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Savoirs rationnels, pouvoir et construction de l'universel au IVe/Xe siècle : le modèle bagdadien en question

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Academic year: 2021

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(1)

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Submitted on 24 Jun 2021

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Savoirs rationnels, pouvoir et construction de l’universel

au IVe/Xe siècle : le modèle bagdadien en question

Remy Gareil

To cite this version:

Remy Gareil. Savoirs rationnels, pouvoir et construction de l’universel au IVe/Xe siècle : le modèle bagdadien en question. Histoire. Université Panthéon-Sorbonne - Paris I, 2019. Français. �NNT : 2019PA01H109�. �tel-03270034�

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UFR d’Histoire – École doctorale 113

Laboratoire de rattachement : UMR 8167 Orient & Méditerranée

Thèse

Pour l’obtention du titre de Docteur en histoire

Présentée et soutenue publiquement

Le vendredi 13 décembre 2019 par

Rémy G

AREIL

Savoirs rationnels, pouvoir

et construction de l’universel au

IV

e

/

X

e

siècle :

le modèle bagdadien en question

Directrice de thèse

Mme Françoise Micheau, professeur émérite, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Membres du Jury

M. Makram A

BBES

, professeur, École normale supérieure de Lyon (rapporteur)

Mme Letizia O

STI

, professore associato, Université de Milan

M. Éric V

ALLET

, maître de conférences, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Mme Vanessa V

AN

R

ENTERGHEM

, maîtresse de conférences, Institut national des

Langues Orientales.

Rapporteur

(3)

R

ESUME

Résumé

La présente recherche examine les rapports entre les savoirs rationnels (ʿulūm ʿaqliyya) – logique, physique, métaphysique, mathématiques, astronomie, médecine – et le pouvoir au cours d’un « long IVe/Xe siècle »

bagdadien. Au croisement de l’histoire politique et de l’histoire culturelle, ce travail est soucieux de contextualiser l’histoire des savoirs. À partir d’un vaste corpus d’œuvres variées, mêlant chroniques, traités scientifiques, dictionnaires biographiques et ouvrages d’adab, il s’agit d’écrire une histoire sociale des savants rationnels et de leurs liens avec le pouvoir en accordant une attention toute particulière à l’analyse des représentations et des discours. Nous mettons en évidence la formation d’un « modèle bagdadien » original qui, à partir de la fin du IIIe/IXe siècle, associe autour de la capitale abbasside centralité politique, discours universel,

et activité savante rationnelle. Nous y voyons l’indice de l’émergence au cours du IVe/Xe siècle d’une

construction de l’universel islamique qui marque fortement le champ du pouvoir et le champ du savoir bagdadien. L’un des enjeux de ce travail réside dans la déconstruction du IVe/Xe siècle bagdadien, et de réévaluer

l’impact de l’arrivée des Bouyides sur les pratiques politiques et savantes bagdadiennes.

Summary

This study explores the relationship between rational sciences (ʿulūm ʿaqliyya) – logic, physics, metaphysics, mathematics, astronomy, medicine – and power during the 4th/10th century in Baghdad. At the intersection of

political et cultural history, this work aims at contextualizing the history of sciences. Based on a close scrutiny of a wide variety of sources, among which are chronicles, scientific treatises, bibliographical dictionaries and works of adab, it intends to write a social history of rational scientists and of their intercourse with political authorities and pays special attention to the analysis of representations and discourses. We demonstrate the elaboration of an original “Baghdadian paradigm” which, starting from the 3rd/9th century, combines political

centrality, universal discourse and practice of rational science. We detect in this the sign of the emergence, during the 4th/10th century of the construction of an Islamic universal which impacts deeply the field of power

and the field of Baghdadian sciences. One of the issues at stake in this work is the deconstruction of the Baghdadian 10th century and a reevaluation of the consequences of the advent of the Buyyids on political and

scientific activities in Baghdad.

Mots-clefs

Bagdad – Abbassides – Bouyides – sciences rationnelles – savoir et pouvoir – histoire sociale et culturelle des savoirs – universel – Islam médiéval – Irak médiéval

Keywords

Baghdad – Abbasids – Buyids – rational sciences – knowledge and power – social and cultural history of knowledge – universal – medieval Islam – medieval Iraq

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(5)

R

EMERCIEMENTS

Les étudiants médiévaux qui peuplent les dictionnaires biographiques de l’Islam médiéval aiment à égrener la longue liste des maîtres auprès desquels ils ont reçu leur formation et des camarades qu’il ont côtoyés durant leurs années d’apprentissage. Alors qu’arrive le moment de mettre un point final à cette thèse de doctorat, c’est avec une certaine émotion, doublée d’un grand plaisir, que je me trouve à mon tour dans la position de l’élève qui rend hommage à ses professeurs et dit sa reconnaissance à ses amis. Car ce n’est qu’en apparence que le présent travail est solitaire. Il est en réalité le fruit de rencontres et de collaborations sans lesquelles il n’aurait certainement jamais abouti.

Il m’est particulièrement agréable de dire ici toute ma gratitude à Françoise Micheau, qui a accepté de diriger cette recherche, et en a suivi et guidé la progression avec beaucoup de rigueur et de bienveillance. Je lui suis particulièrement reconnaissant de la confiance et du soutien qu’elle m’a accordés depuis les phases initiales de ce projet jusqu’à son achèvement. Je tiens à la remercier pour la générosité avec laquelle elle m’a prodigué orientations de recherches et conseils méthodologiques, la lecture détaillée qu’elle a faite de mes textes, l’écoute attentive qu’elle m’a accordée lors de nos longues séances de travail.

Je me réjouis également de pouvoir souligner tout ce que ce travail doit à l’investissement, à la rigueur et au savoir d’Éric Vallet. Je lui sais particulièrement gré de s’être montré exigeant à l’égard de versions antérieures de cette recherche, et bienveillant et compréhensif lorsque les circonstances y invitaient. Pour son soutien sans faille, pour le temps considérable qu’il a consacré à la discussion de mes travaux, pour l’ampleur de l’érudition dont il m’a fait bénéficier, je tiens à lui témoigner une gratitude que les mots peinent à décrire.

Ma dette intellectuelle et morale envers Françoise Micheau et Éric Vallet est incommensurable, et j’espère qu’ils voudront bien me pardonner de n’avoir peut-être pas toujours su rendre fidèlement compte, dans mes écrits, de la richesse de leurs conseils et de leurs suggestions. Si ce travail porte en maints endroits la trace de leurs corrections et améliorations, il va sans dire que je suis seul responsable des imperfections qui y demeurent.

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Je souhaite également remercier vivement Makram Abbès, Letizia Osti et Vanessa Van Renterghem d’avoir accepté de faire partie de mon jury. C’est pour moi un honneur de savoir qu’ils vont lire mes travaux et que je vais avoir l’occasion d’en discuter avec eux.

À divers stades de son élaboration, ce travail a bénéficié de nombreux échanges avec divers enseignants-chercheurs. Je remercie tout particulièrement Annliese Nef pour sa bienveillance, son entrain et sa générosité intellectuelle. Plusieurs membres de l’équipe de l’Irbimma, et notamment Anne-Marie Eddé et Mathieu Tillier – que je remercie en outre d’avoir accepté de faire partie de mon comité de suivi de thèse – , ainsi que Sylvie Denoix – qui m’avait réservé un accueil chaleureux lors de mon court séjour à l’Ifao – ont également contribué par leurs échanges avec moi à nourrir ma réflexion. Qu’ils en soient ici chaleureusement remerciés. Plus généralement, l’Irbimma a constitué un milieu stimulant et dynamique, et le cycle de séminaires m’a permis au fil des années de découvrir de nombreux pans de la recherche la plus actuelle. Je remercie tous ceux qui permettent à ce lieu d’exister.

D’autres chercheurs ont également contribué à ma formation et à mon orientation au cours de ces années. Je remercie en particulier Marwan Rashed pour les conseils qu’il m’a dispensés lorsque cette recherche n’en était qu’à ses tout premiers pas, Jean-Charles Ducène pour son passionnant séminaire de lecture de manuscrits, Houari Touati sur l’écriture de l’histoire aux premiers siècles de l’Islam, ainsi qu’Antoine Borrut pour ses diverses suggestions.

Tout au long de ces années de recherche, j’ai pu travailler dans d’excellentes conditions, tant sur le plan de l’environnement scientifique que du soutien matériel. Quand tant d’étudiants et en particulier de doctorants voient leurs soucis financiers faire obstacle à l’avancée de leurs travaux, je mesure l’immense chance qui m’a été donnée de faire ma thèse – et avant cela le reste de mes études supérieures – dans des conditions idéales, et j’éprouve une profonde reconnaissance à l’endroit des différentes institutions à qui je dois ce privilège. Grâce à l’École normale supérieure, j’ai eu accès au plus grand des luxes, celui d’avoir toute la tranquillité d’esprit et tout le temps nécessaires pour construire mon parcours intellectuel, et m’ouvrir à une grande diversité de disciplines. C’est là que j’ai découvert l’histoire de l’Islam médiéval – et que j’y ai pris goût – , au cours d’un séminaire

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d’introduction donné par Éric Vallet et Vanessa Van Renterghem. J’y ai bénéficié de l’accompagnement bienveillant d’Antoine Lilti, qui m’a apporté tout son soutien lorsque j’ai délaissé l’histoire moderne pour l’histoire médiévale, et de l’accueil chaleureux et plein de malice de François Menant dans la petite communauté des médiévistes du département d’histoire. Je les en remercie de tout cœur.

Dès la première année de ma thèse, l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, m’a accordé un contrat doctoral qui, en plus de me mettre à l’abri de toute difficulté matérielle, m’a permis de découvrir le plaisir de l’enseignement. J’ai ensuite obtenu une Aide à la mobilité internationale de l’Institut français du Proche-Orient de Beyrouth, où j’ai à nouveau pu, dans un tout autre cadre, me consacrer pleinement à mon travail. De retour du Liban, l’Université de Cologne m’a offert une charge d’assistant de recherche qui, grâce à la grande générosité d’Andreas Speer et de David Wirmer, m’a permis de dégager beaucoup de temps pour ma thèse. Enfin, le poste d’ATER que j’occupe depuis le mois de septembre au département d’arabe de l’Université de Lyon 2 m’a offert d’excellentes conditions pour apporter la dernière touche à mon travail. Je tiens à adresser des remerciements chaleureux à tous ceux qui, à un stade ou à un autre de ces diverses procédures de candidature, m’ont apporté soutien et conseil.

Je remercie également l’école doctorale d’histoire de Paris 1, et en particulier son directeur François Chausson, sa directrice adjointe Sophie Métivier, et sa responsable administrative et scientifique et administrative Noemi Rubello, pour leur aide, en particulier au cours des derniers mois, et jusqu’aux instants qui ont précédé le dépôt de ma thèse.

Tout au long de ces années, j’ai pu compter sur le soutien sans faille d’amis précieux, à commencer par les fidèles parmi les fidèles, Philippe Lefeuvre et Pascal Confavreux, qui m’ont accompagné à travers toutes les étapes de ce long parcours, ainsi qu’Adrien Kassel, Ekédi Mpondo-Dika, Johann Frick, Zoé Carle et Warren Pezé. Leur amitié et leur confiance m’honorent et me touchent profondément, et je tiens à leur dire ici toute mon affection et toute ma reconnaissance. Je remercie également mes amis rencontrés au cours de mes années de thèse, à commencer par mes camarades doctorants de l’Irbimma, Jennifer Vanz, Mathilde Boudier, Zacharie Mochtari de Pierrepont, Alexandra Bill et Audrey Dridi. Leur bonne humeur, leur esprit de solidarité et leur optimisme ont

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fortement contribué à la création d’une ambiance de travail aussi studieuse que joyeuse. Les diverses éditions du Dîwân des doctorants ont également été l’occasion de rencontres et d’échanges stimulants dont je garde un souvenir particulièrement vif. J’ai par ailleurs eu la chance, durant mon parcours, de croiser la route d’amis devenus chers, et dont la présence a également embelli ces années de travail. Je pense en particulier à Line Abou Zaki, Flore Mevel, Ece Zerman, Bilal Annan, Michele Scala, Filippo Marranconi, Michela de Giacometti, Élodie Vigouroux, Mathieu Eychenne, Patrick Mitri, Youmna Makhlouf, Iyas Hassan et Sami Mebtoul. Enfin, je n’oublie pas que ce projet trouve une partie de ses origines à Damas, et je tiens à remercier François Burgat, Pauline Koetschet, Thibaut Fournier, Pauline Piraud-Fournet et Isabelle Mermet-Guyennet pour le très chaleureux accueil qu’ils m’avaient réservé à l’Ifpo il y a maintenant dix ans de cela.

Mes parents, Françoise et Michel, m’ont depuis toujours accordé un amour et une confiance dont je n’ai toujours pas réussi à trouver les limites. Je les remercie du fond du cœur pour leur soutien, pour leur patience, et pour m’avoir toujours encouragé dans mes différents projets, y compris lorsqu’il s’agissait de partir pour d’interminables pérégrinations proche-orientales, qui les ont privés de leur fils pendant de longs mois. Qu’ils trouvent ici l’expression de toute ma gratitude et de toute mon affection.

Je ne saurais dire combien je suis reconnaissant à ma sœur, Laure, pour l’amour fraternel dont elle m’a toujours entouré, pour la patience dont elle a longtemps fait preuve face aux taquineries de son petit frère, et pour le rôle décisif qu’elle a joué depuis le tout début de mon parcours en me transmettant très tôt le goût de la littérature, des langues et des études, et en plaçant en moi une confiance inépuisable. Je l’en remercie de tout cœur.

Je remercie également Djamila et Camel pour leur amitié et pour l’accueil chaleureux qu’ils m’ont toujours réservé à Lyon.

C’est peu dire que ce travail n’aurait jamais abouti sans la patience, la persévérance, la force et la tendresse de Farah Cherif Zahar. C’est ensemble que nous sommes arrivés au bout de cette

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aventure, malgré les épreuves, et je ne pourrai jamais la remercier à la hauteur de ce qu’elle m’a donné. Je ne puis que lui redire ici tout mon amour, et tout le bonheur que j’ai à partager sa vie.

*

Il manquera toujours une lectrice aux pages qui suivent, celle sans qui cette aventure n’aurait sans doute jamais commencé, la très regrettée Houda Ayoub. C’est à elle que je dois la découverte de la langue arabe, dont elle savait exposer les beautés et les mystères avec un enthousiasme et un talent inégalés. Depuis les formules incantatoires conçues par Daniel Reig, qu’elle nous faisait répéter de sa voix rocailleuse entrecoupée d’éclats de rire, jusqu’à la conclusion de ce travail, depuis le « hāḏā kitāb » jusqu’au kitāb dont l’écriture s’achève aujourd’hui, je mesure une nouvelle fois l’ampleur de la dette que j’ai contractée envers elle.

Ce n’est pas ici le lieu d’énumérer la cohorte de souvenirs qui remonte à l’évocation de son nom. Qu’il me suffise ici de dire qu’elle m’a apporté davantage que je ne saurais l’exprimer par des mots, et que je lui en suis infiniment reconnaissant.

(10)

S

OMMAIRE

Résumé ... 2 Résumé ... 2 Summary ... 2 Remerciements ... 4 Sommaire ... 9 Introduction ... 13

Préambule : La Voie du Manteau d’Aḥmad Šawqī ... 13

1/ Savoir rationnel et pouvoir politique au cours d’un « long IVe/Xe siècle » ... 16

2/ Une histoire sociale et culturelle des savoirs rationnels ... 25

3/ Sources et méthodes ... 31

3.1/ Une histoire sociale des savants rationnels et de leurs liens avec le pouvoir... 31

3.2/ Une histoire des représentations et des discours ... 36

4/ Une histoire du modèle bagdadien ... 37

Chapitre 1 – L’universel bagdadien ... 40

1/ La genèse d’un vocabulaire ambigu ... 40

1.1/ La « Renaissance de l’Islam » en question ... 40

1.2/ La « prison des catégories » ... 44

1.3/ Le siècle de l’« humanisme arabe » ... 51

2/ Discours universel et société islamique ... 61

2.1/ Les nouvelles voies de l’universel ... 61

Chapitre 2 – Images de Bagdad ... 72

Préambule : L’épreuve bagdadienne ... 72

Retour de mission... 72

Centralité ou universalité bagdadienne ? ... 76

1/ Le Paradis sur Terre ... 78

1.1/ Genèse d’un lieu commun ... 78

1.2/ Diffusion et postérité du thème de la ville-monde ... 91

1.3/ Un discours califal ? ... 100

2/ Le marché du savoir ... 103

(11)

2.2/ Le conservatoire d’un savoir menacé ... 109

3/ Le règne de la sagesse... 112

3.1/ Al-Maʾmūn imaginé depuis al-Andalus ... 112

3.2/ Le pouvoir califal, source de toute activité scientifique ?... 116

Conclusion : Le Tigre, fleuve d’encre et de sang ... 122

Chapitre 3 – Itinéraires savants ... 123

Introduction : Spatialité et production du savoir ... 123

1/ D’al-Kindī à Ibn Sīnā, une nouvelle géographie du savoir ... 125

1.1/ Deux figures de savants universels ... 125

1.2/ Du savant de cour au philosophe itinérant : un nouveau rapport au travail intellectuel... 128

1.3/ De Bagdad à Buḫārā : un nouveau rapport à l’espace ... 130

2/ Insaisissables routes du savoir ... 138

2.1/ Mobilités savantes, circulations thématiques ... 138

2.2/ La centralité bagdadienne d’après Ibn al-Qifṭī ... 140

2.3/ La rupture du milieu du IVe/Xe siècle ... 143

3/ Individualisation et déterritorialisation du savoir rationnel ... 146

Conclusion : Le siècle de Bagdad ? ... 148

Épilogue : D’al-Maʾmūn à al-Afḍal, le savoir comme patrimoine ... 151

Chapitre 4 – Autonomisation disciplinaires et identités collectives ... 155

1/ Mise en ordre du savoir et définition des groupes savants ... 156

2/ Les falāsifa de Bagdad et l’invention d’une identité collective ... 158

2.1/ Tracer les limites du territoire philosophique... 159

2.2/ Écrire l’histoire d’une jeune discipline ... 167

2.3/ Forger une nouvelle langue ... 175

2.4/ Al-Rāzī, ou l’honneur d’être philosophe ... 178

Conclusion : Autonomisation savante, identité collective et déterritorialisation du savoir ... 197

Chapitre 5 – Le savoir des puissants ... 199

Introduction ... 199

1/ La figure du mécène et l’apparente stabilité du « long IVe/Xe siècle » ... 202

1.1/ L’apparente stabilité du milieu des « savants de cour » ... 203

1.2/ Les figures du savant de cour, entre proximité et disgrâce ... 205

2/ Du souverain lettré au souverain savant ... 211

(12)

2.2/ Portraits intellectuels des califes abbassides ... 220

2.3/ Les Bouyides et l’avènement de la politique de la compétence ... 240

Épilogue : al-Maʾmūn astronome ? ... 256

1.1/ Du calife amateur d’astrologie (IIIe/IXe-IVe/Xe siècle)…... 257

1.2/ … au calife astrologue (VIIe/XIIIe-VIIIe/XIVe siècle) ... 261

Conclusion ... 263

Chapitre 6 – Pouvoir, langue et empire ... 264

1/ La langue des princes ... 266

1.1/ Langue, pouvoir et administration ... 266

1.2/ Former les princes : une éducation au savoir linguistique ? ... 268

2/ Les Bouyides, et l’avènement du règne du discours ... 282

3/ Le tournant linguistique du milieu savant ... 288

3.1/ Al-Tawḥīdī et la réécriture du débat entre Abū Saʿīd et Abū Bišr ... 289

3.2/ Aristote et la défense de la science linguistique ... 304

Conclusion ... 310

Conclusion générale ... 311

1/ Genèse et transformation du modèle bagdadien ... 312

1.1/ La recherche de l’universel... 314

1.2/ La réévaluation du rôle des Bouyides ... 318

1.3/ Discours universel et unité du Dār al-Islām ... 320

2/ Les métamorphoses de l’universalisme bagdadien ... 323

2.1/ La Bagdad d’Aḥmad Šawqī, entre lieu commun et innovation littéraire ... 323

2.2/ Bagdad, boussole de la modernité ... 327

Annexes ... 333

Annexe 1 : Comparaison entre le Kitāb mušākalat al-nās li-zamāni-him (al-Yaʿqūbī) et le récit d’al-Ḫurāsānī dans les Murūǧ al-ḏahab (al-Masʿūdī) ... 333

Annexe 2 : Classifications des sciences ... 335

Annexe 3 : Ouvrages relatifs à l’identité de groupes savants ... 337

Annexe 4 : Ouvrages d’éloge ou de critique de disciplines ... 338

Annexe 5 : Ouvrages de référence et manuels d’introduction classés par disciplines ... 340

Annexe 6 : Quatre séries de portraits de califes abbassides ... 343

(13)

Annexe 8 : Tableau récapitulant les caractéristiques respectives des sciences syriaques et des

sciences musulmanes d’après Élie de Nisibe ... 350

Annexe 9 : Tableau récapitulatif des sources évoquant les rapports entre al-Maʾmūn et la sciences des étoiles ... 351

Annexe 10 : Graphiques relatifs aux circulations savantes (150/767-500/1106) ... 353

Annexe 11 : Circulations savantes (150/767-500/1106) ... 356

Annexe 12 : Données relatives aux circulations savantes (150/767-500/1128) ... 357

Annexe 13 : Liens entre souverains et savants (graphiques)... 366

Annexe 14 : Liens entre souverains et savants (tableaux) ... 368

Annexe 15 : Liens entre souverains et savants (données) ... 370

Annexe 16 : Portrait de ʿAḍud al-Dawla (m. 372/983) par al-Rūḏrāwarī ... 378

Index ... 379

Index des sujets ... 379

Index des personnes ... 381

Index des lieux ... 389

Index des titres ... 390

Bibliographie ... 395

Sources ... 395

(14)

I

NTRODUCTION

Préambule : La Voie du Manteau d’Aḥmad Šawqī

1

Éloigne de toi2 Rome et Athènes, et tout ce qu’elles contiennent,

Toutes les pierres précieuses sont à Bagdad, et toutes les perles. Laisse Chosroès, et un palais dont il s’enorgueillit3,

Se consumer sur les cendres des feux, et les fumées. Oublie Ramsès, car la marque du pouvoir (mulk)

Se trouve dans l’établissement de la justice, et non dans l’établissement des pyramides.

La demeure des Lois (dār al-šarāʾiʿ), Rome, à chaque fois qu’est évoquée

La demeure de la Paix (dār al-salām)4, tend ses mains en signe d’obéissance.

[Rome] ne pouvait égaler [Bagdad] en éloquence lors d’une rencontre, Elle ne pouvait l’imiter en jugement lors d’une dispute. Le cortège de ses césars n’a jamais contenu

Un Rašīd, un Maʾmūn ou un Muʿtaṣim5,

Ceux qui, lorsque leurs troupes conquérantes se sont avancées,

Ont étendu leur domination jusqu’aux frontières de la terre et jusqu’à ses limites,

1 Extrait du poème « La Voie du Manteau » (Nahǧ al-burda) d’Ahmad Shawqi (1868-1932), correspondant aux vers

155-163, cités dans Suzanne Stetkevych, The Mantle Odes, p. 259 (texte arabe) et 216 (traduction anglaise). Nous proposons ici notre traduction à partir de l’arabe, qui s’écarte en plusieurs endroits de la traduction anglaise de Suzanne Stetkevych.

2 Le choix de cette expression, daʿ ʿan-ka (« éloigne de toi »), ne pouvait qu’évoquer au public le très célèbre vers

du grand poète bagdadien Abū Nuwās (m. entre 198/813 et 200/815), « Éloigne de toi tout reproche à mon encontre, car le reproche est pour moi une incitation, et guéris-moi à l’aide de celle qui est le remède » (daʿ ʿan-ka lawmī fa-inna al-lawma iġrāʾu wa-dāwi-nī bi-llātī kānat hiyya al-dāʾ). Les vers évoquent ainsi l’ambiance et le contexte de la Bagdad médiévale par leur style et par leur intertextualité, et non pas seulement par leur contenu.

3 Allusion au palais que l’empereur sassanide Chosroès (r. 531-579) avait fait construire à Ctésiphon, et qui a été

partiellement détruit durant la conquête islamique du Ier/VIIe siècle. Ses vestiges, comportant notamment son

célèbre arc central, sont encore visibles aujourd’hui sur le site de la cité antique, dans l’Irak actuel.

4 C’est là un des surnoms de la ville de Bagdad. Nous revenons plus en détail sur les expressions employées pour

désigner la capitale abbasside à l’époque médiévale dans notre chapitre 1.

5 Il s’agit de trois des plus célèbres califes abbassides, Hārūn al-Rašīd (r. 170/786-193/809), al-Maʾmūn

(15)

Ont tenu des séances consacrées au savoir (ʿilm) et à la connaissance (maʿrifa), Ont surpassé tout le monde par leur intellect (ʿaql) et leur intelligence (fahm). Les savants (ʿulamāʾ) inclinent la tête lorsqu’ils s’adressent à eux,

Par respect (hayba) pour le savoir (ʿilm), et non par respect pour le pouvoir (ḥukm).

Ces quelques vers illustrent la permanence de la fascination pour Bagdad, et de sa représentation comme une ville universelle où se concentrent les richesses, les pouvoirs et les savoirs du monde. Lorsqu’il compose la « Voix du Manteau » (Nahǧ al-burda) d’où est extrait cet éloge de la ville, Aḥmad Šawqī (1868-1932) cherche officiellement à vanter les mérites de son mécène, le Khédive d’Égypte ʿAbbās Ḥilmī II (r. 1892-1914), et à commémorer le Pèlerinage que celui-ci a effectué à La Mecque un an plus tôt, en 1909. En réalité, le poète de l’école néo-classique profite de cette occasion pour exposer sa propre vision de l’idéal vers lequel devrait tendre un monde arabe revivifié 6, libéré

de la double tutelle ottomane et européenne – en particulier britannique. Il fait le choix d’ancrer ce projet dans le passé de la Bagdad abbasside, qui sert ici de cadre à un gouvernement idéal, fondé sur l’idée de la justice, sur la culture des souverains, et sur le succès des conquêtes. Sous la plume du « prince des poètes » (amīr al-šuʿarāʾ) 7, fin connaisseur de la culture européenne, surtout française,

Bagdad apparaît comme la ville par excellence qui articule prétention universelle – les troupes des califes ont atteint les confins de la terre – , centralité politique – elle est le siège du califat – et rayonnement intellectuel – c’est le savoir des califes qui fait éprouver aux savants ce respect mêlé de terreur, la hayba, et non leur pouvoir, dont on comprend pourtant qu’il ne connaît pas de borne. Face à une telle concentration de ressources et de qualités, comment s’étonner qu’Athènes et Rome, foyers de la culture occidentale, ne puissent que rendre les armes et reconnaître la supériorité de Bagdad ?

Dans cette réécriture de l’« Ode du Manteau » (Qaṣīdat al-burda), le célèbre poème composé en l’honneur du Prophète par le poète mamelouk al-Būṣīrī (m. 694/1294 ou 696/1297) est devenu une

6 L’une des manières de désigner le courant littéraire dont Aḥmad Šawqī était un des pionniers est justement

l’expression « poésie de la revivification » (šiʿr al-iḥyāʾ) (Sasson Somekh, « The Neo-Classical Arabic Poets », p. 41).

7 Ce surnom honorifique lui a été attribué par ses pairs lors d’un congrès littéraire en 1927 (Terri DeYoung,

(16)

source inépuisable d’imitations, de continuations et de transformations durant les siècles suivant8,

Aḥmad Šawqī n’hésite pas à convoquer une image idéalisée de la capitale abbasside. Si le vernis poétique donne à cette évocation un éclat certain, il ne suffit pas à masquer le matériau composite qui a servi à sa construction. Déjà, de légères fissures laissent deviner les strates accumulées qui ont donné naissance à cette Bagdad de papier. En évoquant le souvenir de trois grands califes abbassides du IIIe/IXe siècle, il ne semble ainsi pas prêter attention au fait qu’al-Muʿtaṣim n’est sans doute pas le

souverain le plus étroitement associé à Bagdad. Une cité qu’il a privée de son statut de capitale, qu’il a désertée peu après son accession au pouvoir, et qu’il a remplacée par Samarra, construite de toutes pièces, qui devait éclipser Bagdad durant plus d’un demi-siècle. De plus, il semble établir une équivalence entre le ʿilm, c’est-à-dire le savoir au sens large, mais souvent désigné ainsi avec une forte connotation religieuse, et le ʿaql, qui renvoie cette fois explicitement à l’intellect, et par là aux « sciences rationnelles » (ʿulūm ʿaqliyya). En employant les deux termes comme s’ils étaient interchangeables – et en ajoutant dans l’équation la notion de maʿrifa (connaissance) – il renvoie à un contexte qui se rapproche moins de celui du IIIe/IXe siècle que de de celui du IVe/Xe siècle bagdadien,

souvent présenté comme le siècle « humaniste » par excellence, qui voit le triomphe de la raison grecque dans les cours des pays d’Islam. Enfin et surtout, il fait apparaître une dimension essentielle de la Bagdad abbasside, la tension entre savoir et pouvoir, en nous montrant des savants qui s’inclinent devant les souverains non pas en raison du pouvoir (ḥukm) qu’ils détiennent, mais du savoir (ʿilm) dont ils font la démonstration.

8 L’« Ode au Manteau » d’al-Būṣīrī a donné naissance à un volume considérable de réécritures, et même à tout

un sous-genre littéraire, appelé badīʿiyya. On trouvera une définition de ce genre chez Suzanne Stetkevych, The Mantle Odes, p. 154, et une réflexion sur sa signification littéraire et sociale chez Muhsin al-Musawi, The Medieval Islamic Republic of Letters, p. 40 sq. La « Voie du Manteau » d’Aḥmad Šawqī est certainement l’une des plus célèbres de ces réécritures, et a la particularité de jouir au sein du monde arabe d’une popularité très loin de se limiter aux seuls cercles lettrés. Cela s’explique notamment par le fait qu’une version abrégée de ce texte a été mise en musique par Riyāḍ al-Sunbāṭī (m. 1981), et chantée par Umm Kalṯūm (m. 1975) pour la première fois en 1946 (Ines Weinrich, « Between Poem and Ritual : the Burda by al-Būṣīrī (d. 1294-1297) », p. 109 ; Suzanne Stetkevych, The Mantle Odes, p. 231-232). Malheureusement, les vers cités ici ne font pas partie des 30 vers sélectionnés parmi les 190 que compte la qaṣīda d’Aḥmad Šawqī, de sorte que cet éloge de Bagdad n’a pas bénéficié de la renommée de la « Voix des Arabes » (Huda Fakhreddine, « Umm Kulthūm Sings Ahmad Shawqi’s Nahj al-burdah : a Spiritualization of Polemics »). Nous reviendrons plus en détail dans notre épilogue sur le sens et la fonction de l’image de Bagdad dans le contexte de ce type de réécriture.

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C’est précisément à cette relation entre savoir et pouvoir qu’est consacré le présent travail, qui prend pour cadre initial Bagdad, capitale de l’empire abbasside et haut lieu de l’activité intellectuelle islamique, durant un long IVe/Xe siècle qui commence avec la figure d’al-Kindī

(m. 256/873) et s’achève avec celle d’Ibn Sīnā (m. 427/1037).

1/ Savoir rationnel et pouvoir politique au cours d’un « long

IVe

/

Xe

siècle »

Au premier regard, l’unité du IVe/Xe siècle est d’autant plus évidente qu’elle tient justement à

cette tension entre savoir et pouvoir sur laquelle s’achève l’extrait du poème d’Aḥmad Šawqī. Nombreux sont les spécialistes, y compris de nos jours, pour qui cette période serait définie par une forme de paradoxe, voulant qu’à un « déclin » politique réponde un « âge d’or » culturel – deux expressions elles-mêmes révélatrices des biais idéologiques qui sous-tendent une telle représentation9.

Réduire cette période à ce seul paradoxe n’est pas sans poser problème. Outre la question du vocabulaire employé, cette représentation repose sur une périodisation qui manque singulièrement de clarté, et ne fait pas ressortir la spécificité de ce IVe/Xe siècle. Ce « déclin » politique est-il

véritablement limité au IVe/Xe siècle ? Pourquoi l’« âge d’or » intellectuel n’inclurait-il pas le

mouvement de traduction initié dès le IIe/VIIIe siècle, et à quel titre faudrait-il le restreindre, comme

le font souvent les historiens, à la seule période bouyide ?

Le caractère flou de cette caractérisation laisse deviner que, si le IVe/Xe siècle présente une

réelle singularité, elle est à chercher du côté d’une série de bouleversements politiques et culturels qui le traversent.

9 Une histoire récente de la pensée politique islamique, par ailleurs de qualité, ouvre ainsi le chapitre qui aborde

les IVe/Xe – Ve/XIe siècles, intitulé « Knowledge and Power : Philosophy without the Polis, » par cette affirmation

sans équivoque : « The decline of the Caliphate coincided with the golden age of Islamic humanism and philosophy » (Antony Black, The History of Islamic Political Thought, p. 57). Nous reviendrons plus loin sur les limites de telles catégories idéologiquement marquées qui substituent un jugement de valeur à l’analyse des dynamiques à l’œuvre.

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La trame évènementielle de ce long IVe/Xe siècle bagdadien, couvert par une abondante

production de chroniques largement centrées sur les évènements de la capitale abbasside, est établie depuis bien longtemps à la fois par les historiens du califat et par les spécialistes de l’époque bouyide10.

Loin de vouloir en rappeler la substance, c’est un autre objectif que nous nous fixons dans les quelques pages qui suivent, celui de mettre en lumière les principales évolutions qui caractérisent ce siècle, tant sur le plan politique que sur le plan culturel, et qui vont jouer un rôle déterminant dans les relations entre savoir et pouvoir.

L’une des données fondamentales du IVe/Xe siècle est liée à la multiplication des épreuves

auxquelles se trouve confronté le pouvoir abbasside. Parmi les difficultés qui s’accumulent, les unes visent l’intégrité de l’empire, tandis que les autres concernent plus spécifiquement la figure califale.

À la première catégorie appartiennent tous les mouvements centrifuges qui se manifestent en Orient depuis le IIIe/IXe siècle, pour se prolonger ensuite durant le IVe/Xe siècle, et entraînent

l’apparition de dynasties régionales qui, manifestant une attitude plus ou moins ouvertement hostile au pouvoir central, revendiquent une autonomie croissante. Ṭāhirides (205/821-278/891), Ṣaffārides (247/861-393/1003), Sāmānides (204/819-395/1005), Ṭūlūnides (254/868-292/905), Ḥamdānides (281/895-393/1003) ne sont que quelques-unes des nouvelles dynasties qui font peu à peu se fissurer la construction impériale, et rendent de plus en plus lointaine la perspective d’un empire unifié sous le contrôle de Bagdad. À cela s’ajoutent les mouvements de révolte qui, à l’instar des Zanǧ (254/868-269/883) et des Qarmāṭes (début du IVe/Xe siècle), font régulièrement peser sur les troupes abbassides

une réelle menace.

À la seconde appartiennent les difficultés propres à l’exercice du pouvoir par les califes, fragilisés par ces mouvements d’autonomisation et d’indépendance, et par leurs conséquences

10 Pour une synthèse récente de la chronologie du IVe/Xe siècle, on pourra se reporter aux chapitres

correspondants de Thierry Bianquis, Pierre Guichard, Mathieu Tillier (éd.), Les débuts du monde musulman, VIIe-Xe

siècle, ainsi qu’aux chapitres de Michael Bonner, « The Waning of Empire, 861-945 » et Hugh Kennedy, « The Late ʿAbbasid Pattern, 945-1050 » dans la New Cambridge History of Islam, vol. 1. Pour davantage de détails sur l’histoire évènementielle bouyide bagdadienne, voir John Donohue, The Buwayhid Dynasty in Iraq. Des ouvrages plus anciens continuent à faire référence sur le sujet, en particulier Dominique Sourdel, Le Vizirat ʿAbbāside de 739 à 936 ; Idem, L’État impérial des califes abbassides, VIIIe-Xe siècle ; et Heribert Busse, Chalif und Grosskönig, die Buyiden im

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directes. Parmi les plus graves, il faut souligner la perte d’une partie importante des revenus fiscaux des anciennes provinces de l’empire, et par conséquent la difficulté croissante, pour l’État abbasside, de financer la paye des troupes, ce qui entraîne de nombreux épisodes de mécontentement des soldats exigeant de percevoir leur solde. Ces troubles, qui causent une pression constante en vue de l’obtention de nouveaux fonds, contribuent grandement à l’affaiblissement du pouvoir califal. Les premières décennies du IVe/Xe siècle sont en outre marquées par des règnes difficiles, à commencer

par celui d’al-Muqtadir (r. 296/908-320/932). Si le long règne de ce souverain parvenu au pouvoir à un âge exceptionnellement jeune – 13 ans 11– n’a certainement pas été la période de décadence décrite

avec complaisance par les chroniques ultérieures, il a incontestablement marqué un tournant dans la perte de prestige et d’autorité du califat abbasside12.

À ces instabilités internes à l’empire s’ajoutent bientôt des difficultés extérieures. Le calife abbasside, dont les titres de « Commandeur des Croyants » (amīr al-muʾminīn) et de « calife de l’Envoyé de Dieu » (ḫalīfat rasūl Allāh) soulignent à la fois l’éminence de son statut politique et religieux, ainsi que les liens de parenté le rattachant à la famille du Prophète, se voit contester sa suprématie. La proclamation du califat omeyyade de Cordoue par ʿAbd al-Raḥmān III (316/929), et surtout du califat fatimide établi en Ifriqiya (296/909) puis en Égypte après la fondation du Caire (358/969), fait ressortir le caractère fictif de la prétention au pouvoir universel que met en avant le califat de Bagdad, en plus de faire peser sur lui une réelle menace militaire. L’obédience chiite ismaélienne du califat fatimide

11 À propos du très jeune âge auquel al-Muqtadir est parvenu au pouvoir, on pourra se reporter aux travaux de

Letizia Osti, et en particulier à l’article qu’elle a consacré à l’attitude d’al-Ṣūlī à l’égard de cette situation peu commune. Elle y démontre en particulier que l’historien et courtisan déploie beaucoup d’efforts pour légitimer cette précoce accession au pouvoir. Il cherche notamment à établir que les règles juridiques ont été respectées, fait l’éloge de la jeunesse, et s’appuie sur de nombreuses citations du Coran, de hadiths et de poèmes. Al-Ṣūlī n’atteint que partiellement son objectif, n’étant lui-même sans doute qu’imparfaitement convaincu du bien-fondé de cette nomination, mais étant contraint par sa propre position à la cour d’al-Rāḍī, fils d’al-Muqtadir (Letizia Osti, « The Wisdom of Youth : Legitimising the Caliph Al-Muqtadir »).

12 Le règne d’al-Muqtadir a fait l’objet de plusieurs travaux récents, et en particulier d’une très riche synthèse

qui résume ainsi ce règne difficile : « The 25 years of his reign have, with some justice, been seen as disastrous years, during which the caliphate was pulled deeper and deeper into a crisis from which it was never able to recover and which finally resulted in the political downfall of the Abbasids. The sources blame the repeated failure of the caliph to surmount these problems on the factions and rivalries which festered at the court as a result of the ruler’s youth and weakness. » (Maaike van Berkel, Nadia Maria El Cheikh, Hugh Kennedy, Letizia Osti, Crisis and Continuity at the Abbasid Court, p. 215). Pour une synthèse sur le règne d’al-Muqtadir vu à travers les yeux du courtisan al-Ṣūlī, qui adopte une attitude légèrement plus conciliante envers ce souverain souvent décrié, voir également Letizia Osti, « In Defence of the Caliph : Abū Bakr al-Ṣūlī and the Virtues of al-Muqtadir ».

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ajoute en outre une dimension religieuse à la concurrence qui s’instaure, et réactive les failles qui traversent le Dār al-Islām depuis la mort de Muḥammad autour de l’identification de la figure légitime pour assurer la direction de l’umma.

La grande nouveauté du IVe/Xe siècle en Orient, sur le plan politique, réside dans l’avènement

du pouvoir bouyide. Face à l’aggravation des difficultés financières et militaires, le calife al-Rāḍī (r. 322/934-328/940) se voit contraint d’accorder le titre de « grand émir » (amīr al-umarāʾ), créé pour l’occasion, à Ibn Rāʾiq (324/936). Le titre échoit dix ans plus tard à Abū al-Ḥasan Aḥmad b. Buwayh (334/946), qui prête serment au calife al-Mustakfī (r. 332/944-334/946) et reçoit de lui le titre honorifique (laqab) de Muʿizz al-Dawla. Cet acte marque le début de la mise sous tutelle du califat de Bagdad par le pouvoir bouyide, qui maintient sa domination jusqu’à l’arrivée des Seldjoukides (446/1055).

L’apparition de ces nouveaux acteurs sur le devant de la scène bagdadienne entraîne une série de ruptures profondes, qui font basculer le pouvoir abbasside dans un monde nouveau. Sur le plan politique, la nouvelle domination bouyide constitue en effet un tournant majeur : pour la première fois, le calife abbasside, supposé incarner la plus haute autorité politique et religieuse en pays d’Islam, est explicitement placé sous le contrôle d’une dynastie de cavaliers d’origine daylamite, non arabophones, qui limitent drastiquement son autorité, allant jusqu’à intervenir directement dans la succession au trône.

Cette rupture politique se double par conséquent d’une rupture symbolique, qui voit la figure califale perdre une grande partie de sa sacralité. Le contraste est saisissant entre le rituel de cour patiemment élaboré durant le IIIe/IXe siècle pour présenter le souverain abbasside comme un être

entouré d’une aura sacrée, auquel il n’est possible de s’adresser qu’en respectant des règles très strictes, qui se dérobe à la vue de ses sujets, et la rudesse à laquelle il est soumis par les Daylamites. Le calife est à plusieurs fois démis, violenté, mutilé même, traité par les Bouyides comme une source de légitimité, mais aussi comme un acteur du monde politique bagdadien contre lequel ils n’hésitent pas à recourir à la force pour préserver leurs intérêts. Les atteintes portées à cette figure qui jouait un

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rôle central dans le maintien d’une cohésion symbolique au sein de l’Empire, malgré le progressif désagrègement de celui-ci, constitue à nos yeux une donnée majeure de la période 13.

Théoriquement, l’avènement bouyide introduit encore deux autres ruptures. Sur le plan religieux, les nouveaux maîtres de Bagdad sont d’obédience chiite14. S’il n’y a eu à aucun moment de

volonté de leur part d’imposer leur foi ou de supprimer le califat sunnite, le chiisme bouyide constitue une donnée importante, qui a notamment nourri une forme d’hostilité de la part d’une grande partie de la population bagdadienne à leur égard.

Sur le plan culturel enfin, cette nouvelle domination a fait entrer la capitale abbasside dans un ensemble politique unissant Irak et Iran sous l’autorité d’une confédération familiale, de sorte que l’héritage culturel iranien y est devenu plus présent, ne serait-ce que sur le plan linguistique. Les souverains bouyides ont ainsi donné à la langue persane une place plus importante, tandis que les milieux savants bagdadiens se sont trouvés plus directement exposés aux références iraniennes, et aux lettrés actifs plus à l’est, notamment à Rayy et à Šīrāz.

Le IVe/Xe siècle est couramment présenté comme un siècle d’effervescence intellectuelle,

caractérisé par l’intensité de la production savante rationnelle qui, depuis Bagdad, rayonne à travers tout l’Orient médiéval. Ce dynamisme se traduit par l’émergence d’une série de figures marquantes qui, d’al-Kindī à Ibn Sīnā, en passant par Aḥmad b. al-Ṭayyib al-Saraḫsī (m. 286/899), Ṯābit b. Qurra (m. 288/900), Qusṭā b. Lūqā (m. v. 300/912), al-Fārābī (m. 339/950), Yaḥyā b. ʿAdī, Abū Bišr Mattā b. Yūnus (m. 328/939) ou encore ʿĪsā b. Zurʿa (m. 398/1007), ont laissé une empreinte durable dans le paysage intellectuel islamique. Ce sont ces grands noms qui ont principalement retenu l’attention des

13 À propos de la crise du modèle califal au IVe/Xe siècle, voir les remarques d’Armando Salvatore au sujet de ce

qu’il appelle « the demise of the cohesive power of the Caliphate around the middle of the 10th century » (The

Sociology of Islam, p. 76).

14 Il existe un doute quant à la branche du chiisme à laquelle appartenaient les Bouyides. Si les nouveaux maîtres

de Bagdad sont souvent décrits comme zaydites, c’est principalement parce qu’ils sont issus d’une région, le Daylam, où la doctrine zaydite était particulièrement bien implantée. La branche duodécimaine du chiisme, qui a commencé à s’élaborer seulement au début du IVe/Xe siècle, y était cependant également présente. Il est par

conséquent probable que les Bouyides étaient des duodécimains encore marqués par certaines influences doctrinales zaydites (Claude Cahen, « Buwayhides ou Būyides », EI2). Si John Donohue adopte en apparence une

position plus tranchée, affirmant à plusieurs reprises que les Bouyides étaient bien zaydites (The Buwayhid Dynasty in Iraq, p. XIV,182,263), il tempère par ailleurs son propos en reconnaissant que les chroniques ne

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historiens des savoirs15, et le fait que la plupart d’entre eux ait consacré tout ou partie de leur travail

à la falsafa, une discipline alors encore jeune, explique que les historiens de la philosophie aient particulièrement contribué à la connaissance de cette période 16.

Le fait d’aborder le IVe/Xe siècle comme une période d’essor des sciences rationnelles pose

cependant un double problème. D’une part, cela ne rend pas réellement compte de la spécificité de l’époque, car les savoirs rationnels existent dans la sphère culturelle islamique depuis les premiers temps de la dynastie abbasside, moment à partir duquel ils connaissent un développement constant, de sorte qu’il serait difficile d’en faire un trait caractéristique du seul IVe/Xe siècle. Al-Manṣūr est en

effet le premier à avoir soutenu une activité de traduction de textes anciens – grecs, persans, sanskrits – en langue arabe, permettant l’introduction graduelle de tout un corpus scientifique jusqu’alors absent du monde arabe médiéval17. C’est donc ailleurs qu’il faut rechercher la clef de ce siècle fameux.

D’autre part, les travaux des historiens de la philosophie se concentrent sur les philosophes eux-mêmes, en reléguant au second plan la question du milieu savant rationnel plus large dans lequel ils évoluaient, isolant les falāsifa d’une grande partie de leur contexte social.

Il importe par conséquent d’adopter une perspective différente, et de nous intéresser aux « sciences rationnelles » (ʿulūm ʿaqliyya18) – également appelées « sciences étrangères » (ʿulūm

15 C’est par exemple le cas des deux ouvrages de Joel Kraemer, Humanism in the Renaissance of Islam, et Philosophy

in the Renaissance of Islam. Le premier se concentre sur quelques-unes des principales figures savantes d’époque bouyide siècle, tandis que le second est consacré au cercle d’Abū Sulaymān al-Siǧistānī (m. v. 391/1000).

16 Alain de Libera, La philosophie médiévale ; Ali Benmakhlouf, Stéphane Diebler, Pauline Koetschet (éd.),

Philosopher à Bagdad au Xe siècle. Al-Fārābī.

17 Dimitri Gutas, Greek Thought, Arabic Culture, p. 29-31. Il convient de bien distinguer entre mouvement de

traduction et introduction de textes scientifiques. Si les deux phénomènes sont évidemment très étroitement liés, ils ne suivent pas tout à fait la même chronologie. Tandis qu’il est établi que des activités de traduction ont été menées avant même l’époque abbasside, il n’existe aucune attestation de traduction pré-abbasside de textes scientifiques. La seule exception connue jusqu’à présent, les livres d’alchimie et d’astrologie qu’aurait fait traduire le prince Ḫālid b. Yazīd (m. ap. 84/704), est considérée comme une fabrication tardive (Ibid., p. 23-24).

18 Il est difficile de remonter aux origines de l’expression ʿulūm ʿaqliyya et d’en dater l’apparition. Si Ibn Sīnā

semble être l’un des premiers à en faire le titre d’un de ses ouvrages – sa Maqāla fī aqsām al-ḥikma (« Traité des divisions de la sagesse ») porte dans certains manuscrits le titre de Aqsām al-ʿulūm al-ʿaqliyya (« Division des sciences rationnelles »), comme le précisent Dimitri Gutas (Avicenna and the Aristotelian Tradition, p. 416) et avant lui Carl Brockelmann (History of The Arabic Written Tradition. Supplement, vol. 1, p. 845) – , elle apparaît bien plus tôt. Nous en trouvons ainsi par exemple la trace dès le IVe/Xe siècle dans le Kitāb tahḏīb al-aḫlāq (« La Réformation

des mœurs ») de Yaḥyā b. ʿAdī (Khaled El-Rouayheb, Sabine Schmidtke (éd.), The Oxford Handbook of Islamic Philosophy, p. 134). En revanche, l’expression n’apparaît pas telle quelle, à notre connaissance, chez les auteurs du IIIe/IXe siècle, comme al-Kindī. Il est envisageable qu’elle se soit diffusée dans le courant du IVe/Xe siècle, mais

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ʿaǧamiyya) ou « sciences des Anciens » (ʿulūm al-awāʾil) – dans leur ensemble, car c’est à ce niveau qu’interviennent les évolutions les plus marquantes du IVe/Xe siècle. Dans le domaine intellectuel en

général, il s’agit en effet d’une période de mise en ordre, marquée par une série de phénomènes de canonisation des savoirs qui touchent aussi bien les sciences de la Tradition (ḥadīṯ) 19 que le droit

(fiqh) 20 ou la littérature 21. Les disciplines relevant des sciences rationnelles ne font pas exception :

elles commencent alors pour la première fois à former un ensemble homogène, bâti autour d’un groupe de savoirs bien identifiés – logique, physique, métaphysique, mathématiques, astronomie, médecine – unis par la place centrale accordée à la raison humaine, et par un même rapport au monde. C’est ce phénomène qui donne au IVe/Xe siècle sa véritable singularité 22. À ce mouvement

d’homogénéisation des sciences rationnelles s’ajoute une dynamique de spécialisation à l’intérieur de ce champ du savoir, les différentes disciplines se dotant à leur tour de leurs outils spécifiques, de leurs ouvrages de références et de leurs listes d’autorités. L’abondante production, largement bagdadienne, d’ouvrages de classification des sciences, ainsi que de défense de certaines de ces disciplines, témoigne de la constitution progressive d’une identité savante, dont nous aurons à examiner les ressorts. Nous avons donc affaire à un monde du savoir pris dans un vaste mouvement de définition des limites du savoir rationnel, et des frontières intérieures constituées par ses différentes disciplines.

Cette évolution pose un certain nombre de questions, à commencer par celle des raisons qui conduisent à l’émergence d’un tel groupe, et aux modèles par rapport auxquels il se constitue. À cet égard, le retour du siège califal à Bagdad en 278/892 a certainement joué un rôle décisif – et encore très largement sous-estimé. En effet, avant qu’al-Muʿtaṣim décide de fonder une nouvelle capitale, Samarrāʾ, en 221/836, les écoles juridiques n’étaient pas encore constituées en groupes suffisamment structurés, tandis que les spécialistes de sciences rationnelles n’étaient encore réellement unis par

nous ne disposons pas d’éléments suffisamment concluants pour pouvoir l’affirmer avec certitude. Le fait qu’elle soit effectivement en circulation parmi les cercles lettrés bagdadiens au cours du IVe/Xe siècle et qu’elle acquière

à cette époque une définition précise, notamment par le biais des classifications des sciences, justifie que nous l’employions tout au long de notre recherche.

19 Jonathan Brown, The Canonization of al-Buḫārī and Muslim : The Formation and Function of the Sunnī Ḥadīth Canon. 20 Christopher Melchert, The Formation of the Sunni Schools of Law, 9th-10th Centuries C.E.

21 Hilary Kilpatrick, Making the Great Book of Songs. Compilation and the Author’s Craft in Abū al-Faraǧ al-Iṣbahānī’s

Kitāb al-Aġānī.

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une identité commune. Durant tout l’interlude de Samarrāʾ, les deux groupes ont ainsi continué à se développer séparément, les traditionnistes refusant notoirement de se rendre dans la nouvelle capitale. Le retour de la cour califale à Bagdad, drainant dans son sillage les savants stipendiés par le souverain et son entourage, a brutalement mis en concurrence directe différents groupes de savants luttant pour les faveurs du pouvoir, ce qui n’a pu qu’accélérer l’élaboration d’identités rivales23. Ce

mouvement pose par conséquent la question du rapport entre les sciences rationnelles et ce qu’il est convenu d’appeler les « sciences de la tradition » (ʿulūm naqliyya) ou « sciences religieuses » (ʿulūm šarʿiyya), au sein desquelles les sciences de la langue jouent un rôle décisif. Il conviendra dès lors de s’interroger sur le rôle que joue ce souci de mise en ordre du champ du savoir, organisé autour d’un discours à prétention universelle, sur les rapports entre savoir et pouvoir au cœur de l’empire abbasside.

Ce changement de perspective permet de saisir la particularité du IVe/Xe siècle, et de sortir

d’une histoire des sciences largement conçue comme linéaire, en en faisant au contraire ressortir les aspérités, et en portant une attention particulière aux ruptures épistémologiques qui en émaillent le développement24.

Si la fragmentation politique évoquée précédemment a fortement contribué à l’affaiblissement momentané du pouvoir califal, elle a également eu pour conséquence la multiplication des cours régionales accueillant les lettrés. Alors qu’il existe au début du IVe/Xe siècle

peu de véritables cours savantes au Proche-Orient médiéval en dehors de Bagdad, celles-ci se multiplient à mesure qu’émergent des dynasties autonomes : Rayy, Ṣīrāz, Iṣfahān, Alep, Mawṣil, sans

23 Nous devons la prise de conscience du rôle décisif de cet interlude de Samarrāʾ puis du retour du califat à

Bagdad dans la confrontation entre sciences rationnelles et sciences traditionnelles au séminaire consacré par Françoise Micheau à « Bagdad et Samarrāʾ au IXe siècle » durant l’année universitaire 2012-2013 à l’Institut de

Recherche sur Byzance, l’Islam et la Méditerranée au Moyen Âge (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne).

24 L’ouvrage que consacre Joel Kraemer à l’« humanisme » bouyide est tout à fait représentatif d’une approche

très érudite mais qui, en se concentrant sur une série de figures importantes dont il examine à l’occasion les relations avec les émirs et les vizirs bouyides, relègue au second plan les grandes dynamiques politiques de la période, et donne l’impression d’une histoire des savoirs parfaitement linéaire et déconnectée de toute évolution chronologique.

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parler du Caire, de Kairouan et de Cordoue, constituent bientôt autant de lieux ouverts aux activités de l’esprit et de sources de financement pour les spécialistes de sciences rationnelles.

S’il est difficile d’établir clairement, chez ces nouveaux princes, la volonté d’imiter le modèle que constitue la cour bagdadienne, il est certain qu’il y a là un désir de concurrencer la métropole irakienne et de capter une partie du prestige qu’elle retire de cette fréquentation d’une élite intellectuelle. Il s’agira cependant de déterminer dans quelle mesure ces nouvelles évolutions modifient la géographie des circulations savantes et menacent la centralité bagdadienne

C’est au croisement de ces deux approches que se situe notre enquête. L’objectif n’est pas de refaire une histoire du califat, de retracer les étapes du démembrement de l’empire, ni de suivre les efforts des souverains successifs pour résister face aux coups de force des émirs bouyides. Il n’est pas non plus question de reprendre l’histoire des sciences rationnelles, de leur émergence, de leur transmission et de la diffusion chronologique et spatiale de leurs concepts. Si nous décidons de parcourir à nouveau les chemins en apparence familiers du IVe/Xe siècle abbasside et bouyide, c’est

pour mettre en regard ces deux séries de bouleversements, et nous concentrer sur la relation entre l’histoire des pouvoirs qui ont dominé Bagdad et l’histoire des sciences rationnelles au cœur de l’empire.

Ce travail est consacré aux sciences rationnelles dans leur ensemble, mais nous accorderons une place tout particulière à la falsafa, discipline qui joue alors un rôle décisif dans l’articulation entre savoir et pouvoir, tandis que nous n’évoquerons que de façon limitée les sciences médicales, entre autres raisons parce qu’elles ont déjà fait l’objet d’un certain nombre de travaux dans cette perspective, à commencer par ceux de Françoise Micheau ainsi que d’Emilie Savage-Smith et Peter Pormann25. Il nous arrivera en revanche de nous aventurer ponctuellement en dehors du domaine des

sciences rationnelles, à chaque fois que l’exigera la logique de notre démonstration. S’il est vrai que les sciences rationnelles se caractérisent par une incontestable homogénéité, ainsi que nous venons de le voir, et qu’elles partagent un certain nombre de méthodes et de principes qui font leur spécificité, ce serait une erreur de considérer comme hermétique et infranchissable la frontière qui

25 Françoise Micheau, Savoir médical et société dans le Proche-Orient arabe du IIe/VIIIe au VIIe/XIIIe siècle ; Peter E.

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les sépare des sciences traditionnelles. Nous aurons en particulier l’occasion de voir le rôle joué par les sciences de la langue dans la définition de la place des sciences rationnelles au cœur des pratiques politiques du savoir.

2/ Une histoire sociale et culturelle des savoirs rationnels

En nous plaçant à la croisée de l’histoire politique et de l’histoire culturelle, nous nous situons dans le prolongement de renouvellements intervenus récemment dans le champ historiographique, qui ont permis de jeter un nouveau regard sur les rapports entre le savant et le politique. Deux grandes évolutions se sont dessinées ou affirmées en ce sens au cours des dernières années, consistant d’une part à lier plus étroitement histoire culturelle et histoire politique, et d’autre part à offrir une vision plus contextualisée de l’histoire des sciences et de la pensée.

L’histoire des sciences et l’histoire politique, issues de traditions radicalement différentes et s’étant constituées indépendamment l’une de l’autre, ont encore aujourd’hui tendance à s’ignorer mutuellement. Les travaux consacrés au pouvoir dans l’empire islamique considèrent en effet généralement le domaine du savoir comme parfaitement périphérique, relevant au mieux d’une politique de prestige, et au pire d’un pur loisir, quand il n’est pas simplement traité comme un élément de contexte parmi d’autres, sans lien avec le déroulement des évènements politiques26. Il est donc

généralement abordé de façon anecdotique et superficielle, à la manière d’un intermède plaisant mais dont les enjeux sont traités indépendamment des problématiques de fond.

Les historiens des sciences ont quant à eux longtemps délaissé la question des conditions politiques dans lesquelles s’élabore le savoir rationnel, leur discipline ayant dès le départ conçu les idées scientifiques comme de pures abstractions dépourvues de tout ancrage social. Des ouvrages de

26 Cette démarche est par exemple visible dans l’ouvrage de Heribert Busse, qui souligne la nécessité

« d’envisager conjointement ces deux domaines » (Chalif und Grosskönig, p. 18) que sont les évènements politiques et les évènements culturels, mais réserve lui-même un traitement à part à l’histoire des savoirs, cantonnée à la dernière partie de son travail, et déconnectée de ses analyses du pouvoir bouyide.

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référence dans ce domaine parus au cours des dernières années n’accordent d’ailleurs toujours quasiment aucune place à la dimension politique des activités savantes27.

En outre, lorsque les spécialistes de l’un ou l’autre de ces champs historiographiques posent la question du rapport des hommes de savoir et des hommes de pouvoir, c’est bien souvent à travers le prisme des « couples célèbres », associant par exemple al-Kindī et al-Muʿtaṣim (r. 218/833-227/842), Nūḥ II b. Manṣūr (r. 366/976-387/997), al-Fārābī et Sayf al-Dawla (r. 333/945-356/967), al-Tawḥīdī et Ibn Saʿdān (r. 374/983-376/985), ou encore Ibn Sīnā et ʿAlāʾ al-Dawla (r. 398/1008-433/1041). Cette approche, qui reste ainsi limitée au cadre du mécénat et du patronage, revient au fond à se concentrer sur les relations entre des figures présentées comme exceptionnelles, et à vider par là-même cette collaboration entre souverain et savant de tout contenu politique.

Des ouvrages récents s’attachent cependant à aller à rebours de cette tendance historiographique de fond et à aborder plus directement la question de la signification politique des activités scientifiques. Ils posent ainsi d’importants jalons en vue d’établir le dialogue entre des historiographies encore très cloisonnées. Les travaux sur la cour constituent l’un des terrains privilégiés de telles approches, car le phénomène du mécénat et des savants de cour se prête aisément à des analyses en termes de rapport entre savoir et pouvoir. L’ouvrage collectif dirigé par Albrecht Fuess et Jan-Peter Hartung par exemple, consacré aux cours islamiques, a ainsi permis de faire progresser la réflexion dans ce sens, notamment grâce à la contribution de Sonja Brentjes28.

Les spécialistes d’histoire littéraire ont également contribué activement au croisement de l’histoire culturelle et de l’histoire politique, en proposant une série de réflexions centrées

27 Voir par exemple la récente Cambridge History of Science. L’introduction du volume consacré à l’histoire

médiévale, datant seulement de 2013, ne s’interroge à aucun moment sur l’objet même de cette histoire des sciences, ni sur la nécessité d’ancrer celle-ci dans un contexte plus large. Si ce volume présente l’intérêt d’accorder une place de choix à l’histoire des sciences dans le monde islamique, dans les communautés juives et dans l’Empire byzantin, le traitement des éléments de contexte reste extrêmement rapide. Ainsi, malgré la volonté affichée de F. Jamil Ragep de commencer sa présentation des sciences naturelles dans le monde islamique par une réflexion permettant de « comprendre le contexte historique et culturel dans lequel ces traditions allaient se développer et s’épanouir, » (« Islamic Culture and the Natural Sciences », p. 29), il se limite à un rapide survol des cours savantes médiévales.

28 Sonja Brentjes, « Ayyubid Princes and Their Scholarly Clients from the Ancient Sciences », dans Albrecht

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notamment sur le rapport de l’homme de lettres au pouvoir29, sur la portée politique de la poésie

abbasside 30, ou encore sur la figure de « l’intellectuel » dans les sources médiévales 31. Le croisement

de l’histoire intellectuelle et de l’histoire administrative constitue aussi une piste féconde 32.

Il faut également souligner l’apport des travaux qui, comme ceux qu’a consacrés Houari Touati au voyage33 puis aux bibliothèques34, s’inscrivent dans une démarche d’anthropologie

culturelle qui se rapproche à bien des égards de la méthode que nous entendons mettre ici en œuvre. L’approche la plus féconde, identifiée depuis plus longtemps que la précédente, est celle qui consiste à contextualiser l’histoire de la pensée et des savoirs. À rebours d’une tendance longtemps dominante, consistant à déconnecter l’histoire des idées de son substrat social, ce champ disciplinaire a connu plusieurs tournants méthodologiques dont les développements les plus récents s’avèrent particulièrement suggestifs.

Un premier tournant advint en France avec Mohammed Arkoun, qui adopta pour son ouvrage consacré à Miskawayh, paru en 1970, une démarche qui tranchait avec les canons alors en vigueur de l’étude des figures de savants du monde arabe médiéval. Alors qu’il avait en tête la rédaction de ce qu’il appelle une « monographie classique », se concentrant sur la pensée du philosophe et historien bouyide indépendamment du contexte social dans lequel elle s’était déployée, l’influence des travaux

29 Letizia Osti, « The Practical Matters of Culture in Pre-Madrasa Baghdad » ; Abdallah Cheikh-Moussa,

« L’historien et la littérature arabe médiévale » ; Ibid., « Du discours autorisé ou Comment s’adresser au tyran ? » ; Julia Bray, « A Caliph and His Public Relations », dans Wen-Chin Ouyang, Geert Jan van Gelder (éd.), New Perspectives on Arabian Nights ; Ead., Writing and Representation in Medieval Islam.

30 Mathias Hoorelbeke, Se faire poète : le champ poétique dans les premières années du califat abbasside d’après le Livre

des chansons.

31 Floréal Sanagustin (éd.), Les intellectuels en Orient musulman. Statut et fonction. Voir en particulier les

contributions de Hilary Kilpatrick, « Princes, musiciens et musicologues à la cour abbasside, » p. 1-15, de Floréal Sanagustin, « Les philosophes arabes et le mythe du sage conseiller des princes, » p. 53-66 et de Katia Zakharia, « Le secrétaire et le pouvoir. ʿAbd al-Ḥamīd b. Yaḥyā al-Kātib, » p. 77-93.

32 Voir par exemple les recherches de Paul Heck, qui à partir de la figure de Qudāma b. Ǧaʿfar (m. 337/948),

montre que la culture d’une période donnée est le fruit d’une collaboration aussi bien que d’une concurrence entre différents groupes sociaux, incluant notamment les élites savantes et les secrétaires de l’administration étatique. Il apparaît ainsi très nettement qu’une histoire des sciences focalisée sur les seuls savants passe à côté du rôle non négligeable de l’administration impériale dans ce domaine, et en particulier dans la définition d’une hiérarchie entre les différents savoirs (Paul Heck, The Construction of Knowledge in Islamic Civilization).

33 Islam et voyage au Moyen Âge : histoire et anthropologie d’une pratique lettrée. 34 L’armoire à sagesse : bibliothèques et collections en Islam.

Références

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