Al-Manṣūr se réjouit et récita « Voici la grâce de Dieu ! Il la donne à qui il veut. – Dieu est le Maître de la grâce incommensurable 254 ! – » Nawbaḫt ajouta ensuite : Il y a encore un détail qui est la plus admirable des caractéristiques. Il dit : laquelle ? Il dit : aucun calife n’y mourra jamais 255.

251 Ibid., p. 414.

252 Ibid., p. 414.

253 Ibid., p. 415.

254 Coran, LXII (al-Ǧumʿa), 4 (tr. Denise Masson).

Al-Ṯaʿālibī poursuit en indiquant que la prédiction s’est avérée juste jusqu’alors, et il énumère les lieux de décès des califes successifs, depuis al-Manṣūr jusqu’à al-Ṭāʾiʿ (m. 380/991) 256.

Sont ainsi rassemblés tous les éléments constitutifs de ce lieu commun, formulés en des termes qui rendent bien perceptible la dimension universelle qui est prêtée à la ville : sa centralité politique, son englobement du monde, et son association avec une forme de savoir rationnel. En plus d’être géographiquement située dans le climat central, d’être le milieu du monde (wāsiṭat al-dunyā), elle est le lieu où se concentrent beautés (maḥāsin), douceurs (ṭayyibāt) et finesse d’esprit (ẓarāʾif et laṭāʾif), au point d’être assimilée au monde lui-même. Pour Ibn Zurayq, le monde se résume à Bagdad (Baġdād al-dunyā bi-aǧmaʿi-hā ʿindī), et l’humanité aux Bagdadiens (wa-sukkān Baġdād hum al-nās). Dans une veine similaire, qui fait également écho au schéma de la réponse d’Ibn ʿAbbād, al-Zaǧǧāǧ oppose Bagdad, le lieu habité dans le monde (ḥāḍirat al-dunyā), et donc la ville par excellence – et aussi par extension le lieu de la culture – , à la campagne (bādiyya) à laquelle pourrait être réduit le reste de la terre, domaine de la bédouinité et de l’absence de tradition écrite. Ce type de considération trouve un écho durable dans la littérature ultérieure consacrée à l’histoire de la ville, comme par exemple les Manāqib Baġdād attribuées à Ibn al-Ǧawzī (m. 597/1201) 257. Il rapporte par exemple que Muḥammad b. Idrīs aurait demandé à Yūnus b. ʿAbd al-Aʿlā s’il était déjà allé à Bagdad ? Quand celui-ci lui dit qu’il n’y est jamais allé, Muḥammad b. Idrīs s’exclame : « Ô Yūnus, tu n’as pas vu le monde (mā raʾayta al-dunyā) et tu n’as pas vu les hommes (mā raʾayta al-nās) 258! » De la même manière, les propos qu’il prête à Abū al-Qāsim al-Daylamī rappellent ceux d’al-Zaǧǧāǧ 259 :

256 Pour pouvoir présenter la prédiction comme toujours valable, al-Ṯaʿālibī ne tient compte que des morts non violentes. Les califes déposés ou assassinés à Bagdad ne nuisent ainsi pas à la véracité des propos d’al-Nawbaḫt.

257 L’attribution de ce traité à Ibn al-Ǧawzī est contestée depuis longtemps. Voir en particulier George Makdisi, « The Topography of Eleventh Century Baġdād : Materials and Notes (I) », qui inclut la traduction de la description de Bagdad par Ibn ʿAqīl (p. 185-195) telle qu’elle est citée par Ibn al-Ǧawzī. Pour le débat sur l’attribution du texte, voir en particulier les p. 183-184. Voir aussi Vanessa Van Renterghem, Les Élites bagdadiennes, vol. 1, p. 400.

258 Pseudo-Ibn al-Ǧawzī, Manāqib Baġdād, p. 32.

259 L’auteur du Manāqib Baġdād cite d’ailleurs la phrase d’al-Zaǧǧāǧ, mais sans indiquer son auteur, sous une forme très légèrement modifiée : al-dunyā bādiyya wa-Baġdād ḥāḍiratu-hā (p. 30).

J’ai voyagé à travers le monde, j’ai visité les pays, depuis la frontière de Samarcande jusqu’à Qayrawān, depuis Sarandīb 260 jusqu’à l’Empire byzantin, et je n’ai pas trouvé de cité (balad) ayant plus de mérite (afḍal) et plus d’agrément (aṭyab) que Bagdad. Sabuktakīn, le chambellan de Muʿizz al-Dawla, m’a demandé : qu’as-tu vu de plus noble et de meilleur au cours de tes voyages ? Je lui ai dit : lorsque l’on sort de l’Irak, le monde (al-dunyā) tout entier n’est qu’un village (rastāq) 261.

1.2.2.2/ Actualité des discours bouyides

Si al-Ṯaʿālibī reprend ici en partie des discours dont certains étaient déjà bien diffusés au moment où il écrit, il s’efforce manifestement de mettre en avant le témoignage de personnes qui ont effectivement passé à Bagdad tout ou partie de leur vie, et dont plusieurs peuvent être considérées comme ses contemporains ou ses presque contemporains, puisque la plupart de ses informateurs ont été actifs dans la seconde moitié du IVe/Xe siècle. C’est le cas d’Abū al-Faraǧ ʿAbd al-Wāḥid b. Naṣr dit al-Babbaġāʾ, « le Perroquet » (m. 397/1007). Célèbre poète originaire de Naṣībīn, il est connu pour avoir vécu à la cour alépine de Sayf al-Dawla, et pour avoir effectué plusieurs séjours à Bagdad, où il a notamment rencontré al-Mutanabbī, dont il était un grand admirateur 262. De la même manière, Ibn Zurayq, qui est présenté ici avec la nisba Kūfī, mais qui est en fait Abū Ḥasan ʿAlī b. Zurayq al-Kātib al-Baġdādī (m. 419/1029), poète contemporain d’al-Ṯaʿālibī, qui dit l’avoir personnellement entendu réciter les vers qu’il cite ici 263. Seul ʿUmāra b. ʿAqīl b. Ǧarīr b. Bilāl a vécu à une époque plus reculée, sans doute dans la seconde moitié du IIe/VIIIe siècle, puisqu’il fait partie des poètes mentionnés par Ibn Muʿtazz (m. 295/908) dans ses Ṭabaqāt šuʿarāʾ. Quant à Abū Isḥāq Ibrāhīm b. Sarī al-Zaǧǧāǧ (m. 311/923), il occupe ici une place intermédiaire, chronologiquement. Ce grammairien

260 Le nom de Sarandīb correspond à l’île de Ceylan, l’actuel Sri Lanka.

261 Pseudo-Ibn al-Ǧawzī, Manāqib Baġdād, p. 32.

262 D’après Ibn al-Nadīm, le recueil de ses poèmes remplissait trois cents pages, mais rien n’en a été conservé, mis à part les vers cités par al-Ṯaʿālibī dans plusieurs de ses œuvres. Voir Régis Blachère, « al-Babbaghāʾ », EI2.

263 Ibn Zurayq a longtemps vécu à Bagdad, mais est parti en al-Andalus, cherchant à faire fortune et laissant derrière lui sa compagne. Son entreprise a échoué, et il est mort pauvre et exilé. On dispose de très peu d’éléments fiables sur sa biographie. Voir Florian Sobieroj, Variance in Arabic Manuscript, p. 107, et Tarif Khalidi, Anthology of Arabic Literature, p. 18. Waḥīd ʿAbd al-Ḥakīm al-Ǧamal a consacré une étude à son œuvre, al-Ḍarūra wa-l-ḥurriyya.

respecté, encore cité comme une autorité par Faḫr al-Dīn al-Rāzī (m. 606/1210), a essentiellement vécu et travaillé à Bagdad, où il a formé plusieurs étudiants appelés à devenir célèbres dans leur discipline, en particulier al-Zaǧǧāǧī, qui lui doit son nom, et al-Rummānī. En raison de sa formation auprès de Ṯaʿlab et d’al-Mubarrad, il peut être considéré « comme le lien entre les anciennes générations de grammairiens de Baṣra et de Kūfa et la nouvelle grammaire qui se développait à Bagdad au IVe/Xe siècle sous l’influence de la logique grecque 264».